LXVI

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On a suivi l’ordonnance de Doc à la lettre, Kris portant presque son frère jusqu’aux douches. La cuve était à moitié remplie quand on est arrivés, on a déshabillé Erk en quatrième vitesse, on lui a relevé les cheveux sur le dessus de la tête, et on l’a aidé à s’asseoir là-dedans. C’est une grande cuve en alu, qui, paraît-il, était déjà là lors de l’arrivée de la Compagnie quand elle portait encore un écusson bleu et blanc.

Comme le Viking est gigantesque, il avait l’air un peu à l’étroit, mais la cuve est profonde et on a continué à la remplir jusqu’à ce que le moindre mouvement d’Erk la fasse légèrement déborder.

Il s’est détendu, tellement qu’il a failli s’enfoncer sous l’eau et Kris s’est placé derrière lui, passant ses bras sous les siens. Erk a appuyé sa tête contre celle de son frère et a fermé les yeux.

Quand Moutarde est arrivée avec deux mugs de bouillon, il frissonnait encore. Elle l’a aidé à boire.

Je suis allé au magasin chercher des fringues sèches et des couvertures pour Erk et un chauffage d’appoint, que j’ai installé près de son lit, dans sa chambre. Ensuite, j’ai mis dans le séchoir le teeshirt et le pantalon. Ils sortiraient un peu plus chaud.

Quand Erk a cessé de frissonner – et commencé à s’endormir –, Nounou est parti chercher une potence et une perfusion, moi les fringues chaudes et Kris a sorti son frangin du baquet.

Une fois séché et habillé, Kris et moi l’avons trimballé jusqu’à la chambre des frangins, Kris l’a aidé à s’allonger et l’a couvert avec toutes les couvertures que j’avais apportées, Nounou a installé la perf et on l’a laissé dormir. Je crois qu’il dormait déjà quand Nounou a piqué la perfusion dans sa main.

Kris s’est penché sur lui, a murmuré « Je suis fier de toi » et a posé un baiser sur la tempe du géant. J’étais tellement habitué aux manifestations de tendresse entre les deux hommes que ça ne m’a pas plus choqué que ça. Comme, cette nuit-là, Erk avait embrassé les cheveux de son frère.

Sur le chemin du mess, lieu de rassemblement habituel de la Compagnie, j’ai retenu Kris.

- Kris, pourquoi lui as-tu dit que tu étais fier de lui ? J’veux dire, à part pour lui éviter de culpabiliser.

- Ah, tu as saisi ça ?

Et comme je hochais la tête, il a continué :

- C’est la première fois qu’il arrive à sauver quelqu’un blessé au ventre. Tu as dû voir ça dans les livres, les films… Une blessure au ventre, c’est douloureux, lent et mortel. C’est vrai. Certes, de moins en moins avec les progrès de la médecine et les nanites, à condition de faire vite. Mais ici, sans nanites…

Il a haussé les épaules, me laissant saisir les conditions archaïques dans lesquelles travaillaient le Viking, Doc et Nounou.

- Bref, Erik a tenté quelque chose. J’espère juste qu’il ne s’est pas brûlé.

- Brûlé ?

- Il est… il a dépensé tellement d’énergie, il a tellement cherché à étirer les capacités de son Don, que j’espère qu’il ne les a pas dépassées. Comme un élastique qui est tellement étiré qu’il ne reprendra plus jamais sa taille normale…

- Oh. Mince, j’espère que non. Bon, viens au mess, il faut faire le point.

- Je te suis.

Doc a fait son rapport sur les blessés et grâce à Erk, les pronostics vitaux des uns et des autres étaient plutôt bons, même pour JD qui, pendant qu’on réchauffait le Viking, avait fait des progrès spectaculaires : sa fièvre avait baissé, son rythme cardiaque se rapprochait de la normale, tout ça, quoi…

Stig et Dio, les caporaux, avaient ouvert les yeux, comme étonnés d’être encore en vie et, à part un rythme cardiaque un peu élevé dû à la perte de sang – et bien sûr, un grand état de faiblesse – allaient plutôt bien. Mike voulait à tout prix reprendre son poste alors qu’elle portait son bras droit en écharpe et ne tenait pas debout à cause de la seconde balle dans sa jambe et Alma, notre caméraman, était encore inconscient, mais avec des constantes encourageantes.

Nos blessés légers, Clem, Quenotte, Jo et Bloody Mary allaient plutôt bien, tout compte fait. D’après Doc, dans deux jours ils atteindraient la phase pénible où ils auraient l’impression de pouvoir faire comme s’ils n’étaient pas blessés…

Du côté des ados, les choses se passaient plutôt bien aussi. Les apprentis infirmiers, à part une fille, qui avait fini à la cuisine, commençaient à pouvoir faire des tâches simples sans surveillance. La jeune fille qui était restée avait été choquée d’apprendre qu’elle allait devoir faire la toilette d’hommes, ce à quoi Doc avait répondu qu’elle pouvait toujours aller éplucher des carottes et des concombres. Elle avait exprès choisi des légumes phalliques, et la gamine, Fara, avait très bien compris et s’était dit que laver des hommes pendant leur court séjour à l’infirmerie serait moins pénible que d’éplucher plusieurs dizaines de légumes tous les jours.

Fara et Dio finiraient par nouer une relation très mignonne, pas tout à fait platonique mais presque, faite de petits baisers et de mains tenues, d’une innocence plutôt surprenante de la part de notre grand Sénégalais. Mais Dio, contrairement aux clichés habituels, était presque asexuel.

A la cuisine, les quatre ados se débrouillaient plutôt bien, plutôt volontaires et apportant un peu de leur savoir-faire.

Tondu ne pouvait rien nous dire sur ses quatre sentinelles à talkie-walkie, si ce n’est que les gamins prenaient leur rôle très au sérieux. Et tant mieux pour nous. Même s’il ne s’est plus rien passé, nous étions vulnérables. Et de savoir que les regards acérés d’adolescents nous permettraient de pleurer nos morts, de soigner nos blessés, cela nous a, à tous, permis de nous détendre, un peu.

Lin nous a dit que les familles Saint-Hélier et Gonzales récupéreraient leurs morts et que, dans deux jours, un hélico arriverait avec deux cercueils, pour qu’on puisse y mettre Gilles et Luis. On leur rendrait un dernier hommage, puis les corps commenceraient leur dernier voyage, l’un vers la Normandie, l’autre vers la Galice.

Comme Lin et le Gros se préoccupaient des petits détails, comme de savoir quel drapeau mettre sur leurs cercueils, je me suis dit que ce serait l’occasion d’un repas funéraire et je suis allé voir Cook. Tondu m’a accompagné et à nous trois on a réussi à faire un menu simple mais spécial. Ce menu, assiettes froides, soupes rapides à réchauffer et desserts tous doux, deviendrait notre menu de funérailles, mais, heureusement pour nous, nous n’y goûterions pas trop souvent.

La nuit commençant à tomber, les hommes de Tondu, dont ce conn… crétin de Bic, ont mangé rapidement le dîner que Ketchup et Moutarde ont servi, puis ils sont allés relever les hommes de Frisé et les ados, prenant leur tour de garde pour laisser les autres se reposer.

J’ai vu passer Kitty et je l’ai trouvée bizarre. Elle est entrée dans le mess sur la pointe des pieds, a regardé un peu partout puis est allée droit vers Ketchup, à qui elle a parlé tout bas. Ketchup est devenue inquiète aussi, alors d’un seul coup, ça a fait tilt dans ma tête. Cassandra. La dernière fois qu’on en avait parlé, c’était Moutarde qui m’avait dit qu’elle s’était couchée avec du lait chaud. Et depuis, une journée particulière s’était écoulée et je me demandais si quelqu’un s’était occupé de la petite fille.

Je me suis dirigé vers les deux femmes et j’ai entendu Kitty qui disait :

- J’ai cherché partout, Ketchup, rien à faire.

- Kitty, j’ai dit, tu cherches Cass ?

- Oui…

Sa lèvre inférieure tremblait, elle était au bord des larmes.

- Ecoute, il n’a rien pu lui arriver, puisque pendant l’attaque elle était avec toi, n’est-ce pas ? Bien. Et ce matin ? Enfin, après avoir dormi ?

- Elle était avec moi jusqu'au déjeuner, puis je lui ai demandé de faire la sieste, ou au moins de rester au calme dans notre chambre. Et elle n’est plus là, et…

- Calme-toi, Kitty. Quels sont les endroits que tu as fouillés ?

- Partout, l’Archer, partout !

- Tu en as forcément oublié un, puisque le garde à la barbacane sait que Cassandra ne doit pas sortir.

- Je… je ne sais plus, j’ai paniqué, je…

- Okay, okay. Qu’est-ce qu’elle a dit avant que tu la laisses dans la chambre ?

- Elle voulait voir Erk, mais c’était cette nuit, elle n’a rien dit d’autre.

- Erk, hein ? Alors je pense que je sais où elle est. Tu n’as pas cherché dans les chambres des officiers, je parie.

- Mais non, je… je n’oserai pas, c’est…

- Ça n’est territoire interdit que parce que nous, en tant qu’adultes, le savons. Mais je parie que pour Cass il n’y a pas vraiment d’interdit. Et puis, il te suffisait de toquer à la porte, tu ne crois pas ?

En parlant, je l’avais conduite à la chambre des Lieutenants. On avait laissé la porte entrouverte pour pouvoir jeter un œil sur Erk sans le réveiller avec le bruit de la porte. Mais elle était plus entrouverte qu’avant, ce qui m’a conforté dans mon idée.

On est entrés à pas de loup dans la grande chambre des Islandais. Pas de Cassandra. Mais j’avais une idée en tête et, en bon Breton, je n’avais pas l’intention de la lâcher.

Marchant normalement, cette fois, je me suis approché du lit du Viking. Il était toujours couché sur le côté, face au mur, la potence de la perfusion toujours là, les couvertures toujours empilées sur lui, mais l’une d’elles avait été déplacée. Et comme Erk n’avait pas bougé depuis que Kris et moi l’avions couché, je me doutais de ce que je trouverais.

Le lit du géant est large, 140cm, donc se pencher pour voir ce qui est derrière lui est impossible, à moins de grimper dessus. C’est ce que j’ai fait, doucement, espérant que mon poids sur le matelas ne réveillerait pas les dormeurs.

Erk n’a pas bronché. Soit il était vraiment crevé, soit il ne voulait pas réveiller ce qu’il protégeait.

Je me suis approché de lui, à genoux sur son pieu, et j’ai regardé par-dessus l’épaule massive. Et j’ai souri, attendri.

Erk couché sur le côté, les couvertures faisaient comme une tente en retombant de son épaule. Comme ce matin, ses mains étaient posées sur l’oreiller, ouvertes, détendues, la droite portant la perfusion. Il dormait profondément. Et, glissée sous la couverture du dessus – il y en avait au moins trois sur le Viking – suçant son pouce et son autre main posée, ouverte elle aussi, dans la grande paluche gauche du géant, Cassandra dormait tournée vers lui, le keffieh beige qu’il lui avait passé à Kaymani roulé en boule sous sa tête.

J’ai sorti mon smartphone, j’ai pris une photo, puis j’ai fait signe à Kitty de me rejoindre. Je l’ai vue fondre devant le tableau. J’aurai aimé que Kris soit avec nous mais il était introuvable depuis un moment.

On est ressortis de la chambre tout doucement, sans faire de bruit, un sourire idiot aux lèvres. Kitty m’a entraîné vers le mât au centre de la cour.

- Merci l’Archer.

- Je t’en prie, Kitty.

- Ça m’embête qu’elle soit entrée dans la chambre des deux frères comme ça, quand même. Pourquoi a-t-elle fait ça ?

- Eh bien, pour aller voir son Erk.

- Mais… pourquoi est-elle allée le voir, lui, alors que je lui avais demandé de rester dans la chambre ? Pourquoi a-t-elle désobéi ?

- Kitty, toi et moi étions très occupés aujourd’hui, et nous sommes des soldats, mais pour Cassandra, entre l’alerte de cette nuit et cette journée où pas un adulte n’a fait attention à elle, ça a été très traumatisant. Je pense qu’elle est allée chercher une forme de sécurité auprès d’Erk.

- Mais… je suis sa grande sœur…

Pauvre Kitty, au bord des larmes parce que sa petite sœur adorée lui avait préféré le Viking.

- Kitty, pour ta sœur, Erk ne représente pas la sécurité, pas celle que toi tu es. Pour Cass, je pense qu’Erk représente le silence, le calme, l’arrêt du bruit et… A Kaymani, c’est lui qui a obtenu de Karl que tout s’arrête. Et je pense que c’est pour ça qu’elle l’a réclamé ce matin. Toi, tu es… son havre. Erk, c’est le moyen d’y parvenir.

- Tu crois ?

- Je pense, oui. Je suis le dernier de six enfants, il y avait dix ans entre la dernière et moi, vingt ans entre l’aîné et moi. Ma sécurité, c’était Maman. Ma sœur, le bateau qui m’y emmenait. Quand mes frères devenaient trop bruyants, trop brutaux, elle arrivait à les calmer. Et, le calme revenu, je pouvais profiter des bras de ma mère. Je me retrouve un peu dans Cassandra, en faisant le petit effort de remettre ce qu’elle a vécu en perspective.

Kitty a eu l’air pensif, je l’ai laissée réfléchir, je suis allé montrer la photo si mignonne à Ketchup et Cook, les parents adoptifs du plus petit des deux dormeurs.

Bien sûr, cette photo a vite fait le tour de la Compagnie. Et à part un ou deux, tout le monde a été particulièrement attendri. J’ai même vu, sur la joue de Kris, revenu de je-ne-sais-où, une petite larme descendre lentement vers la commissure de ses lèvres.

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