LXVIII

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Les conséquences de cette attaque de nuit se sont fait longtemps sentir.

Nous avions neuf blessés et Rafa. Toutes les patrouilles qui étaient sur place la nuit de l’attaque ont eu deux à quatre blessés. La seule épargnée était celle de Frisé, de sortie avec la Land.

Malgré le vent, l’odeur du bûcher a traîné encore deux jours sur le promontoire. C’était dur. On a pourtant pris des pelles pour jeter les cendres en bas de la falaise, mais, que voulez-vous…

La roche qui était sous les flammes avait pris une couleur foncée, presque noire, sous la suie, et certains cailloux avaient éclaté sous la chaleur. Il faudrait plusieurs jours de pluie pour effacer cette trace. Bien sûr, on a pris de la terre, poussière, caillasse ailleurs pour recouvrir le noir, mais le vent s’est bien foutu de nous… Les chiens ont toujours évité cet endroit.

Pendant la dizaine de jours qui ont été nécessaires pour nous remettre de cette attaque, les patrouilles ont été très limitées : uniquement à moto ou en Land, et toujours très courtes.

On a dit adieu à nos morts et l’hélicoptère les a emportés vers leur destination finale. On a mangé et bu à leur souvenir. Il y a eu quelques gueules de bois parmi ceux de leur patrouille. Gilles Saint-Hélier et Luis Gonzales. Je me suis senti un peu coupable de ne pas les connaître mieux. Mais il faut dire qu’avant l’arrivée des Islandais, on se côtoyait sans vraiment se connaître. On est plus comme une grande famille, maintenant.

Lin a commandé du matériel de communications plus élaboré, et des casques plus modernes, qui comprenaient un peu d’électronique.

On a déplacé les piquets de tente sur la falaise, carrément, à un ou deux mètres du bord. On en a commandé d’autres, qu’on a installés tout au bord de la falaise, et plus serrés.

Lin a annoncé à toute la Compagnie que l’un des agresseurs, le survivant – Rafa, donc –, serait un de leurs camarades. Il y a eu un moment de stupeur totale, manifesté par une absence de bruit singulière. Puis une explosion. Ce qui fut surprenant, c‘est que les Islandais étaient debout face aux autres, rangés exactement comme ils l’avaient été le jour où ils avaient pris le pouvoir. Jusque là, rien de vraiment surprenant, les deux frères soutenant toujours Lin face à nous. Ce qui fut surprenant, c’est que les sous-officiers de la Compagnie, et le Gros, s’étaient rangés sur le côté, à l’écart de la troupe. Bon, faut dire que Lin nous l’avait déjà annoncé, ça, donc on n’était pas trop surpris et on avait eu le temps de se faire à l’idée.

Je fus fier de Tito ce jour-là, il n’a rien dit. Les autres ont râlé, mais, bizarrement, pas les blessés. Les Islandais ont survolé la troupe du regard, j’ai vu un sourcil blanc se lever, puis un “Garde à vous” tonitruant de Kris a retenti et, réflexe, même nous on s’est redressés.

Lin a ressorti l’exemple du corniaud et la troupe s’est calmée. Le plus vocal avait été Bic. J’ai touché Tondu de l’épaule, et lui ai montré son gars de la tête. Il a soupiré et hoché sa tête bouclée. Il allait le surveiller encore plus.

Tous les jours, Erk utilisait son Don de Guérison sur les blessés, y compris Rafa, installé à l’infirmerie après l’annonce de Lin. Il se rationnait un peu mieux, n’ayant plus besoin de sauver des vies mais continuait à dormir entre chaque repas. Il passait ses nuits dans son grand lit, mais s’endormait un peu n’importe où dans la journée. Souvent à table, à la fin des repas, assis sur le banc, appuyé contre son frère. Kris passait un bras autour de sa taille et continuait sa conversation, comme si de rien n’était.

Cassandra tenait parfois compagnie au géant, surtout l’après-midi. Comme il faisait beau et chaud, on lui avait mis un matelas près du potager, avec une toile pour le protéger du soleil. Il avait pris l’habitude d’avoir toujours sur lui une gourde pleine de ce qu’il appelle l’infâme mixture.

Nos blessés légers, Bloody Mary, Clem, Quenotte et Jo, ont dû, surveillés par Tam, l’ado apprenti-infirmier, faire des exercices pour retrouver leur tonus musculaire. Puis Kris les a emmenés au stand de tir, pour qu’ils retrouvent leurs habitudes.

Et puis…

On dit que les emmerdes volent toujours en escadrille…

On a été bien survolés, je peux vous dire…

Pendant la convalescence de nos blessés sont arrivées des recrues. Deux Coréens, un homme et une femme, et quatre Afghans. Les Coréens venaient sur les indications de Karl, les autres avaient entendu dire qu’on recrutait. Je le demande par qui, franchement. Je me suis mis à avoir des inquiétudes sur leur source.

Quand Kris les a vus, il a froncé les sourcils. Lin et lui ont échangé un regard. Kris a claqué des doigts, attirant l’attention des six recrues et a pointé le mât du doigt.

Les Coréens ont immédiatement obéi, ce qui m’a fait penser que c’était sans doute de vrais soldats. Les autres ont hésité, un s’est raidi, puis ils ont traîné des pieds jusqu’au mât.

Kris s’est posté devant eux et a gueulé : « Garde à vous ! ».

La réaction des Coréens a été immédiate et quelque chose m’a tout de suite sauté au visage : leur posture était légèrement différente. Donc, un Nord-Coréen et un Sud-Coréen… Intéressant. A surveiller.

Les autres ont hésité, encore, le même s’est raidi, puis ils se sont vaguement redressés.

J’ai senti les emmerdes planer au-dessus de la base, tournant comme des vautours au-dessus d’une carcasse un peu trop fraîche.

Kris a montré le raide du doigt et lui a dit de prendre ses affaires et de partir.

- Et pourquoi je devrais partir ?

- Vous avez hésité par deux fois à obéir à un ordre simple. Vous n’avez pas votre place ici. Et le fait de questionner un ordre me conforte dans ma décision.

- Et c’est à vous de décider ça ? Vous n’êtes pas un peu jeune pour commander ?

Là, j’aurai pu citer Corneille : “la valeur n’attend point le nombre des années”, ce qui s’applique vachement bien aux frangins, quand même, puis j’ai pensé qu’il ne connaissait ni Corneille, ni le Cid, et j’ai laissé Kris répondre.

- Oui, c’est à moi de décider, le commandant me fait confiance. Mais si vous voulez l’entendre de sa bouche, voici le commandant, a répondu Kris en montrant Lin du pouce.

Le moment de vérité. Une femme commandant une unité militaire dans un pays un peu arriéré sur certains points (et je suis gentil).

Et le mec est devenu encore plus raide. C’est un des autres qui a marmonné qu’il ne se battrait pas sous les ordres d’une femme, et qu’il n’obéirait qu’à un homme.

Lin l’a regardé droit dans les yeux, puis de bas en haut, le détaillant. Le plus drôle c’est qu’elle était plus grande que lui. Et plus large d’épaules.

- Et pourquoi donc, je vous prie ?

- Les femmes ne savent pas se battre, elles doivent rester à la maison élever les enfants et faire la cuisi…

- Ah, un macho. Ça faisait longtemps… Eh bien, mon gars, puisque c’est ce que tu penses, c’est une bonne idée que tu t’en ailles, car, vois-tu, le commandement de cette Compagnie ne changera pas.

Le type s’est tourné vers moi. Je regardais la scène, appuyé contre un des piliers des arcades.

- Comment tu peux accepter de combattre sous les ordres d’une femme ? Ça fait de toi une lopette !

J’ai échangé un regard complice avec Lin. Je faisais bien plus que combattre, sous elle. Mais ça, ça ne vous regarde pas. J’ai répondu au crétin sexiste.

- Non, ça fait de moi un homme en vie. Mais mesurer la virilité d’un homme à ses compagnons d’armes est très réducteur, mon pote. Et mesurer la valeur de quelqu’un à ce qu’il a entre les jambes est très con. Tu poseras la question aux types qui ont fait face aux femmes du PKK et qui y sont restés, d’ac ?

Il n’a pas aimé ma référence aux combattantes du parti des travailleurs kurdes, qui se battait toujours pour l’indépendance du Kurdistan.

J’ai jeté un œil autour de moi, pour voir qui d’autre avait des arguments contre sa bêtise, et j’ai remarqué quelque chose de mignon et d’inquiétant.

Erk dormait sur le matelas, sous sa toile, couché sur le côté et les jambes pliées. Cassandra avait dû s’endormir avec lui, ou au moins se rouler en boule dans le creux de ses bras. Et là, elle était réveillée, un coude, soutenant sa tête, posé sur la hanche du Viking, l’autre bras étendu devant elle, main pendante. Ça, c’était mignon.

Ce qui était inquiétant, c’est qu’elle avait apparemment suivi toute la conversation, ce que sa remarque a confirmé.

- Il a rien compris, lui. C’est pas ton zizi ou tes nénés qui font de toi un bon combattant, c’est d’être prêt à tout donner pour les autres, aussi longtemps que ce sera nécessaire.

On a failli éclater de rire, on s’est retenus, quand même, parce que, malgré tout, la fin de sa phrase était bien profonde pour une gamine de six ans.

- La vérité sort de la bouche des enfants, mec, a dit Kris. Mais comme tu n’as pas l’air d’accord, tu vas prendre tes affaires et partir. Frisé, tu peux le raccompagner ?

- Bien sûr, Kris. Jusqu’où ?

- Trente kilomètres, ça ira ?

- Oui, c’est bon. Je pars dans dix minutes avec mon peloton.

- Je pars, moi aussi, a dit le raide.

Bon débarras, j’ai pensé.

- Ça, mon gars, c’est non négociable. C’est moi qui te dis de partir, pas toi qui le décide. Même si tu voulais rester, je ne te le permettrai pas. Et le commandant non plus. Car elle a confiance en mon jugement. Donc, dans cinq minutes, je veux vous voir tous les deux près de la Land Rover, là, prêts à embarquer pour que le sergent vous dépose loin de chez nous. Et ne revenez pas, il y a des cas où la seconde chance n’est pas offerte.

Lin, qui croyait en la seconde chance, n’a pas bronché.

On s’est retrouvé avec les deux Coréens, qui étaient restés au garde-à-vous mais dont les yeux – et les oreilles – n’avaient rien perdu de l’échange, et deux Afghans. Pachtounes, vraisemblablement, vu le coin, donc à surveiller. On n’était pas à l’abri d’une tentative d’infiltration par Durrani, après tout.

Heureusement pour Cassandra, elle et Ketchup ont pris l’hélicoptère l’après-midi pour la France – via Abu Dhabi. La petite fille parlait suffisamment bien le français pour bien commencer son CP. Les parents de Ketchup accueilleraient la petite fille pour l’année scolaire.

Lin lui a donné un téléphone un peu spécial, qui ne pouvait contacter que la base, et qui lui permettrait d’envoyer des messages vidéo à ses parents adoptifs et à sa grande sœur, en attendant qu’elle sache écrire.

La miss a fait la gueule un moment, puis, quelle maturité pour son âge, elle a compris qu’elle ne nous reverrait pas avant un moment, alors elle s’est jetée dans les bras du Viking pour lui dire au revoir, dans ceux de sa sœur, de Tito, elle a fait le tour de la Compagnie puis s’est arrêtée devant Lin.

Très sérieuse dans sa tenue ocre, avec toujours le lys rouge sur l’épaule, elle s’est plantée devant le capitaine et a fait un salut militaire. Très sérieuse également, Lin lui a rendu. Puis elle s’est mise à genou et Cass s’est jetée dans ses bras pour lui faire ses adieux.

On est tous allés sur l’héliport, dire au revoir à la petite Américaine. Pendant qu’elle montait dans la machine avec Ketchup, le pilote de l’hélico est descendu de son perchoir et a tendu une grosse enveloppe à Lin.

Erk, réveillé mais encore un peu vaseux, Kris et Mac ont commencé à vérifier les recrues. J’étais là, pour prendre des notes et créer les dossiers de nos recrues.

Les Coréens étaient intéressants. Kim (on a jamais compris son nom complet, il est devenu Kim) était Nord-Coréen, Song (idem, trop compliqué, Pak Hueon j’sais plus trop Song) Sud-Coréenne. Malgré la longue inimitié historique de leurs deux pays, ils voyageaient ensemble depuis un moment.

Les deux Corées sont, alternativement, en guerre ou cherchant à se rapprocher l’une de l’autre. Avec la mort de Kim Jong-un sans héritier, il y avait eu un grand chambardement, sa femme essayant de prendre la tête du pays, mais les vieux généraux refusèrent qu’une femme les dirige. Ça m’a rappelé la régence d’Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, qui avait conduit à la Fronde, les princes et ducs français refusant qu’une étrangère monte sur le trône, même pour une régence. La suite de la Fronde avait donné le règne de Louis XIV, qui fut le plus grand Roi de France, mais en Corée, ça a donné le bordel.

En effet, sans héritier à faire monter sur le trône, la fronde des généraux s’est soldée par une lutte de pouvoir entre eux, par des escarmouches voire des batailles rangées entre bataillons de la même armée, pendant que la population, sans surveillance des frontières, découvrait le monde moderne. Et c’est la population qui œuvra pour le premier rapprochement entre les deux Corées.

Cela occasionna des élections démocratiques en Corée du Nord puis un plébiscite et une nouvelle dynastie de tyrans. Puis, de nouveau, une guerre civile, une ouverture au Sud, des élections démocratiques et une augmentation du niveau de vie.

Puis, il y a une vingtaine d’années, un attentat – indien ou chinois, qui voyaient d’un mauvais œil la réunification – a fait basculer de nouveau les deux Corées dans une guerre fratricide, qui s’est calmée peu à peu, pour finir par consister à se regarder en chiens de faïence de chaque côté de la frontière. Comme un siècle plus tôt, finalement.

Nos deux recrues étaient garde-frontières il y a un an quand les choses avaient empiré, un missile balistique était parti de Pyongyang et avait atterri dans la banlieue de Séoul. Il n’avait pas explosé car ce n’était pas son but. Il contenait un réservoir d’une substance particulièrement dangereuse : le bacille de Yersin, responsable de la peste noire. Le réservoir s’était fendu à l’impact, comme prévu, et le bacille s’était répandu. Heureusement pour la Corée du Sud, à l’époque moderne, on savait identifier et soigner cette maladie et les morts avaient été peu nombreux. Mais de trop, comme toujours en cas de conflit.

Nos deux recrues, qui échangeaient des messages par miroir d’un côté à l’autre de la frontière, avaient quitté leur pays, l’un horrifié par l’usage d’armes biologiques, l’autre pour le suivre. Par amitié. Et parce que plus rien ne la retenait dans sa banlieue touchée par la peste noire. Leur amitié, bâtie au fil de petits messages en morse envoyés à travers le grillage, avait survécu à cette attaque.

Ils avouèrent à Kris et Mac que la dernière année avait été très dure pour eux et que la Compagnie leur était apparue comme une dernière chance, quand Karl la leur avait décrite.

Erk leur demandant ce qu’ils feraient si on ne les acceptait pas, ils ont avoué ne pas trop savoir, puis Song, retenant des larmes, a dit qu’elle était au bout du rouleau et qu’elle espérait qu’ils pourraient rester.

Le Viking, ému par sa détresse, l’a prise dans ses bras pour la consoler. Kim s’est tendu, Kris l’a retenu, lui expliquant que son frère ne faisait que réconforter.

Je me suis levé pour aller chercher Le Gros, Lin, ouvrant la porte de son bureau, m’a vu et m’a dit d’aller chercher Kris.

Je me suis donc retrouvé dans le bureau de Lin avec Kris et Le Gros, à découvrir encore un pan de la vie des frangins.

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