LXXIII

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On a fini par repartir en patrouille. Il était temps, on avait l’impression de s’être enkystés dans un faux confort très dangereux pour notre santé. Même si la santé d’Erk, JD et Quenotte avait été mise en danger, nous nous en étions quand même bien tirés, après cette attaque de nuit.

Ce qui avait horrifié Erk, si pur, si droit, si… chevaleresque, c’était que Durrani n’avait pas envoyé ses propres hommes nous tuer, il avait préféré bourrer le mou à des couillons innocents, qui avaient tout perdu, disant que nous étions la cause de tous leurs maux, nous désignant comme boucs émissaires.

Il y avait un point positif là-dedans, à part la venue volontaire des ados du village, et c’est que Rafa, le seul agresseur vivant, était venu voir Kris pour lui demander pardon. Ce qui avait vachement surpris l’Islandais. Je me souviens de la conversation, ou plutôt du presque monologue.

- Pardon ? Mais, pourquoi ? Ce serait plutôt à moi de…

- Non, Kris. J’ai vu ton frère tomber d’épuisement après m’avoir soigné, alors qu’il aurait pu me laisser crever. Je vous ai tous regardés, écoutés, observés. Et j’ai compris que ce que nous t’avions forcé à faire pour défendre votre base t’avait coûté très cher. Que ton frère, avec son Don, avait failli y rester en me soignant, moi, et en soignant les hommes et femmes que nous avions blessés, mes camarades et moi. J’ai compris, en discutant avec l’Archer, en regardant votre capitaine, que vous étiez passé outre les barrières de langue, de religion, de couleur de peau, de sexe, même. Et que la seule chose qui vous intéressait était de faire ce qui est juste. Quand j’ai vu les ados vous aider, sans contrepartie, j’ai compris que Durrani avait tout faux et que vous, vous étiez ceux à qui je voulais ressembler. Ça peut paraître bizarre, à quarante balais, d’avoir une attaque sévère de « hero worship » mais voilà…

- Et… tu ne m’en veux pas, à moi, de t’avoir laissé pour mort ? De t’avoir marqué ?

Erk n’avait pas pu faire disparaître complètement les cicatrices.

- Non. Elles me rappellent ce que je fus et ne veux plus être, elles me rappellent que tu m’as estimé suffisamment dangereux pour vouloir me tuer, elles me rappellent que ton frère m’a sauvé, alors que je t’avais poussé à tuer.

Kris l’avait longuement considéré.

- Rafa, j’aimerai devenir aussi sage que toi. Et puisses-tu le rester éternellement.

- Si Allah le veut. Mais je lui donnerai un coup de main.

Les deux hommes s’étaient souris et serrés la main.

Quand nous sommes partis à pied vers notre village, accompagnés des ados sentinelles et apprentis cuistots, que nous ramenions chez eux, la Land nous a dépassé et s’est arrêté le temps pour Frisé d’échanger quelques mots avec Erk. Rafa, à l’arrière, partant pour sa première mission, a levé une main vers Kris. Ils se sont fait un « tape m’en cinq » retentissant, un grand sourire aux lèvres.

En entrant dans le village, on a eu… enfin, Erk a eu le très grand plaisir de voir les enfants arriver vers lui en courant et se jeter dans ses bras – il s’était accroupi. Il s’est retrouvé à genou au milieu du chemin, couvert d’enfants, entouré d’enfants.

Comme on sait que les enfants du village vont se précipiter vers lui, et qu’il se mettra à leur portée pour les accueillir comme il le faut, avant d’entrer dans notre village, il passe son EMA 7 à Kris, retire le chargeur de son Behemoth qu’il planque sous son gilet pare-balles. Il file ses couteaux à Tito. Tout ce qu’il a de plus dangereux sur lui, après, c’est son sourire.

Après avoir rassuré chaque enfant, il a attrapé le plus jeune, l’a soulevé à bout de bras – un seul bras – et l’a ramené à sa mère hurlant de rire car le géant le chatouillait sans pitié.

Les parents étaient sortis nous voir passer et, eux aussi, nous les avons rassurés. La jolie Dina était là, et Erk a eu droit à un petit baiser sur la joue, comme à chaque fois.

Puis on a continué notre route, Kris a rendu son flingue à son frangin, Tito ses couteaux, Erk a réenclenché son chargeur et on a approché la dernière maison du village.

On a entendu les cris d’une femme, alors notre chevalier errant personnel, notre Viking au cœur d’or, s’est élancé à son secours. Kris allait se précipiter quand Kitty l’a retenu.

A deux mètres de la porte, Erk a paru s’arrêter net, sa tête est partie en arrière et il s’est retrouvé sur le cul au milieu de la rue, l’air ahuri. La gamelle en alu qui l’avait frappé à la tête est retombée à côté de lui après avoir rebondi sur le beau casque tout neuf et équipé d’un système de vision nocturne à affichage tête haute, augmenté par données satellites, et tout et tout, et ma première réaction a été de m’inquiéter pour l’électronique délicate du casque, avant de réaliser que c’était tout aussi délicat à l’intérieur du crâne du géant.

Kris se portait au secours de son frère quand Kitty l’a de nouveau retenu. Une poêle a rejoint la gamelle, mais comme il n’y avait plus de Viking pour l’arrêter, l’ustensile a traversé la rue.

- Kris, attends, elle continue à l’insulter, il risque d’y avoir un troisième projectile.

- ELLE l’insulte ?

- Oui, elle le traite de mulet étique, et lui, de jument bréhaigne.

- Bréhaigne ?

- Oui, c’est bien la traduction.

- C’est drôlement précis, comme mot, a remarqué Quenotte. C’est comme ça qu’on appelle une vieille biche ou une jument stérile.

Le regard que Kris a lancé à Quenotte l’a fait regarder le sol à ses pieds. Ouais, c’était pas le moment d’étaler sa culture, même si j’ai apprécié l’explication.

Le troisième projectile a traversé la rue, à un bon mètre au-dessus d’Erk. Et heureusement, c’était un couteau de cuisine. Kris a blêmi et décidé de mettre fin à la querelle qui risquait de blesser son frère. Le géant a levé la main, s’est mis à quatre pattes et s’est carapaté hors de la zone de tir d’ustensiles ménagers. Il est allé se coller contre la porte du ménage en colère, très professionnel, comme s’il s’apprêtait à entrer dans une pièce remplie d’ennemis. Mais sans arme. Une querelle de ménage n’en valait pas la peine.

En pachto, il a demandé s’il devait rapporter la gamelle, la poêle et le couteau ou s’il pouvait les emporter, remerciant si c’était le cas. Ça nous a fait sourire. Dans la maison, ça s’est tu avec un petit cri et une femme est sortie.

Plutôt jolie, mais visiblement épuisée. Elle n’a pas vu Erk, toujours sur le côté, mais elle a ramassé sa gamelle, nous jetant un coup d’œil distrait.

Elle a examiné sa gamelle et, remarquant une bosse, a émis une exclamation désolée et un peu énervée. Erk s’est gratté la gorge, elle s’est tournée vers lui. Il a pointé son casque, la gamelle, son casque.

- Oh. Je suis désolée, Erk. Je…

- Tu étais en colère, Eshani.

- Oui… Ce mulet étique…

Elle s’est arrêtée, secouant la tête, les épaules tombant, comme sous le poids de toute la misère du monde. Erk s’est approché d’elle, a posé une main sur son épaule et elle a éclaté en sanglots. Le Viking a passé ses deux bras autour d’elle, la serrant contre lui et caressant son dos pour l’aider à se calmer.

Le mari, Fazal, est sorti en entendant les sanglots. Il a regardé sa femme dans les bras d’un autre et, au lieu de réagir violemment, il a eu, lui aussi, l’air de s’effondrer. Erk a tendu un bras vers lui, et comme Fazal hésitait, il a fait un signe de la main. Fazal s’est approché, Erk a ouvert l’autre bras, lui donnant accès à son épouse. Avec beaucoup de douceur, le Pachtoune a caressé le visage de sa femme puis l’a prise dans ses bras et quand Erk a voulu s’en aller, il l’a retenu d’un regard. Le géant a refermé ses bras autour du couple un instant, puis s’est éloigné doucement, les laissant à leur chagrin.

- Erk !

- Oui, Fazal ?

- Encore pardon…

- Je t’en prie.

Erk s’est détourné puis s’est arrêté, se tournant à nouveau vers le couple.

- Fazal, dis-moi une chose. Vous vous aimez, n’est-ce pas ?

- Oui, beaucoup.

- Alors pourquoi cette dispute ?

- Ça va te paraître bizarre, à toi, Occidental.

- Dis toujours.

- Tu ne te moqueras pas ?

- Je ne vois rien qui prête à la moquerie dans la détresse des autres, Fazal.

- Hm. Notre union… nous nous aimons, beaucoup, mais notre union est stérile.

J’ai compris, et je n’étais pas le seul, vus les regards, la raison des insultes si particulières.

- Je comprends pourquoi tu as cru que je me moquerai. Si un enfant vous rendrait heureux, alors je comprends votre détresse. Je n’ai pas de conseil à vous donner pour mieux vivre cette situation. Moi aussi, j’aimerais avoir des enfants. Mais… mon métier, ma situation, font que c’est impossible. Et puis…

Erk a regardé le sol entre ses pieds, et il avait l’air tellement moins sûr que d’habitude, c’en était touchant.

- Il n’y a aucune femme que j’aime assez pour lui imposer ma descendance.

A ces mots, Kris a soufflé par le nez, un mélange de surprise, d’incrédulité et d’agacement. Je l’ai entendu répéter « imposer » d’un air incrédule puis il a secoué la tête. Je pensais un peu comme lui. Comment un type comme Erk, aussi beau, aussi généreux, gentil, altruiste, putain ! pouvait-il se dire qu’il imposerait ses enfants à une femme ?

Des fois, je me dis que ça doit être fatigant d’être le frère d’un type merveilleux qui ne réalise pas le cadeau qu’il est. Je n’ai pas l’impression qu’Erk réalise à quel point il nous a fait une fleur en venant chez nous. Outre son Don de Guérison, qui est un cadeau à lui tout seul, il nous a montré à tous l’exemple de dévouement, d’altruisme, de générosité, d’absence de jugement… qui nous a donné envie d’être meilleurs, rien que pour amener un sourire – un de ses merveilleux sourires – sur son visage. Rien que pour mériter la chance de le côtoyer tous les jours.

Pour lui, la couleur de peau, la religion, l’origine, l’âge et le sexe n’ont aucune importance. Pour lui, la connerie n’a pas de couleur, de religion, etc. L’amour non plus. Quand je vois qu’il a décidé de soigner Rafa même une fois qu’on a eu les infos, qu’il adore les gamins du village, qu’il a pris un couple dans ses bras parce qu’ils étaient tristes…

Putain, c’est un saint, ce mec !

Et je m’énerve tout seul, et je comprends Kris. Je comprends comment il peut aimer ce grand machin si fort, si gigantesque, si gentil et tout tendre à l’intérieur, avec un cœur d’or et un amour pour l’Humanité qui est absolument immense…

Je vous disais que j’avais malgré moi adopté les frères Hellason. Mais ce que j’éprouve pour eux, maintenant, à cet instant précis où Erk se dévalue et où Kris en est agacé, c’est de l’amour. Ouais, de l’amour, tout simplement. De la fierté, aussi, de faire partie de leur patrouille.

Une patrouille qui est restée dans le village un moment encore, Kris voulant vérifier que la gamelle volante n’avait pas trop ébranlé le cerveau de son frangin, ni l’électronique du casque.

- Je vais bien, Kris, arrête de te faire du mouron, tu veux ?

- C’est mal barré, hálfviti, c’est le rôle du petit frère de se faire du mouron pour le grand, tu savais pas ? File moi ton casque.

- Kris…

- Fais pas chier, Erik ! Je peux te renvoyer à la base, tu sais.

- Tu…

- Si ton comportement risque de mettre la patrouille en danger, j’en ai le droit. Et l’inverse est vrai aussi.

Erk a ouvert la bouche, puis l’a sagement refermée. Il a débouclé sa mentonnière et tendu son casque à Kris.

Nos casques sont tous neufs, arrivés à peu près en même temps que l’attaque de nuit. La partie purement casque, qui protège nos crânes, est un alliage acier-titane, comme pour nos couteaux, recouvert dedans et dehors d’un matériau nouveau, une sorte de polymère inventé par ATS – je vous en parlerai une autre fois – qui absorbe merveilleusement bien les chocs. La balle qui a tracé dans la nuit de mes cheveux cette comète blanche que Lin apprécie tant aurait fait moins de dégâts avec ce casque. Seulement voilà, il coûte la peau des fesses. Chaque récolte de pavot détruite par Durrani nous a permis de nous offrir enfin ces petites merveilles.

Par-dessus cette coque, il y a un tissu camouflé, sur lequel sont cousus des attentes, du velcro, des petites sangles… On peut y fixer des trucs, mais Lin nous a demandé d’éviter d’encombrer les casques. Faut dire que ça pèse un peu lourd.

A l’intérieur du casque, qui… En fait, il est composé de deux feuilles d’acier-titane, avec le polymère absorbant autour et en partie à l’intérieur. Parce qu’à l’intérieur se cache l’électronique du casque. Une visière en polyplexi polarisé, qui peut afficher des détails en surimpression du paysage. Très utile de nuit et assez pratique de jour aussi. Cette visière rentre dans le casque, à l’abri, quand on ne s’en sert pas. Il y a une antenne pour capter les données satellites, radio, et tout et tout. De l’électronique pour traiter les données. Une puce GPS. Bref, que des trucs pratiques pour des soldats.

Par contre, la maintenance est un peu plus compliquée qu’avec nos vieux machins. Kris a sorti une tablette de sa poche de cuisse. C’est pas la grande tablette qui a accès aux satellites et qui contrôle le video-projecteur, c’est plus petit et plus limité. Normalement, en combat, on porte cette tablette dans un étui sur notre bras non-dominant, et Lin ou le PC Ops envoie les données sur la tablette, ce qui nous permet de savoir où se trouvent les méchants.

Depuis qu’on a les nouveaux casques, Jo y a téléchargé le programme de maintenance, celui que Kris a lancé, sortant un fin câble qu’il a branché dans la petite prise discrète à l’intérieur du casque de son frangin.

- Bon, d’après l’ordi, tout va bien. Remets-le, sors la visière et affiche les données locales.

Erk a obéi et tout s’est bien passé.

Eshani est venue voir Erk, lui a donné un gâteau de lentilles avec des noix dedans, pour se faire pardonner. Il lui a dit que tout allait bien, l’a remerciée pour le gâteau, et on est repartis vers le sud-ouest.

On devait longer le territoire de Durrani pendant deux jours, y pénétrer ensuite pour voir ce qui se passait, et rentrer. Pour une patrouille de convalescence, ça serait un peu long. Mais les non-blessés, dont moi, étaient contents de se dégourdir les jambes et de reprendre leur boulot de soldat.

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