LXXIX

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On a rejoint les autres, les petits points verts sur mon affichage tête haute, et il a bien fallu faire le point.

Erk a expliqué qu’il avait craqué, face à ces morts horribles, que certaines choses qui lui étaient arrivées étaient remontées à la surface, se rajoutant à tout ça et que, donc, il avait craqué.

- C’est pour ça que tu as l’air d’une minette qui a regardé un mélo ? a demandé Baby Jane.

- Kris te dirait une comédie sentimentalo-cucul, mais oui, c’est pour ça.

- Et est-ce que ça va mieux, maintenant ?

- Je le pense, ma belle.

- Alors ça me va.

- Eh bien, puisque nous avons l’aval de Baby Jane, je pense qu’on peut passer à autre chose, a dit Kris en riant.

Mais il est allé s’asseoir à côté de Kitty, qui était toujours aussi pâle, et a passé un bras autour de ses épaules, pour la réconforter. Bizarrement, elle a peur d’Erk, de Nounou, de Dio, mais pas de Kris, qui est pourtant plus grand que Nounou.

JD et les autres avaient trouvé une des nombreuses grottes de la région, et celle-ci avait une source à l’intérieur. Glacée, l’eau, mais pure et parfaitement potable.

- Bon, les gars, a dit Kris, Erik et moi avons besoin de votre avis.

Quand toute la patrouille se fut installée, Kris a commencé.

- C’est simple, on voudrait votre avis sur la conduite à tenir maintenant. On a deux solutions : on continue la patrouille en territoire ennemi, avec ce massacre dans nos têtes, ou on fait demi-tour et on rentre.

- Quoi qu’on choisisse, je pense que les villageois ont besoin qu’on leur rende les derniers rites, Kris.

- Je suis d’accord avec ça, Erik, ne t’inquiète pas. On repassera par le village pour finir de les enterrer et dire une prière.

- Mais, Kris, a dit Kitty, ce sont des musulmans, alors une prière chrétienne…

Kris a regardé son frère. J’avais saisi, depuis le temps, qu’Erk était beaucoup plus croyant, voire mystique, que Kris. Je le croyais, de ce fait, un peu fanatique. Mais sa réponse m’a beaucoup surpris.

- Kitty, quel que soit le dieu que nous prions, et en ce qui me concerne, c’est le même, seul son nom change, quel qu’il soit, ce qui compte, c’est la sincérité et l’intention. Que tu pries Allah, Jehovah, Dieu ou Vishnou, Zeus ou même Amon Râ, celui que tu pries, c’est le Créateur, et l’amour mis dans la prière que tu lui dédies, c’est ça, l’important. Je ne sais plus qui disait : « Celui qui fait le mal au nom de Dieu le fait en réalité au nom de Satan, et celui qui fait le bien au nom de Satan le fait en réalité au nom de Dieu ». Le nom n’est pas important. Encore une fois, c’est l’intention qui compte.

Bon sang, si tous les fanatiques religieux l’entendaient et suivaient sa philosophie, le monde irait sûrement mieux !

Kitty, Américaine mais élevée en dehors des Etats-Unis, avait sans doute été moins abrutie par la religion que ses compatriotes. Je ne me souviens pas de ce qu’était le monde avant le repli américain, j’étais trop jeune, mais c’est néanmoins arrivé de mon vivant.

Le repli avait d’abord été économique, puis militaire, puis diplomatique, ce qui est un peu mettre la charrue avant les bœufs, si vous voulez mon avis, mais bon. Les derniers diplomates avaient été ceux stationnés en Europe, il y avait une dizaine d’années, juste après le Moyen-Orient, même si certains étaient restés un peu plus longtemps. Ce qui avait décidé les US à vraiment retirer leurs hommes avaient été l’assassinat de leur ambassadeur à Kaboul, il y a environ cinq ans.

Ce que j’avais appris, c’était que les Etats Unis s’étaient transformés en une démocratie religieuse, aussi étrange que cela paraisse. Si vous étiez Blanc et protestant, vous aviez accès à tout. Si vous étiez Catholique, on vous conseillait d’abjurer et de vous convertir, ou de quitter le pays. Il y avait, en plus, une démographie surprenante. Le Sud, de la basse Californie au Texas, était le territoire des Hispanos, les Noirs se retrouvaient de la Louisiane à la Georgie et les Blancs se retrouvaient sur le reste du territoire, avec l’exception majeure de New York, qui avait l’air d’un no man’s land, dans le sens où tous se retrouvaient là.

Les Amérindiens se regroupaient dans les Etats du Nevada, Utah (les Mormons se faisaient du mouron), Wyoming et les deux Dakota : une diagonale de Las Vegas, où ils tenaient tous les casinos, à la frontière canadienne au nord du Dakota du nord. Des autres réserves indiennes étaient arrivées les tribus qui voulaient retrouver un mode de vie proche de celui de leurs ancêtres, tout en bénéficiant des revenus des casinos. Contrairement à ce qui se passait au 20ème siècle, ils pratiquaient tous les métiers, allaient dans les grandes facs et réussissaient vachement bien, mais mettaient toute leur énergie et leur richesse au service des Nations Indiennes.

Les autres peuples des Etats-Unis, ayant honte de la façon dont leurs ancêtres avaient traité les Amérindiens, n’osaient pas s’opposer à eux. Et les Amérindiens, faisant preuve d’une grande sagesse et d’une capacité de pardon assez incroyable, n’en profitaient pas plus que ça. Ils étaient aussi ultra tolérants, accueillant toute personne voulant fuir la “monochromie” des autres Etats et acceptant de suivre leurs règles. Il y avait sûrement des heurts, ils étaient aussi humains, mais bon. Ils étaient aussi les seuls à correspondre avec le reste du monde, via la frontière canadienne du Dakota du Nord. Enfin, leur tolérance s’étendait à tous les domaines, car ils avaient accueilli les transfuges des autres Etats, réprimés pour leurs mœurs déviantes. Il faut savoir aussi qu’avec la pudibonderie et l’hypocrisie liées à la religion, les déviations (sexuelles, entre autres, mais pas que) étaient fortement réprimées et que San Francisco n’était plus la ville gay. Dans les débuts de l’isolation, les homosexuels, trans et autres s’étaient réfugiés au Canada ou dans les Etats Indiens.

Bon, on dirait que je me suis un peu perdu…

Enfin, bref, si le monde était aussi tolérant et ouvert que le Viking, il serait peut-être meilleur et je serais au chômage. Mais bon, j’aurais sûrement trouvé un autre boulot.

Bon, il faut que je revienne à mon récit, moi.

Donc, on a décidé de retourner au village avant le dîner, puis de revenir dormir dans la grotte avant de continuer notre patrouille.

On a éteint notre petit feu, récupéré nos affaires, ne laissant aucune trace de notre passage. Nous avions prévu de revenir, mais dans ce pays et avec notre métier, rien ne le garantissait.

En retournant vers la rivière – Tito avait remis un pantalon humide –, on a fait quatre fois, quinze fois, cent fois plus attention. D’après le rapport de Kris, les pillards aux ordres de Durrani étaient tous morts mais on pouvait imaginer qu’on n’était pas les seuls avec des systèmes de communication, quand même.

On est arrivés près de la fosse commune et la pauvre Kitty a été incapable de regarder de nouveau. Nous autres avons jeté un coup d’œil, puis on a vite détourné le regard. Erk, lui, a pris le temps de parcourir la fosse, comme s’il voulait graver chaque visage dans sa mémoire. Qui sait, c’était peut-être le cas.

Ce que j’ai vu, en tout cas, c’est la colère monter. C’était discret : des narines palpitantes, une veine gonflée, une crispation de la mâchoire… et ses yeux ! J’ai eu un moment bizarre, j’ai cru voir des nuages d’orage et des éclairs dans les prunelles bleues… Je me dis que c’est mon imagination un peu trop fertile, couplée avec son physique de dieu nordique et son surnom de Viking. Mais j’ai vraiment cru avoir un avatar de Thor face à moi.

Puis il a ressorti sa pelle-bêche et a commencé à combler le trou. On l’a imité, chacun son mètre linéaire de terre à remettre dans la fosse. Kitty et Tito ont été incapables de nous aider. Kitty, je m’en doutais, et Tito, je pense avoir deviné pourquoi : il s’y était trouvé, dans la fosse, et le traumatisme ressortait une fois devant. Kris les a mis en sentinelle pour les occuper et nous protéger.

Comme on ne pouvait pas tasser au centre de la fosse sans tomber dedans, ce qui, hormis toutes les autres considérations, était nettement contre-productif, Erk est allé chercher de la terre plus loin. Et pour éviter de faire quinze mille aller-retour, il a trouvé une charrette, il l’a tirée tout seul, a pelleté comme un malade pour la remplir, l’a tirée, pleine, jusqu’à la fosse et l’a vidée à grands coups de pelle rageurs, sous l’œil soucieux de son frère. Il a fait un deuxième trajet et a ensuite décidé que c’était suffisant. Il était plutôt crasseux, couvert de terre et trempé de sueur. Et absolument furieux.

Une fois la fosse rebouchée, il s’est regardé. Puis il a regardé Kris.

- Vas-y, mon grand. Sous escorte.

Et Kris m’a désigné. J’ai suivi Erk jusqu’à la rivière où il a retiré son casque et son gilet, son tee-shirt et s’est lavé rapidement à l’eau glacée.

La première chose qu’il a remise, c’est son casque. Bon, vous allez me dire, c’est pas très malin, vaut mieux commencer par le tee-shirt. Oui, c’est vrai. Mais comme il s’est accroupi au bord de la rivière pour chercher un henley propre dans son sac après avoir lavé l’autre, ça a pris un peu de temps, donc il a protégé sa caboche.

Je vous rassure, il n’a pas essayé de passer le henley par-dessus le casque. Et il ne lui est rien arrivé non plus. Une fois propre, il est retourné au bord de la fosse et il a prié. Kitty s’est jointe à lui, Kris aussi. On a fini par le rejoindre tous.

Puis, après un regard à Kris, il a commencé son chant absolument magnifique, celui que j’avais déjà entendu et qui m’a aussi remué les tripes aujourd’hui. Kris l’a laissé chanter un couplet puis a joint son beau ténor au baryton velouté du Viking et les deux frangins nous ont emportés sur les voix des anges.

Je ne crois pas qu’ils aient été formés officiellement au chant mais ils ont vraiment gagné à la loterie, ces deux-là. Outre leur physique extraordinaire, la bonne éducation reçue (quand on voit qu’Erk n’est pas conscient de sa beauté, on peut se dire que personne n’en a jamais fait tout un plat), ils ont tous les deux de très belles voix. Le ténor de Kris est un peu rauque, alors que le baryton d’Erk est très pur, et le contraste a fait courir des frissons le long de ma colonne vertébrale.

Un avant-goût du paradis… et en parlant de ça, on devait être protégés, parce qu’on a un peu oublié de surveiller et qu’on a eu aucun problème. Et quand je dis protégés, ajoutez prières et protection, et vous saurez de quoi je parle…

Après, on est repartis. On avait décidé, tous, à l’unanimité, de continuer la patrouille. Kris, avant qu’on retraverse la rivière, avait appelé Lin, lui avait donné la décision et elle avait donné, elle, son autorisation de continuer. Elle avait aussi dit à Kris qu’elle demandait à la Land et aux motos de patrouiller dans notre secteur, sans franchir la frontière. Elle préférait être prête à tout, lui avait-elle dit.

On a refranchi la rivière et on a continué notre patrouille. Il était tard, alors on a passé la nuit dans la petite grotte, avec deux sentinelles à chaque fois.

Je rentrais de ma garde pour réveiller Erk, quand Tito s’est mis à se tordre dans tous les sens, en poussant les mêmes grognements que dans la fosse. Le Viking, déjà réveillé, a doucement secoué l’Albanais, pour le réveiller.

- Tito ? Tito, réveille-toi, bonhomme, c’est un cauchemar… Tito…

- Lâche-moi, Erk ! Ne me touche pas !

Il était bien réveillé, mon p’tit pote. Et agressif. J’ai vu de la douleur dans le regard bleu bourrache. Puis Erk s’est redressé, son visage s’est fermé, et il est allé dehors rejoindre Baby Jane, qui finissait sa garde une heure après.

- Qu’est-ce qui t’a pris, Tito ? j’ai demandé. Pourquoi as-tu répondu à Erk comme ça ?

Je l’ai entraîné dehors, pas trop loin de la grotte, mais pas dedans non plus pour ne pas réveiller les autres, et surtout pas Kris.

- Je… Je ne peux plus, Tudic.

- Je sais, j’ai entendu.

- Hein ?

- J’étais à côté, je te rappelle.

- Et tu as… entendu quoi ?

- Tout, Tito.

- Ah. Ecoute, Tudic, je…

- Ne dis rien maintenant, Tito, ce n’est pas le moment. Je veux juste savoir pourquoi tu as agressé Erk, qui ne se préoccupait que de savoir si tu allais bien.

- C’est bien le problème, Tudic. Il me touche souvent…

- C’est un tactile. As-tu remarqué comme il aime ébouriffer les cheveux des gens ?

- Oui, mais…

Tito a levé les yeux vers moi, et, à la lueur de la lune, j’ai vu les larmes. Oh, bon sang…

- Tudic, chaque fois qu’il me touche, je me dis que c’est la première fois qu’il va le faire comme je le voudrais. Et puis, non. Et mon cœur éclate en mille petits morceaux et chaque fois que je les ramasse, il en manque. Et ça me tue à petit feu, Tudic. Je ne savais pas qu’aimer pouvait faire aussi mal, tu sais. Quand je suis mal ou fatigué et qu’il me prend dans ses bras, que je sens l’odeur de sa sueur, la chaleur de sa peau, que j’entends battre son cœur contre le mien, je suis au paradis.

Sur les joues pain d’épices de mon p’tit pote, les larmes coulaient. Malgré le bonheur qu’il évoquait, il n’était pas heureux. Pas du tout.

- Mais rapidement, mon esprit me rappelle que ce n’est pas mon amant, qu’il ne… le sera jamais. Parce que, même si lui l’ignore, je sais que le véritable amour du Viking, c’est Kris.

- En parlant de Kris, j’ai dit puis je me suis tu.

Je voulais interrompre son monologue désespéré, car ça me faisait mal au cœur d’entendre cette déclaration et ne rien pouvoir y faire. Et je ne pouvais pas en vouloir à Erk. On ne décide pas des élans de son cœur.

- Dis-moi, mon pote, qu’en est-il de Kris ? Il nous a dit que vous aviez couché ensemble. Ça… Est-ce…

Je ne savais plus quoi dire. Tito a eu un rire contraint.

- Kris… est un amant exceptionnel. Et j’envie Erk si un jour il réalise qui il aime vraiment. Mais non, tout comme le cœur d’Erk bat pour Kris, celui de Kris bat pour le géant. Ça m’a aidé, et Kris m’a dit qu’il m’aimait aussi, mais j’ai compris, malgré ça, qu’il ne pouvait pas m’aimer aussi pleinement que je le voudrais…

Il s’est arrêté, m’a fixé.

- Tu me trouves égoïste, Tudic ?

- On est tous un peu égoïstes en amour, Tito. Si tu es prêt à partager l’amour de Kris, à savoir et à accepter que tu n’es pas son seul amour, ça pourrait marcher. Mais, ça, c’est ce que me dit la raison, mon p’tit pote.

- Je ne sais pas… il a commencé.

Puis, je crois qu’il a opté pour l’ironie, parce que, même si les choses ont changé, nous, les mecs, on est souvent incapables de faire face à nos émotions.

- Quelle sagesse, dis-moi, mon grand ! C’est Lin qui t’a appris tout ça ?

- Non, elle, elle m’a appris le maniement des langues étrangères.

Il s’est tu, soufflé. J’étais plutôt content de mon jeu de mots, même s’il était un peu limite.

- Bon, bonhomme, je fatigue, moi, alors, si tu veux bien, je vais aller me pieuter. Tu te recouches, toi aussi ?

- Non, je… je ne veux pas faire de nouveaux cauchemars.

- Mauvais calcul, mon pote. Tu vas être crevé demain, et les frangins ne laisseront pas passer ça. Rappelle-toi la règle : on peut faire à peu près ce qu’on veut tant que ça ne met pas la vie des camarades en danger. Je te rappelle aussi que tu es notre navigateur, alors faut que tu sois en forme.

- Mais, Tudic, tu… j’étais… Bon sang, je me suis retrouvé au milieu des cadavres ! Si ça se trouve, j’ai mis le pied dans une cage thor…

Je l’ai attrapé par les épaules, l’ai secoué un peu, puis je l’ai serré contre moi, parce qu’il en avait besoin.

- Tito, ça, ça n’a pas pu arriver, ils n’étaient pas dans la fosse depuis assez longtemps pour ça.

- Mais je les ai écrasé, je leur ai marché dessus…

- Tito… calme-toi, bonhomme. Ils sont morts, Tito. Ce qui peut arriver à leurs corps n’a plus d’importance.

Il n’a plus rien dit, mais il tremblait. Je l’ai dirigé vers la grotte, l’ai obligé à s’allonger sur sa couverture, puis je me suis allongé à son côté, je l’ai pris dans mes bras et j’ai rabattu ma couverture sur nous. Il s’est tourné vers moi et s’est blotti dans mes bras, tremblant toujours.

Heureusement pour moi, et pour lui, il s’est calmé et s’est endormi, je l’ai vite suivi. Il n’a pas fait de cauchemars.

C’est un câlin, Tito. Au matin, j’avais sa main dans mon dos, l’autre dans le cou et une de ses jambes glissées entre les miennes. Je n’ai rien dit, j’ai attendu qu’il se réveille. Quand il a ouvert les yeux et réalisé ce qu’il avait fait, il a piqué un fard. J’ai espéré que ses rêves avaient été agréables.

Je me suis levé pour faire bouillir l’eau du nescafé, et j’ai laissé Tito ranger nos couvertures, ce qui lui laisserait aussi le temps de se reprendre.

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