LXXXI

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Désolé de vous avoir fait attendre, mais j’ai été très occupé et maintenant que j’ai le temps, je peux écrire.

Des fois, j’oublie que je vis dans un pays en guerre et que mon métier, c’est justement de faire la guerre. Et, bizarrement, quand il nous arrive un truc bien militaire, bien guerrier, j’en suis tout surpris.

Lin dit que c’est parce que j’ai gardé mon innocence. Moi, j’ai un doute. Mais je ne suis pas un grand philosophe, alors, je veux bien essayer de me connaître moi-même, c’est quand même pas évident quand je suis obligé de tuer pour survivre.

Bref. Donc, après ce qui s’était passé, le massacre des villageois par les hommes de Durrani, le massacre des hommes de Durrani par mes camarades de patrouille, la décision qu’on avait prise d’aller plus profond en territoire ennemi, il fallait bien s’attendre à ce que les emmerdes continuent de nous survoler.

Donc, on commençait à se dire qu’on allait peut-être devoir penser à dormir sur place, on était en plein cagnard ou presque, un peu abrutis par la chaleur, et soudain, il s’est passé plusieurs choses en même temps.

Nos oreillettes ont sifflé, nous vrillant les tympans.

Kris, blanc comme un linge, s’est retourné, face au sommet de l’éminence qui surplombait notre cuvette.

Baby Jane a dit, calmement : « Incoming. Visiteurs. »

Kris a crié : « Erik ! »

Le géant s’est levé, tourné dans la même direction que son frère.

Une masse sombre est tombée du sommet.

Droit sur le Viking qui l’a attrapée au vol, tombant à genou puis sur le dos, sous le choc.

Ça a grogné, juré en islandais, en dari, qu’Erk ne comprend pas, un couteau a volé droit vers Kris, qui s’est tourné sur le ventre immédiatement, le couteau se plantant dans son sac à dos.

Puis le tas grouillant au centre de la cuvette s’est immobilisé et Erk a repoussé le corps de son agresseur.

- Les gars, a dit Baby Jane, j’ai deux véhicules en approche, chargés ras la gueule de types en pétard, armés de Kalach dernière génération…

- Quenotte, les comms ? a demandé Erk.

- Brouillées…

- Comme des œufs, a dit Tito à voix basse, puis il a tout de suite pris un air emmerdé. Désolé.

On a vaguement ricané.

- Non, elle est bonne, Tito, a dit Kris. Bon.

Il s’était repris, il n’était plus pâle, et il tenait en main le couteau qui avait tué son sac à dos, gardant ses yeux fixés sur la lame.

- Quenotte, il a dit, on a quoi, comme possibilités de joindre la base ?

- Des portables ?

- Hmm, il a fait en relevant les yeux. Dis-moi, a priori, le bidouillage de Jo les rend impossible à repérer ou à trianguler ?

- Je crois bien. Mais sans pouvoir contacter la base pour s’en assurer, impossible de le savoir.

- Ouais… et vu que ce sont des portables persos… ça me ferait chier de mettre une cible dans le dos d’un de vous parce qu’il a utilisé son propre smartphone pour nous dépanner.

- Kris, a dit Tito, on peut essayer par le satellite ? Le lien qu’a l’Archer avec les satellites ?

- C’est une bonne idée. Mais… Putain, aucun de nous n’a les connaissances pour savoir si c’est possible ou pas. Si on lance un message, ça peut finir comme une bouteille à la mer…

- Et une fusée ? a demandé Kitty.

- Excellente idée, miss. Tu t’en charges. Vois avec Erik, qui a la carte, vers où tirer ta fusée. Tito et l’Archer, à vous deux, essayez d’envoyer un S.O.S. via le GPS ou ton overlay satellite. Quenotte, tu penses que ce ne sont que les oreillettes qui sont nazes ?

- Oui, c’est pour ça que j’ai proposé les téléphones. Regarde.

Il a sorti le sien, et lui a montré les barres de connexion. Les smartphones de maintenant sont comme les téléphones satellitaires d’autrefois, mais en mieux, plus légers et plus puissants.

Kris a levé la tête, a regardé tout autour de lui. Il avait l’air inquiet.

- Pourquoi n’y en a-t-il pas d’autres ?

Ah merde, il avait raison. Pourquoi un seul type nous était-il tombé dessus ? Surtout qu’on n’avait pas entendu de bruit… et Yaka n’avait rien senti.

J’ai mouillé mon doigt, je l’ai levé. Le vieux truc pour savoir d’où vient le vent. Bon. Yaka avait une excuse. Le vent, chaud et sec, moyennement fort, venait du Nord, le gars du Sud… Malin, le mec, il nous avait approché en étant sous notre vent… Malin, mais mort, grâce au géant.

Celui-ci s’est levé, comme pour regarder par-dessus le rebord de l’escarpement au-dessus de nous.

Deux coups de feu ont été tirés à ce moment-là. Un qui a fait sauter de la caillasse à côté d’Erk, qui s’est laissé tomber à terre. Et un, tiré par Baby Jane, qui a fait mouche dans un pneu de pick-up.

Puis Kitty a tiré sa fusée presque à la verticale, légèrement inclinée vers l’Est, où se trouvaient la Land et les motos.

- Yes ! a dit Quenotte, triomphant. Lin a prévenu Frisé, ils sont en route.

- Comment ? a fait Kris, ahuri.

- J’ai pris un risque, Kris, mais il le fallait.

- Putain, Quenotte !

- Je sais, mais vu le nombre, on a beau avoir l’avantage de la position, on a quand même besoin de toute l’aide nécessaire.

- Kris, S.O.S. parti, a dit Tito. Avec nos coordonnées GPS.

- Bon. OK. Bravo… OK. Tout le monde en position. Baby Jane, fais ce que tu sais le mieux faire. Nous autres, on appuiera dès qu’on sera à portée. Et j’aimerai trouver le mec qui vient de tirer sur Erik. Tu vas bien, mon grand ?

- Oui, tout va bien. Il m’a surpris.

- Très bien. Dis-moi, à propos, à qui est le sang sur la lame du couteau ?

Erk a commencé une grimace mais n’a pas eu à répondre, parce que JD s’est mis à tirer. Le premier véhicule, celui dont Baby Jane avait crevé un pneu, était resté là où il était, mais son chargement de mecs agressifs avait continué à pied. Le deuxième, lui, avait contourné le premier et s’était arrêté au pied de notre petite hauteur, déchargeant son propre contingent.

Les mecs étaient en dévers par rapport à nous, devant peiner pour grimper, mais ils étaient déterminés. L’un d’eux s’est mis à hurler en dari et Kitty a traduit rapidement.

- Il nous traite de fils de chiennes et d’assassins. Il dit qu’il va venger ses camarades que nous avons tués.

- C’était trop beau d’imaginer que les mecs au village n’avaient pas eu le temps de prévenir leur base, j’ai dit. Kris, on attaque ou on se défend ?

- L’Afghan volant nous a attaqué, j’estime qu’ils ont déclenché les hostilités, donc feu à volonté, mais soyez prudents, économisez les balles. On ne sait pas quand Frisé va se pointer, et on sera peut-être malgré tout en sous-nombre.

- On peut avoir de la chance et choper des amis, avec notre message, a dit Tito. On l’a répété cinq ou six fois avant de l’envoyer, Kris, avec notre indicatif radio, nos coordonnées GPS, et SOS.

- Et vous pouvez émettre ? a demandé Erk.

- Ben, disons qu’avec l’interface satellite, on peut envoyer le message plusieurs fois.

- OK, a dit le géant. Et qui contrôle ça ?

- C’est moi, j’ai répondu. Je vais essayer d’envoyer le message plusieurs fois, toutes les minutes environ.

- Parfait.

J’étais content. Je veux dire, Erk et Kris ne sont pas avares de compliments, mais là, Tito et moi avions trouvé tous seuls comment utiliser ce que nous avions pour faire passer le message. J’ai regardé mon p’tit pote, et malgré les difficultés qu’il avait eu la veille avec Erk, il était à la fois fier de lui et couvait le géant d’un regard que je qualifierais d’énamouré.

On entendait toujours les vociférations du type, puis j’ai vu sa tête, alors j’ai visé et pressé la queue de détente. Il est tombé, les cris ont augmenté. Un autre a pris sa place.

Tito est venu se coller contre moi, JD s’est placé à côté de Quenotte. Kitty est allée s’allonger à côté de Kris et le Viking, après un échange de regards avec son frère, est resté au milieu avec Yaka, qui tremblait. On s’est mis à canarder tout ce qu’on voyait et qui portait une arme.

Baby Jane, elle, visait l’arrière-garde, faisant mouche à chaque coup. Pas nous. Mais on n’était pas trop mauvais. Des fois, on tirait pour obliger le mec d’en face à rester planquer. Ça le mettait à l’abri de nos balles, certes, mais du coup, il ne s’approchait pas de nous.

On a pu souffler dix secondes, le temps que je regarde mon affichage tête haute et que je vois du mouvement.

- Baby Jane, que vois-tu à tes deux heures ?

Elle a légèrement bougé son fusil, a regardé par sa lunette et a poussé un juron.

- Shit ! Y a quatre camions, cette fois-ci, pas du pick-up, du camion !

Kris a tendu la main vers Erk, a récupéré les jumelles que celui-ci lui tendait et a regardé dans la même direction.

- Hmm… vu comment ça saute dans les ornières, c’est chargé. Soit c’est que du bonhomme, et dans ce cas-là, on peut tabler sur 30-35 mecs par camion, voire plus s’ils sont très copains, soit y a de l’artillerie. Et pas moyen de savoir ce que c’est.

- Je vais viser les pneus dès qu’ils seront à portée, ça les ralentira, et si c’est de l’artillerie, ça leur compliquera la vie.

- Oui, fais ça, Baby Jane. Erik, je veux que tu te tiennes prêt à Soigner, je pense que ça va saigner.

- Très bien. Dis-moi, tu as des allumettes, Kris ?

Le p’tit frère s’est retourné, surpris, vers le grand. Le Viking tenait sa flasque de brennivin débouchée et tête en bas. La dernière goutte a rejoint le reste sur la veste du type dont Erk avait brisé le cou. Kris a souri, un peu tordu, a farfouillé dans ses sacoches et a tendu au géant sa propre flasque et une pochette d’allumettes.

- Ça ne suffira pas à le faire brûler, mais ça va les faire bien flipper, a dit Erk.

- Et les foutre en rogne, a ajouté JD.

- Certes. Mais on n’a pas de grenades, alors on fait au mieux.

- Il n’explosera pas, Erk…

- On ne sait jamais, on pourrait avoir une surprise, s’il digère mal les pois chiches…

C’était complètement con, cette remarque, mais Kitty a gloussé, Tito et Quenotte ont ricané et Kris a souri. Complètement con, mais ça nous a fait du bien.

Erk a vidé la flasque de Kris sur le cadavre, a craqué une allumette qu’il approché de la tache d’alcool et quand ça a pris, il s’est foutu accroupi, a saisi le type par le cou et la ceinture et a pris une grande inspiration. Il s’est détendu d’un seul coup, projetant le mort enflammé haut et loin vers nos attaquants.

Et pendant que les mecs en face suivaient leur pote du regard, on a canardé tout ce qui dépassait. Puis Baby Jane s’est mise à tirer, faisant éclater un pneu en plein virage et le camion s’est lentement couché sur le flanc, déversant sa cargaison de piétons armés à travers sa toile.

- Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour un lance-roquettes... Kris a soupiré.

- Ouais, a fait Erk, ça brûlerait bien, la toile et le camion. Puis quand ça atteindrait le réservoir…

- Boum ! ont fait les frangins ensemble et ils ont gloussé.

- Si on a de la chance, ça fait boum du premier coup, aussi, a dit Erk.

- Ouais, mais la chance est partie en balade, on dirait, a répondu Kris, vachement pessimiste, pour le coup.

Puis les choses sont redevenues sérieuses. On s'est remis à tirer sur ce qu'on voyait, une balle à la fois. On avait, au total, trois chargeurs pour nos EMA 7, de trente balles chacun. J'avais déjà brûlé un chargeur entier. On avait deux chargeurs de quinze balles pour nos Behemoth. Et Baby Jane avait un total de vingt munitions pour son MKSR. Bref, on allait devoir se rationner. Les Behemoth étaient des armes de poing, destinées à de la courte distance, et souvent utilisées en dernier recours.

Un deuxième camion s'est arrêté après que Baby Jane ait tué le chauffeur à travers le pare-brise. Ses camarades, tout en considération, ont jeté son corps de la cabine, c'est comme ça qu'on a su sur quoi elle avait tiré. Le camion est reparti.

Baby Jane a tiré de nouveau, faisant éclater un pneu, mais pas de renversement.

Les deux camions restant sont arrivés au pied de notre repaire, ils sont devenus, eux et leurs chargements, nos cibles.

- JD, Quenotte et Kitty, vous prenez le deuxième plan, Tito et l'Archer avec moi sur le premier plan.

On a obéi, plombant tout ce qu'on pouvait. Ils étaient nombreux et le corps à corps n'était pas envisageable.

Le camion au pare-brise fracturé a soudain pris feu, au milieu de hurlements d'épouvante et de douleur, puis il a explosé.

Trop occupés pour manifester notre joie, on a quand même félicité Baby Jane, qui avait grillé ses dernières munitions pour nous débarrasser d'une vingtaine de types rapidement. Ce qui, vu le peu de balles dépensées néanmoins, donnait un ratio de trois à quatre types par balle. Chapeau !

Elle a posé son MKSR à côté d'elle, s'est tortillée pour prendre son Behemoth et s'est pris une balle dans l'épaule.

Erk l'a tirée à lui, a fouillé dans sa poche dont il a sorti la longue pince sous vide qui était devenue obligatoire lors de nos patrouilles. Il a déchiré le plastique d'un coup de dents, a fouillé la plaie pour extraire la balle. Baby Jane a hurlé, il s'est excusé, elle lui a dit d'aller se faire foutre et de la Soigner au plus vite pour qu'elle puisse rendre la monnaie de sa pièce au type qui l'avait touchée. Erk a gloussé et obtempéré. Il lui a aussi murmuré quelque chose à l’oreille qui l’a fait rougir.

Et la belle Anglaise est retournée au combat. Il y a eu d'autres blessés, JD au bras, Quenotte à l'autre épaule, Tito au bras, lui aussi. Rien de bien gênant avec un Guérisseur comme Erk, même s'il y avait parfois un peu de chirurgie pour extraire les balles avant le Soin.

Un par un, mes camarades ont annoncé qu'ils étaient à court de munitions. Erk avait passé son EMA 7 à Baby Jane, qui avait réussi à s'en servir à merveille malgré la différence de taille.

On est passés au Behemoth. Les frères ont échangé un regard très lourd, et Erk a hoché la tête et passé son chargeur en rab à Kris. J'ai vu ensuite le regard du géant passer de Kitty à Baby Jane, avec beaucoup de douleur dans les yeux bleus. Et je me suis dit que le Viking devait garder ses deux dernières balles pour nos femmes. Il valait mieux pour elles ne pas tomber vivantes entre les mains des hommes de Durrani.

Les coups de feu ont cessé, on a soufflé un peu.

- Rendez-vous, roumis, a hurlé un type en anglais.

- Non.

- Eh, Kris, plutôt le mot de Cambronne, non ? a demandé Quenotte.

- Lequel ? Celui de cinq lettres, ou celui plus publiable ?

- Les deux, mon Capitaine !

Kris a souri et l’autre a continué.

- Donnez-nous vos femmes, et on vous laisse partir, a enchéri le mec, pensant… je ne sais pas trop quoi, mais il se fourrait le doigt dans l’œil jusqu’au trou de balle…

- Fuck you, a répondu très poliment Kris. Pas de mot de Cambronne, alors, mais l’autre ne parlant pas français, n’aurait pas saisi la saveur.

- Alors, fils de chiens, infidèles, on va vous prendre vivants et on vous torturera pendant qu’on violera vos femmes…

- Et il voudrait qu’on se rende avec un programme pareil… Il a de l’espoir, lui, a fait Kris en secouant la tête. Bon, au moins, s’ils veulent nous prendre vivants, on a un avantage, ils essayeront de ne pas nous tuer.

- Tu parles d’un avantage, Kris, j’ai dit.

- Je sais, on prend ce qu’on peut. Bon. Baby Jane, Kitty, vous avez l’ordre de vous faire sauter le caisson plutôt que de vous faire capturer.

- Oh… a commencé Kitty, puis elle est devenue toute blanche. Et Cassandra ? Comment…

Kris a passé un bras autour de ses épaules, l’embrassant sur la joue.

- Lin lui dira. Ça sera dur, mais…

La petite Américaine s’est blottie contre Kris, les épaules secouées par des sanglots.

L’autre brailleur d’en face s’y est remis.

- Oh, les roumis, on vous laisse un peu de temps pour prier votre dieu, mais ça ne vous aidera pas à nous échapper.

- C’est gentil, ça, mon gars! a répondu Erk, plutôt poliment, je trouve.

On a surtout vérifié nos armes, dégainés nos couteaux, ajusté nos gilets pare-balles. On a serré les mains de nos camarades. Pas plus. Plus, ça voulait dire qu’on n’avait plus d’espoir. Or, pas si loin que ça, il y avait une Land Rover équipée d’une 12.7 et chargée de huit mecs avec des chargeurs pleins, fonçant vers nous le plus vite possible. Fallait espérer que la patrouille de Mac suive, sans 12.7, mais avec tout autant de chargeurs pleins.

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