LXXXIV

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A cause de la chaleur, Cook avait fait un dîner froid, composé de quiches lorraines, rôti de bœuf, salades diverses et variées, et fruits.

J’ai rejoint Lin, qui m’avait préparé une assiette, coupant les deux tranches de rôti en petits morceaux faciles à manger, vu que mon bras gauche était en écharpe et qu’il faudra que j’attende qu’Erk aie l’autorisation de Soigner pour m’en servir de nouveau.

Je n’avais pas réalisé à quel point j’avais faim et j’ai dévoré tout ce que Lin m’a donné. J’ai réalisé qu’aucun de nous n’avait avalé plus qu’un peu d’eau depuis le petit déjeuner. Putain, j’avais l’impression que c’était une éternité plus tôt.

Lin a gentiment attendu qu’on soit tous rassasiés avant de nous demander notre propre debrief, Erk ayant passé sous silence un certain nombre de trucs.

On n’a pas tout déballé, il y avait des choses que Katja Haïmalin-Ryan ne devait pas savoir, ou que mes camarades ne devaient pas savoir. Tito a évoqué sa terreur et son horreur dans la fosse, ainsi que sa crainte de blesser les morts, et personne ne s’est moqué. Pour Kitty, ce fut sa peur pour ce grand frère adopté qu’est Tito et de devoir mourir si les choses tournaient mal.

- Justement, je voudrais savoir pourquoi ça a tourné aussi mal.

J’ai laissé Quenotte raconter de nouveau ce qui s’était passé au village.

- Oui, très bien, mais comment ont-ils su que vous étiez les mêmes que ceux qui avaient tué leurs camarades ?

Bonne question, en effet. On s’est un peu torturés les méninges puis une évidence m’est apparue. Y avait pas de raisons qu’un mec aussi terrifiant que le Pashtoune n’ait pas de matériel moderne lui aussi.

- Je pense qu’il a fait comme nous, il a utilisé les satellites, des moyens modernes de télécoms, puisqu’il a réussi à brouiller nos comms.

- Tu as raison, Tudic, a dit Tito, juste parce qu’ils s’habillent, lui et ses hommes, de manière traditionnelle, on a tendance à sous-estimer son niveau technologique.

- Bel exemple de guerre psychologique, a dit Lin, pensive. On s’est fait bien avoir. Et pourtant, j’ai été formée à voir ce genre de subtilités. Merde. Ce n’est pas le seul point bizarre dans votre histoire.

- Bizarre, comment ? j’ai demandé.

- Comment avez-vous fait exploser un camion avec des balles normales ? Ça n’explose pas comme ça, un camion ! Et pourquoi un seul type… non, pourquoi est-ce que leur éclaireur a décidé de se révéler et en se jetant sur Erik, en plus ? Pourquoi est-ce que ce hálfviti s’est jeté dans la mêlée au couteau ?

- Lin, attends, ce qui m’inquiète le plus, moi, a dit Quenotte, c’est qu’ils aient pu nous suivre depuis le village.

- On a réglé ça avec les satellites, me semble-t-il.

- Mais ça ne suffit pas, Lin, comment a-t-il eu accès ? Comment a-t-il pu nous identifier et nous suivre ?

- Calme-toi, Quenotte, a dit mon Capitaine. Ecoute-moi attentivement.

Lin était très concentrée sur Quenotte, qui tremblait. La panique n’était pas loin. Faut dire qu’à part l’attaque de nuit, où on avait combattu tous ensemble, avec des réserves presque infinies de munitions et que, grâce à Kris et Erk, on s’en était plutôt bien tirés, c’était notre premier engagement en tant que patrouille, en territoire ennemi, et avec des munitions limitées et la perspective, comme je l’avais dit en rigolant à moitié à Lin, de devoir se trancher la gorge pour ne pas donner à Durrani des otages contre Lin.

J’ai senti quelque chose monter chez moi, j’ai essayé de la retenir, mais j’ai eu l’impression d’être dans une piscine qui se remplissait, avec des pompes en ciment… Je me suis mis à haleter et comme je n’avais jamais eu de crise de panique, je n’avais aucun moyen de la combattre. Une main ferme m’a plié en avant, me forçant à mettre ma tête entre mes genoux et, bizarrement, ça m’a aidé.

Je me suis redressé, et j’ai vu que Quenotte était dans la même position que moi, la main de Lin sur la nuque. Sur la mienne, c’était celle du Capitaine Haïmalin. Je me suis tourné vers elle pour la remercier. Elle m’a souri, et m’a chuchoté qu’elle connaissait bien ça, hélas. Ça m’a fait tout bizarre qu’elle avoue ça, elle qui est si maîtresse d’elle-même, si badass…

Je me suis tourné vers Tito et JD. Ils étaient super calmes, tous les deux, et j’ai trouvé ça bizarre. Ou alors…

- JD, tu vas bien ?

- Oui, ça va. Et avant que tu te poses la question, c’est Yaka qui m’aide à ne pas paniquer.

- Veinard.

- Bon, a dit Lin comme Quenotte se redressait. Puisque ça a l’air d’aller mieux, essayons de clarifier quelques points.

- Lin, j’ai commencé, je fatigue un peu, alors pourquoi veux-tu savoir comment a explosé le camion ? Il a fait boum, ça a fait une grosse quinzaine de mecs qui ont tardé à s’approcher de nous et ont été dézingués par les R&R. Moi, ça me suffit.

Elle m’a regardé fixement, alors j’ai compris que je n’avais vu que la couche supérieure du problème. J’ai levé la main droite en signe d’apaisement et j’ai dit que je l’écoutais.

- Vous voyez, pour qu’un camion explose, il faut que, dans son réservoir, il y ait un mélange gaz/essence assez particulier. Parce que, contrairement à ce que le cinéma veut nous faire croire, l’essence brûle mais n’explose pas. Donc, un camion, sans doute hybride, qui explose, ça m’intéresse de comprendre pourquoi.

- Je ne dirai pas qu’il a vraiment explosé, a fait Tito d’un air songeur. Je dirai qu’il s’est… enflammé de manière explosive.

- Tu oublies les feux d’artifice, a dit JD de sa voix calme.

Les feux d’artifice ? Je ne me souvenais pas de feux d’artifices…

- Les munitions, a dit Baby Jane d’une voix endormie.

- Baby Jane, tu devrais aller te coucher… Je pense que je devrais continuer demain, à vous interroger comme ça.

- Non, ça va, Lin. Il faut que tu saches. Le camion, c’était un vieux modèle de 2030, quelque chose comme ça… C’était facile à voir parce qu’ils étaient revenus au réservoir sous le moteur, et le bouchon, en plastique, était sur le capot, trop haut pour un humain à pied. Ils pensaient que ça rendrait le vol de carburant plus difficile. Mais ça n’est pas… bref.

Elle a bâillé un bon coup, refermant la bouche en claquant des dents et Tito a sursauté.

- Désolée. Donc, j’ai éclaté le bouchon avec trois balles, puis je me suis dit qu’avec un peu de chance, il y aurait des traces d’essence autour et sur le capot.

- Attends, tu as tout risqué sur une supposition ?! je me suis exclamé.

Et j’étais presque outré de ce risque-là. Elle a haussé les épaules.

- Ça a marché.

- Baby Jane, tu ne…

J’ai pris une grande goulée d’air, je voulais me calmer.

- Ne refais jamais ça, putain ! Tu ne peux pas…

Je me suis arrêté, parce qu’elle a posé sa main sur la mienne. Elle était aussi crevée que nous, mais elle a pris le temps de… me rassurer ?

- L’Archer, ça ira mieux si je te dis, qu’à la lunette, j’ai aperçu des traces autour du bouchon ? Et que, si ça n’avait pas marché, j’aurai visé le réservoir, plus bas ?

- C’est vrai, ça ?

- Oui, l’Archer, c’est vrai. Aussi vrai que je m’appelle Elizabeth.

- Joli prénom, j’ai dit. Euh… Zut, c’est…

On a rigolé, tous, rires nerveux parce qu’on a tous été secoués par cet assaut et, derrière cette attaque, la volonté de nous capturer vivants pour nous violer et nous torturer. Dans le désordre.

- C’est ton vrai prénom ? a demandé Kitty.

- Eh oui. Mais ne nous éloignons pas du sujet. Oui, j’ai supposé que les traces que je voyais étaient de l’essence. Le camion n’a pas explosé, mais le feu a suivi les traces d’essence et je me dis que le bouchon devait être mal fermé, ou qu’ils n’avaient pas été très soigneux en faisant le plein…

- Ou qu’ils ont dû le faire un peu rapidement, a dit Quenotte. Peut-être que l’entretien n’est pas très bien fait, dans les fermes à opium du Pashtoune.

Il avait l’air d’aller mieux. Et je me sentais mieux moi aussi.

- Bon, j’ai dit. Et les feux d’artifice ? Je me souviens pas de feux d’artifice, moi.

- Le feu est entré dans le réservoir, a fait brûler l’essence. Le vent de la vitesse a dû emporter une flammèche sur la bâche, puis le feu a atteint les munitions et… pouf !

- Bon, a fait Lin, ça se tient, même si ça montre que, malgré tout, vous êtes une sacrée bande de veinards. Bien… le deuxième point : pourquoi l’éclaireur s’est-il jeté sur Erik ?

- Là, Lin, a dit JD, on ne peut que faire des suppositions. Mais je me demande si… On lui tournait tous le dos, et de là où il est tombé, il aurait pu s’offrir le Viking, Kitty, Kris, Tito et… et moi. Mais aucun d’entre nous n’a la force, la puissance et… la beauté d’Erk. Comme ce sont des machos, il a pu se dire que capturer le roumi géant à lui tout seul allait lui rapporter plein de bons points auprès de Durrani.

- Ça se tient, JD, a dit Lin après un instant de réflexion. Ça se tient bien, même. Et ça m’amène à ce qu’a fait notre hálfviti préféré. Pourquoi ?

- Lin, j’ai dit, je sais que tu n’as pas apprécié qu’il se soit exposé. Je t’avouerais que moi non plus. Mais s’il ne l’avait pas fait, tu n’aurais sans doute eu que nos têtes à enterrer. Et déposées dans des sacs de toile au premier fossé. Pas sur place.

Elle a pâli. Katja aussi.

- Pourquoi dis-tu ça, Tugdual ?

- Erk a donné son arme, chargeur plein, à Baby Jane pour qu’elle nous file le coup de grâce si on tombait aux mains des types de Durrani. Il lui a demandé de tuer Kris, toujours inconscient, si les choses partaient vraiment en couilles. Et tu sais comme moi à quel point il aime son frère. Donc, ordonner sa mort a dû être très difficile pour lui. Je me dis que cette espèce de sacrifice de soi n’était pas uniquement ça. C’était sans doute une fuite en avant, pour ne plus avoir à réfléchir sur l’ordre qu’il avait donné. Mais c’était aussi un moyen de nous donner à tous une chance de survie, en faisant baisser le nombre de nos attaquants.

J’ai secoué la tête, essayant de mettre de l’ordre dans ma tête.

- Il s’est lancé tout seul, sachant que les autres essaieraient de l’attraper vivant, sachant qu’il risquait des coups de couteau, des coups de poing, sachant qu’il risquait de se faire assommer, capturer, mais décidé à nous donner une chance. Il n’est pas aussi efficace que Kris et sa danse de mort, mais il avait dézingué une bonne dizaine de mecs et nous a poussé à l’aider.

- Lin, a demandé Baby Jane, que se serait-il passé si tu avais reçu un message te disant que ta patrouille était otage de Durrani ? Comment aurais-tu réagi ? Qu’aurais-tu fait ?

Lin a regardé l’Anglaise un long moment, puis nous tous, les uns après les autres. Sur son visage que j’aime tant, de la douleur. Dans ses yeux si noirs que les émotions sont difficiles à lire, j’ai vu l’amour qu’elle me portait.

- Je ne sais pas, Baby Jane. Vous perdre tous aurait été atroce. Mais perdre les frangins… Je les connais depuis leur naissance, je les ai changé, je leur ai donné le biberon, j’ai vu leurs premiers pas, je leur ai raconté des histoires pour les endormir le soir… J’ai mis de la pâte à modeler dans les mains d’Erik quand il avait trois ans… Je…

Elle s’est essuyé les yeux d’un poing rageur et a paru se reprendre.

- J’aurais fait appel aux R&R pour un assaut frontal qui aurait coûté la vie de mes soldats et de votre patrouille, et j’aurais creusé beaucoup trop de tombes. Ou j’aurais ignoré votre absence, j’aurais mis une petite croix à côté de vos noms, avec une deuxième date, et mon cœur se serait desséché. J’aurais écrit une longue lettre à Hella et Dýri pour leur expliquer que j’avais perdu leurs précieux trésors. A tes parents, Tugdual, aux tiens, Baby Jane. J’aurais donné ta veste à Cassandra, Kitty… Et, un jour, j’aurais peut-être bien décidé que la vie n’avait plus de saveur, plus de couleur et…

Je me suis levé, malgré mes estafilades qui tiraient, je me suis assis à côté d’elle et j’ai passé mon bras valide autour de ses épaules. Je l’ai attiré à moi, j’ai posé un baiser sur sa tempe et elle s’est effondrée en larmes. Merde.

- Lin, ça n’est pas arrivé. Grâce à une Anglaise qui vise bien, grâce à un géant Islandais un peu fou, grâce à Jude qui conduit comme un dieu, à Elise et Katja et Vlad qui passaient par là, ça n’est pas arrivé.

- Grâce à vous aussi, les garçons, a dit Baby Jane, qui avez dégainé vos couteaux et suivi le Viking. Je pense qu’on peut dire qu’on a eu de la chance, soutenue par un bon entraînement et un esprit de corps que tu as réussi à nous inculquer, Capitaine.

Tito a farfouillé dans sa poche et tendu un mouchoir à Lin. Puis il est venu s’asseoir de l’autre côté d’elle et a passé un bras autour de sa taille, appuyant sa tête bouclée sur l’épaule de l’Islandaise. Et comme un certain matin sur les chemins poudreux d’Afghanistan, le reste de la patrouille est venu la toucher, lui montrer qu’on était tous bien vivants. Il manquait les frangins, mais je pouvais espérer qu’ils dormaient, tous les deux, se reposant et se remettant de leurs frayeurs. Ce qui m’a rappelé une remarque de Doc…

- Lin, pourquoi Erk ne peut pas avoir de transfusion ? Ses allergies, encore ?

Elle s’est mouchée, a pris une grande inspiration et m’a embrassé sur la joue, murmurant un merci.

- Non, ça n’a rien à voir avec ses allergies, elle a répondu. Il est O négatif. Le groupe le plus chiant. Donneur universel, mais ne pouvant recevoir que du O. Rhésus négatif, en plus.

- Kris est son frère, il ne peut pas…

- Ça n’a rien à voir, même si Kris est aussi O, mais positif, lui. Mais… ils ne sont pas frères de sang.

Je le savais, mais j’ai vu que certains l’ignoraient. Même Katja, apparemment. Marrant.

- Hein, mais…

- Quenotte, comment deux mecs aussi différents physiquement peuvent-il être nés le même jour de la même mère ? Même les faux jumeaux se ressemblent un peu. Mais là, franchement, ils n’ont rien en commun. Pas même leur patronyme, malgré le Hellason par lequel ils sont connus de l’Armée Française.

- Comment ça ?

- Kris s’appelle Dýrison, officiellement en Islande, et Erik Haraldson. Mais sur Vestmann, ils se sont appelés Hellason, suite à la demande de Dýri de porter le nom de sa femme, et de leur donner un matronyme, et non un patronyme. Il a fallu l’autorisation de la Présidente de l’époque, que ça a bien fait rigoler. Donc Erik s’appelle Eiríkur Thorvald Haraldson Hellason, sur son passeport islandais. Et Kris, Kristleifur Njáll Dýrison Hellason. Ils sont uniques en Islande.

- Mais comment sont-ils frères, du coup ? a demandé notre curieux de service.

Lin a soupiré, comme si elle avait déjà raconté cette histoire mille fois. Puis elle a gloussé discrètement.

- Je pourrais te dire de leur demander, mais quelque chose me dit que tu auras du mal à attendre demain, hein, Quenotte ?

Il a haussé les épaules avec un sourire penaud.

- Quand Kris est né, Erik avait quatre heures et avait déjà perdu ses parents, son père un mois avant sa naissance, sa mère au moment où Kris naissait. Apprenant la présence de l’orphelin à la maternité, Hella et Dýri l’ont immédiatement adopté. Voilà l’histoire des frères Hellason. Quant à moi, j’avais quinze ans et je faisais du baby-sitting. J’étais aussi leur voisine, j’ai donc souvent aidé Dýri à s’occuper des loupiots.

- Pas Hella ?

- Elle était agent de police, à l’époque. Elle est commissaire, maintenant. Lui est toujours infirmier à l’hôpital de l’île, et heureux de son sort. Maintenant, s’il vous le voulez bien, au lit, vous avez tous besoin de repos.

On a commencé par grommeler un peu, mais nos bâillements intempestifs nous ont un peu trahis et on n’a pas vraiment rechigné.

Je me dirigeais vers ma chambrée quand Lin m’a proposé de partager son lit. Elle s’est dépêchée de dire qu’elle voulait juste s’assurer que j’étais bien vivant, elle se doutait bien que je ne serai bon à rien, cette nuit-là. Je l’ai suivie parce que moi aussi, j’avais besoin de me rassurer.

Je me suis endormi en posant la tête sur son oreiller, et je ne me suis réveillé que le lendemain matin, raide de courbatures.

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