LXXXVI

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Après le déjeuner, je suis passé à l’infirmerie, pour deux raisons. La première, prendre des nouvelles des frangins.

J’ai croisé Kris qui traversait la cour vers les douches. Il avait la tête dans le tee-shirt qu’il était en train d’enlever, montrant involontairement à tous la perfection de sa musculature et il ne m’a pas vu. Erk dormait, tout seul donc, et j’ai vu, en jetant un œil au moniteur, que sa température était retombée. Bien. Les choses redevenaient normales.

La deuxième raison, c’est que, moi, j’avais de la fièvre et j’allais donc chercher des soins.

Nounou a changé mes pansements, m’a filé de l’ibuprofène et m’a mis au lit, branché à un moniteur, le temps que ma fièvre baisse. Avant de m’endormir, j’ai vu que je n’étais pas le seul : JD, Quenotte et Tito dormaient déjà. Vivement que Doc autorise Erk à Soigner de nouveau. On avait perdu l’habitude des soins normaux, nous. On avait pris goût à être réparés comme par magie…

Bon, je déconne un peu, mais c’est vrai que le Don d’Erk est drôlement pratique, quand même…

Bref, j’ai un peu raté ce qui s’est passé l’après-midi, mais Frisé gentiment m’a rencardé.

Au mess, parce qu’il fait vraiment trop chaud dehors, Frisé a raconté à Lin et Katja (et Vlad) comment ils ont fini de nettoyer le champ de bataille, ramassant et effaçant toutes traces de notre passage. Puis, inspirés par l’attaque de nuit, ils ont rassemblé les morts, leur ont couvert le visage, croisé les mains sur le ventre et alignés face à la Mecque. J’ai admiré.

Ensuite, ils sont redescendus jusqu’à la ferme, approchant prudemment, pensant, à juste raison, que des mecs étaient restés derrière. Ils ont été accueillis avec du plomb, alors ils ont riposté. Puis ils ont placé des explosifs dans les bâtiments, et ont déversé de l’essence dans les champs, mais n’ont pas mis le feu : trop dangereux, entre la sécheresse de l’été et le vent. Mais les plants d’opium étaient foutus. Et c’était tout ce qui comptait.

Ils sont rentrés, tombant sur une patrouille de Durrani qui a connu le même sort que celle croisée il y avait une éternité en allant jeter du colorant dans les fontaines du Pashtoune.

Je pense que, ce jour-là, Durrani a dû perdre presque une centaine de bonhommes. Bien fait. Même si, à force de fréquenter Erk, je me suis mis à plaindre ces fameux bonhommes. Et leurs familles, mais je me disais que le Pashtoune ne serait pas assez cintré pour éliminer une centaine de familles. Enfin, je l’espérais. On a appris à se méfier, avec lui, depuis le récit de Rafa.

Bon.

Donc, on a dormi bien quatre heures, tous les quatre, puis on allait mieux alors Nounou nous a envoyé sortir un peu, marcher et comme le soir tombait – les jours sont courts, à cette latitude –, il faisait moins chaud et c’était plutôt agréable.

Yaka, à qui l’infirmerie avait été interdite pour que JD n’ait pas trop chaud, fut ravie de retrouver son humain et le lui montra avec forces battements de queue. Et comme elle est bien élevée, elle est venue nous dire bonjour à nous aussi. Les filles de la patrouille à deux pattes, Baby Jane et Kitty, nous ont rejoints avec du thé et des cookies. Il ne manquait… ah non, les voilà…

Soutenu par Kris, Erk a boité jusqu’à nous et Nounou suivait avec le même matelas qu’on avait sorti pour lui après l’attaque de nuit. Les deux hommes ont aidé le géant à se poser dessus, JD s’est laissé tomber à son côté et Yaka a décidé que le petit espace entre les deux hommes était parfait pour elle.

A droite d’Erk, nous avons tous laissé la place à Kris qui, après avoir posé son frère sur le matelas, était allé chercher un banc.

Et nous voilà, assis, qui sur le matelas, qui sur le banc, à siroter notre thé en grignotant les cookies de Cook.

- On voit que Ketchup n’est pas là, a remarqué Quenotte. Les cookies fondent trop bien, ça veut dire qu’il y a trop de beurre… enfin, plus que Ketchup ne l’autorise à Cook.

- Oui, elle doit lui manquer… a dit Kris.

- Je me demande… a commencé Erk. Dites, les gars, vu que je n’ai toujours pas le droit de Soigner mais que j’ai deux mains qui fonctionnent, je me suis dit qu’on pourrait peut-être les aider, Moutarde et lui? Y en parmi vous qui savent cuisiner?

- Je sais suivre les instructions, j’ai dit.

- Je me débrouille pas trop mal, a dit Tito.

- Erik et moi sommes plutôt bons avec des couteaux…

- Les gars? Les filles?

- Je fais brûler l’eau, a dit Baby Jane.

Ça nous a fait marrer. Kitty a dit que, comme moi, elle savait suivre des instructions simples, Quenotte a dit qu’il pouvait réciter par cœur pleins de recettes mais qu’il ne les avait jamais essayé et JD a dit qu’il n’avait jamais essayé et qu’il voulait bien s’y mettre.

- Bon, a dit Erk, si vous le voulez bien, on s’y met demain pour le déjeuner, ça leur fera du repos, à nos cuistots.

- Erik, il est hors…

- De question que je me tienne debout, oui, frangin, je sais. Je peux tout aussi bien éplucher et tailler des légumes assis. L’Archer pourra me tenir compagnie ou touiller une gamelle assis, etc…

Yaka s’est soudainement levée et a filé droit vers le mess. J’ai regardé JD, qui avait un petit sourire sur le visage. Et, oui, Yaka est revenue, tenant entre ses dents, très délicatement, la manche de Cook, qui la suivait avec un petit sourire.

- On me demande ? a-t-il dit avec son accent traînant du sud des Etats-Unis qu’il n’a jamais perdu.

- Pas vraiment, a dit JD, mais Erk a eu une idée.

- Vraiment ? Quelle surprise…

Erk a eu un grand sourire, pas vexé par la remarque. Depuis son enlèvement par les FER, il voyait Cook régulièrement pour faire le tri dans sa tête, comme il disait, et je trouve que pour quelqu’un qui a subi autant en si peu de temps, il s’en sortait plutôt bien. Quand je dis ça, je pense aux tout juste quatre mois entre leur enlèvement à Sotchi par les Tchétchènes et son passage entre les mains aimantes des Fils de l’Enfer des Roumis. Sans parler de la folie récente de Durrani, qui l’avait fait pleurer dans les bras de Kris.

- Erk, je m’occuperai de toi après le dîner, là, c’est trop tôt.

- Pas de problème, Cook, mais ce n’est pas pour ça que JD a envoyé Yaka te chercher. Voilà. Figures-toi que Doc m’a interdit de Soigner pour l’instant. Ce qui fait que la patrouille, avec autant de blessés, est coincée à la base. Et même si certains d’entre nous ont tous leurs membres en bon état, et peuvent donc s’entraîner à l’ahemvé ou au tir, les autres sont encore un peu bancals.

- Pardon de vous interrompre, a dit Kitty, mais… Si Erk ne peut pas Soigner, pourquoi Cook ne le fait-il pas ?

Les deux Guérisseurs se sont regardés et Cook a pris la parole, faisant un long discours pour le taiseux qu’il était.

- Si je devais Soigner cinq hommes, ça me prendrait, avec la gravité de certaines de vos… estafilades, presque une semaine. Alors que Soigner Erk ne me prendra que trois jours, ce soir étant le deuxième. Quand Erk sera remis d’aplomb, donc non pas demain soir, mais après-demain matin au plus tôt, et que Doc l’aura autorisé à Soigner, on peut prédire qu’après-demain soir au mieux, vous serez tous guéris. Donc, trois nuits avant de repartir en patrouille, au lieu d’une semaine.

- Ah. Je… je ne sais pas trop ce que je croyais, en fait. Je pense que j’avais oublié que les Dons ne sont pas tous les mêmes.

- Pas grave, Kitty, a dit Erk. Cook, mon idée, c’était qu’on fasse le dîner demain. Ça nous occupera et ça vous fera un peu de vacances, à Moutarde et à toi.

- C’est une bonne idée, sur le papier, mais est-ce que vous savez cuisiner ?

Et on a répondu comme on l’avait fait au Viking. Les sourcils de Cook ont grimpé vers ses cheveux.

- Ça ira, je pense. Je vais vous mettre à bosser, et Moutarde et moi on vous surveillera. Mais vu ce que j’ai prévu, on commence ce soir après le dîner.

- Ah ? a fait Quenotte. Alors…

- Non, tu verras tout à l’heure, Quenotte. Je fais finir votre dîner, maintenant.

Il s’est levé, est retourné vers le mess. Deux pas plus loin, il s’est retourné vers nous.

- Merci les gars.

On est restés à discuter de ce qui s’était passé au village, et à notre perchoir au-dessus de la ferme. On a évoqué nos peurs respectives qui tournaient toutes, disons-le, autour, non pas de la mort, mais de la torture que les hommes de Durrani nous avaient promise. Vingt-quatre heures après, notre trouille nous rattrapait. Quand j’ai senti que Tito tremblait, j’ai passé mon bras valide autour de ses épaules et je l’ai attiré à moi. Il s’est laissé aller, se blottissant contre moi. Me penchant à son oreille, je lui ai demandé s’il allait annoncer aux autres qu’il partait. Il a à peine secoué la tête mais comme il était contre moi, j’ai senti.

- Pourquoi ? j’ai murmuré.

- Je… je ne peux pas. Pas tout de suite.

- D’accord. Mais ne tarde pas trop, ils doivent savoir.

Cette fois-ci, il a hoché la tête. Et j’ai senti son mouvement, cette fois-ci aussi.

Comme Erk et Kris étaient en train de se chamailler, gentiment, à propos de je ne sais plus quoi, personne n’a entendu nos quelques mots, somme toute murmurés au creux de l’oreille de l’autre. J’ai serré Tito contre moi, encore, parce que bientôt je ne pourrais plus et ça me serrait le cœur. J’ai senti sa main se glisser autour de ma taille et serrer aussi. Nous séparer allait être difficile. C’était comme de perdre… et j’ai compris ce que Kris pouvait ressentir.

J’ai regardé les Islandais. Erk caressait Yaka, échangeant des plaisanteries avec Baby Jane, mais son bras droit était autour de la taille de Kris qui, appuyé contre son frère, la main gauche sur la grande paluche de son frère autour de sa taille, était en train de discuter avec Quenotte, en face de lui.

Tito a émis un gémissement et j’ai compris que voir son amour - ou ses amours, car je me suis souvenu qu’il aimait aussi Kris – dans cette position pleine de douceur, de tendresse et d’amour devait être insupportable pour lui. Je l’ai serré encore plus contre moi et j’ai senti des larmes monter, et j’ai fermé les yeux, essayant de les retenir, ces larmes. Merde, les prochains jours allaient être difficiles pour nous deux.

Mon p’tit pote m’a tapoté la taille, puis s’est levé vivement pour quitter notre groupe, sous un prétexte quelconque. Je n’avais pas la même vivacité, alors je suis resté sur mon banc, regrettant déjà la chaleur de son corps contre moi. Putain, il allait me manquer, ce petit frère que je m’étais choisi.

On a fini par aller dîner, les plus ingambes d’entre nous soutenant les autres. En fait, en y regardant bien, seuls Erk et moi avions une jambe touchée. Kris a pris son frangin dans ses bras, en princesse, et le géant a déconné jusqu’à ce que son frangin le menace de le porter en pompier, ce qui aurait était très mauvais pour sa blessure au ventre, et il s’est tu, se contentant de se laisser porter, les deux bras passés autour du cou de Kris. Celui-ci devait être aux anges.

Après le dîner, Cook nous a gardés à la cuisine, et pendant que Frisé, Jude, Vlad et le combat-medic des R&R faisaient la plonge, on a bu une tisane pendant qu’il nous détaillait notre programme de la soirée et du lendemain.

Et donc, Erk et Kris se sont retrouvés à jouer du couteau, coupant plusieurs kilos de paleron de bœuf et de carottes, pendant que Tito zestait une montagne d’oranges et de citron et que Kitty, récupérant les oranges, pressait leur jus dans de très grandes gamelles. De mon côté, handicapé par mon bras, je surveillais la chienne, pendant que JD et Quenotte vidait des bouteilles de vin rouge dans les gamelles, y ajoutant ensuite des clous de girofles et des bouquets garnis. Enfin, Baby Jane et Kris ont récupéré le bœuf, l’ont réparti dans les gamelles qu’ils ont couvertes et tous les valides, donc ni Erk ni moi, les ont déposées dans la chambre froide.

Quand Cook a dit à Quenotte de réserver les carottes dans des boites étanches dans la chambre froide, j’ai vu son visage s’éclairer. Je pense qu’il a trouvé, parmi la myriade de recettes qu’il connaissait par cœur, celle que Cook nous avait fait préparer.

- Ce sera tout pour ce soir, il a dit. Je vous fais grâce du petit déjeuner, vous avez besoin de dormir, tous. Erk, reste. Toi aussi, Kris, si tu veux.

J’ai souri, car il est impossible de séparer les frères, ou presque. Et comme je sais me faire oublier et que j’étais resté assis, j’ai pu voir Cook Soigner Erk.

C’est à la fois très semblable, et très différent. Erk a baissé son pantalon, aidé par Kris, Cook a défait la bande qui entourait la cuisse du géant du genou presque jusqu’à l’aine, et, comme fait le géant, il a posé ses mains sur la blessure. La lumière sur les mains du cuisinier était nettement moins forte. Elle était aussi plus jaune orangé que blanc chaleureux. Le résultat fut aussi nettement moins spectaculaire : la vilaine estafilade se referma presque complètement. Presque

Contrairement au géant, Cook ne transpirait pas quand il Soignait, mais cela lui demandait beaucoup d’énergie aussi. Il interdit à Erk de poser le pied par terre avant le lendemain matin et laissa les frangins partir.

Et comme je savais me faire oublier, ils m’ont oublié dans la cuisine. Bon. Je boitais un peu moins qu’Erk, mais j’allais avoir du mal à réintégrer ma carrée tout seul, moi.

Heureusement pour moi, Lin me cherchait et a fini par me trouver et m’emmener dans sa chambre.

Et là, sur l’épaule de la femme que j’aime, j’ai laissé couler les larmes que je retenais depuis qu’au bord d’une rivière d’Afghanistan Tito avait annoncé à l’homme qu’il aimait qu’il allait partir.

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