Chapitre 12.1

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La lame vint percer le grabat à l'endroit même où reposait une seconde auparavant la tête de Valgard. Des éclats de roche s'envolèrent en fins geysers de pierres tranchantes et noires. Face à celle qui avait lâchement tenté de l'assassiner, le jeune homme se releva avec grâce. Serrant avec force le manche de Stiarna, l'impitoyable Modgud se tenait auprès du lit de fortune, le regard péremptoire.

« Je suis rassurée. On dirait que vous n'avez pas envie de mourir aujourd'hui. Continuez à réfléchir de la sorte et vous parviendrez peut-être à survivre à cette dernière leçon », lança-t-elle d'une voix dure.

Souvent, la valkyrie avait évoqué cet ultime affrontement entre le maître et l'élève. Mais Valgard avait longtemps douté qu'un tel instant arrive jamais, pensant que Modgud préférerait lui épargner cette épreuve.

Comme à l'ordinaire, des flux incessants de spectres empruntaient le pont d'or pour gagner le royaume de leur nouvelle souveraine. De plus en plus abrutis par la voix qui résonnait dans leur tête, ils demeuraient sourds aux préparatifs du plus terrible des duels qui ait jamais eu lieu en ces terres d'épouvante.

« Je n'ai pas l'intention de te combattre, Modgud.

— Il est de mon devoir de faire de vous un véritable guerrier. N'était-ce pas l'objet de votre requête, il y a treize ans de cela ? À cette époque, vous n'étiez qu'une ombre au sort à peine plus enviable que ces défilés de morts. Il est temps, chrysalide, de quitter votre cocon.

Le fils de Hel serra les dents.

— Pas de cette façon ! Je ne veux pas avoir à te blesser !

— Si vous croyez cela possible, c'est que le Wyrd, à défaut d'avoir fait de vous quelqu'un de clairvoyant, vous a rendu bien orgueilleux. Je ne retiendrai pas mes coups, soyez-en sûr. Ce n'est qu'en vous confrontant au danger que vous pourrez réveiller cette force qui sommeille en vous. Jadis, c'est ce qui m'a permis de comprendre l'essence même du combat. »

L'extrémité de la lance enchantée éblouit suffisamment sa victime pour qu'elle perde l'équilibre et s'écroule sur le sol. Un coup fusa, porté avec le manche cette fois, et dirigé sur le menton. Puis, deux autres s'ensuivirent, qui attaquèrent le nez et le front. Mouvement typique du raidho. Un voile de ténèbres enveloppa le champion des morts, qui avait déjà contemplé de ses yeux l'envers de l'existence. Modgud n'avait pas menti : maintenant qu'elle avait chassé de son cœur son amour pour Valgard, elle n'était plus qu'un ennemi.

« Allons, relevez-vous, il n'est plus temps de se reposer ! Battez-vous pour ce qu'il reste de votre vie ou mourez sans gloire ! », s'exclama la femme tandis qu'elle bloquait la partie inférieure de Stiarna entre le dos de son élève et les dents des cailloux.

Un effet de levier remit Valgard sur ses pieds. L'attention du iotun se porta sur une vieille lame qui traînait non loin. C'était un bout de métal usé dont il s'était servi, au cours de son apprentissage, afin de se rompre au maniement de l'épée. Deux pas de côté lui permirent de l'atteindre sans pour autant tourner le dos à son adversaire. Pourtant, la situation demeurait délicate : il n'avait toujours aucune envie de se battre contre Modgud et avait peine à croire que cette dernière ait décidé de s'en prendre à lui aussi violemment. Combien de temps serait-il capable de lui résister sans avoir à porter la main sur elle ? Et même s'il parvenait à se résoudre à l'affronter en combat singulier, serait-il en mesure de trouver une parade à chacune de ses attaques ?

La valkyrie brandit la hampe de son arme au-dessus de sa tête. Tel un vulgaire gourdin, elle la fit tournoyer du bout des doigts. Des volutes de fumée se matérialisèrent autour d'elle. Les arabesques se firent bientôt tempête.

Une force démesurée se déchaîna. Déchirant le sol comme une feuille de parchemin, la masse d'énergie se montra à ce point rapide que Valgard, pris au piège à l'intérieur de ce formidable tourbillon de puissance, ne put rien tenter pour l'éviter. Une présence invisible paraissait lui écraser le torse et lui peler la chair des bras.

Décidé à lutter, à ne pas se laisser arracher à la terre ferme, il planta la lame de son vieux glaive dans le parterre rocheux. Malgré le frottement du vent contre sa peau blanche, il n'entendait pas faiblir. Or, c'était précisément ce que Modgud attendait de lui. Il n'avait de toute façon pas d'autre alternative : résister ou mourir. Durant des secondes qui lui parurent des heures, il s'accrocha désespérément à son arme. Puis, comme il l'avait espéré, la tornade faiblit jusqu'à retourner à l'état de courant d'air.

Mais le péril n'était pas écarté : Stiarna se rapprochait dangereusement. D'un mouvement rapide et latéral, elle frappa sa victime à la nuque et aux omoplates. À l'intérieur de la gorge de Valgard, sur sa langue et ses gencives blessées, se répandit une liqueur à la saveur douce-amère. Horreur, une pluie de chocs s'abattait à présent sur son corps meurtri ! Parfois portés avec l'extrémité supérieure de la lance, d'autres fois avec l'extrémité inférieure, ils s'abattaient sur leur proie à une vitesse prodigieuse. Sous leur morsure, la chair était lacérée.

« En fin de compte, Odin n'aura jamais à craindre votre courroux. Qu'aurait-il à redouter d'un bâtard incapable de venir à bout d'une simple valkyrie ? », se moqua la vierge, le visage sévère.

L'apprenti n'était plus qu'une gigantesque plaie. Son pantalon s'était teint d'un brique sale et ses jambes flageolaient. Il était vaincu. Heureusement, son adversaire semblait repousser sans cesse le moment du coup de grâce. Peut-être un dernier signe de pitié.

« Alors que je n'étais qu'une petite fille, mes parents et moi avons été vendus comme esclaves à un riche iarl³⁸ dont le domaine s'étendait sur la côte jouxtant la Forêt de Fer³⁹. Mon père et ma mère étaient à un tel point maltraités qu'ils finirent par mourir d'épuisement, de faim et de soif. J'avais beau être crasseuse et émaciée, je leur survécus. »

Modgud se mordit la lèvre. Elle reprit :

« Le seigneur pour lequel je travaillais s'en amusa et décida un jour de m'offrir une chance de regagner ma liberté. Il me fit la proposition suivante : si je parvenais à le tuer, je pourrais fuir son domaine et vivre libre à jamais. J'acceptai immédiatement et me jetai sur lui avec toute la hargne que pouvait contenir mon petit corps décharné. Hilare, il me rossa puis, lassé, m'abandonna au milieu d'un mare de sang de laquelle je finis, après bien des efforts, par me relever. Nuit et jour, des gardes me surveillèrent alors, si étroitement qu'il m'était impossible de m'enfuir. Je ne pensais plus qu'à une chose : tuer cet homme de mes mains et quitter pour toujours ses terres maudites... »

Valgard écoutait. Malgré les blessures. Malgré le sang.

« J'appris à manier le bâton et l'épée sous le regard amusé des gens libres, visitée chaque nuit par le Murmure du Destin. Un soir, le rêve changea, et je compris que je devais tenter de nouveau ma chance. Sans éveiller les gardes, je gagnai les quartiers de mon geôlier. Jamais je n'aurais imaginé le trouver confortablement assis sur les draps blancs de son grand lit, attendant ma venue avec impatience... Un combat s'engagea entre nous. Je ne saurais dire aujourd'hui s'il ne dura que quelques échanges ou si nous croisâmes le fer des heures durant. Ma haine, toutefois, finit par prendre le dessus sur ses railleries et son air suffisant. Sa colonne vertébrale craqua et son cadavre s'effondra, brisé. »

Modgud soupira, avant de mettre un point final à son histoire :

« Une force quasi divine sommeillait en moi. C'est en tuant cet homme que j'ai brisé le verrou apposé sur mon âme... Je vous observais pendant votre sommeil. Le Murmure du Destin vous a montré des images différentes ce soir, qui augurent que vous changerez vous-même.

— Je refuse que ce soit au prix de ta mort !

— Ma mort ou la vôtre. Cela dépend du choix que fit le Destin alors qu'Odin et ses frères créaient quatre mondes à partir du corps d'Ymir, leur première victime. Si je meurs, cela signifiera que le Wyrd se fie à vous. Si vous périssez, vos proches verseront une larme en la mémoire du perdant que vous aurez été. C'est maintenant que tout se joue ! Quel est donc le sort que vous a réservé la Grande Toile ? Celui d'un héros ou d'un vulgaire imposteur ? »

La vierge guerrière revint à la charge. Sa lance coulissa dans ses poings menus. D'un mouvement fluide, totalement imprévisible, la pique située au bout de Stiarna fondit sur sa proie. L'espace d'un instant, Valgard crut même qu'une petite gueule hérissée de crocs était apparue en lieu et place de la lame écarlate. Son biceps droit se contracta pour bloquer la lance d'un revers de sa vieille épée et, contre toute attente, il intercepta la trajectoire de l'arme.

Le fils de Hel réalisa alors que les actions de la valkyrie lui paraissaient de plus en plus lentes. Mieux, elles semblaient suivre scrupuleusement le tracé de courbes blanchâtres qui se dessinaient dans l'air. Comme accrochés à des fils invisibles, les membres de Modgud ne pouvaient plus surprendre. Chacun de leurs gestes, passés, présents et futurs, était attaché à une ligne impalpable qui trahissait sa destination. Valgard avait dompté le Wyrd.

Pour la première fois depuis des années, il ne ressentait plus au fond de son cœur la présence pesante des centaines de milliers d'âmes que les asgardiens avaient préféré maudire, de peur de voir un jour leur royaume, leur vie et leurs biens leur être arrachés. Il avait beau chercher à entendre leurs continuelles plaintes, il ne percevait que le craquement de ses os fatigués. Libre de leurs gémissements, de leurs souvenirs et de leurs peines, il redevenait le seul et unique possesseur de ce corps qu'Odin avait exclu de la grande roue du Destin.

De son côté, la valkyrie était médusée. Chacune de ses attaques était impitoyablement contrée. Elle avait beau frapper sans relâche, son masque de fierté ne parvenait plus à dissimuler sa frustration. Ses deux prunelles d'azur étaient celles d'une petite fille résignée à perdre sa dernière bataille. Le sort, semblait-il, avait choisi le vainqueur du combat. Et il estimait que cette comédie n'avait que trop duré : il était temps de mettre fin à ce duel ridicule.

Revigoré par cette énergie nouvelle qui irriguait ses veines, Valgard contre-attaqua. Il attendit le moment idéal pour frapper, résolu à mettre à profit les conseils avisés de son professeur. Puis, d'un léger mouvement du poignet, il positionna son arme de façon à ce que le côté le moins usé et le plus fort de la lame soit celui qui porte le coup. Le choc fut tel que la vieille épée ne résista pas : dans le temps où elle se brisa et que ses morceaux étaient projetés aux quatre coins du paysage, Stiarna échappa des mains de Modgud. La lance se planta dans le tapis de roches monochromes qui constituaient le seul et unique terreau de ces lieux.

Si la vierge était désarmée, son élève, lui, ne l'était pas totalement. Accroché à la garde du glaive, un segment d'acier assez tranchant pour faire office de poignard se pressait contre la gorge de la jeune femme. Jamais Valgard ne s'était senti aussi libre : il pouvait décider de condamner son adversaire ou de lui laisser la vie sauve. Cela n'était-il pas le privilège des dieux, cette extrême jouissance qu'avaient dû ressentir Odin et les siens en enfermant les désincarnés dans une prison de terreur, ce sentiment d'impunité totale qui allait jusqu'à effacer le moindre scrupule, le moindre doute ? Qu'était donc cette misérable chose qui n'osait pas croiser son regard dément ? Celle qui lui avait tout appris ? Que représentait-elle pour lui, à présent ?

Il n'avait plus besoin d'elle. Les gens invulnérables n'avaient pas besoin d'icônes à révérer : ils étaient leur propre idole.

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Lexique :

38 - Iarl : forme simplifiée du mot Jarl. Équivalent scandinave du titre de comte.

39 - Forêt de Fer : Járnviðr (Iarnvid) en vieux norrois. Célèbre et lugubre forêt de Iotunheim, fief séculaire de l'ordre de sorcières fondé par la géante magicienne Iarnvidia.

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