Chapitre 13.1

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Valgard se dirigeait d'une démarche chaotique vers l'extrémité du pont de pierre. À chaque pas, il se sentait défaillir un peu plus. Seule la douleur mordicante du feu intérieur qui lui rongeait les membres l'empêchait de s'évanouir. Son bras gauche et violacé tremblait avec fureur, tandis qu'un bourdonnement éraillé l'empêchait d'entendre le cri étouffé des morts baignés dans les eaux sulfureuses de Hvergelmir, en contrebas.

Toutefois, il en aurait fallu davantage pour lui faire rebrousser chemin. Durant treize années, il s'était imaginé un retour triomphal au palais de sa mère, le visage fier et le port irréprochable. Certes, la réalité se présentait différemment mais il avait survécu à l'entraînement de Modgud, à cette solitude qui fait si habilement oublier le visage des gens que l'on aime.

Qu'étaient donc quelques gouttes de sang en comparaison du bonheur de retrouver les siens au terme d'une si longue absence ? Ganglot et Ganglati se souviendraient-ils de lui ? Les couloirs du palais sentiraient-ils encore cette étrange odeur de bougie brûlée ? Et sa chambre, était-il possible qu'elle ait été gardée en état ?

Avec le peu de force qui lui restait, il poussa les battants du grand hall. À l'entrée, deux hommes à l'allure blafarde croisaient leurs lances et arboraient un visage sévère. Devant cet inconnu en guenilles, ils brandirent la pique qui terminait leur arme.

Une violente crampe aux mollets obligea le fils de Hel à poser un genou à terre. Un sourire naquit cependant sur ses lèvres : alors qu'il était petit garçon, ces hommes n'avaient jamais pu l'empêcher de quitter le palais ; voilà qu'aujourd'hui, ils cherchaient à lui interdire d'y entrer.

Mais devant la mine piteuse du visiteur, les serviteurs comprirent qu'il n'y avait aucun péril. L'un d'eux s'accroupit pour écarter une mèche de cheveux collée au front de Valgard. Ce geste révéla des yeux à moitié clos par les ecchymoses. Et si le garde ne vit qu'un amas de boursouflures et de bosses prune, il crut néanmoins reconnaître des traits familiers dans ce visage tuméfié.

« Os... Osfrid... balbutia-t-il. Cet homme, j'ai l'impression que c'est le jeune maître Valgard.

— Je croyais que sa mère lui avait lancé un sort pour qu'il ne s'approche pas du château.

— Le sort a dû être rompu.

— Conduisons-le à la reine ! »

Valgard insista pour se relever par ses propres moyens. Et ce fut d'un pas laborieux qu'il parvint à la grande salle du trône. La gardienne des lieux était confortablement installée sur son macabre siège. Sa laideur dissimulée sous son armure dorée, elle affichait une sérénité froide. Son regard ocre se posa sur la silhouette brisée de son unique enfant.

« Treize années se sont écoulées. Et, depuis ton départ, je n'ai cessé de compter les jours, déclara-t-elle, faussement impassible. J'espérais que le Wyrd te permette, comme à moi, de le lire.

Valgard tâcha de se redresser davantage mais ses cinq sens menaçaient de le fuir. Il n'était plus que blessures.

— Je vous ai fait une promesse, répliqua-t-il, satisfait de retrouver la personne qui lui avait sans doute le plus manqué au cours de cet interminable exil volontaire. J'ai juré que je serais victorieux. Je l'ai juré et j'ai tenu parole.

Il y eut un silence. La voix de Hel s'adoucit.

— Tu es plus grand que moi, fit-elle. Et tu ressembles presque trait pour trait à feu ton père. Malgré le sang et la crasse, tu es bien le plus beau des dieux et des iotnar.

Le compliment glissa sur un Valgard épuisé ; il ne restait plus le moindre soupçon d'ego dans ce corps las.

— Ces treize années m'ont appris qui j'étais.

— Dois-je conclure que tu n'abandonnes pas cette folle idée que les ombres ont fait germer en ton cœur ?

— Comment pourrais-je renoncer, mère, alors qu'il ne se passe pas un instant sans que j'entende leurs voix, sans que je ressente leur peine.

— Je le craignais : tu es devenu le calice de leur souffrance, la coupe de laquelle s'écoule leur colère.

— Chaque jour, ils me prient de les libérer. Leurs plaintes et leurs gémissements sont un bruit de fond qui ne me quitte jamais. »

D'un geste, la fille de Loki ordonna aux gardes de retourner à leur poste. Après avoir acquiescé d'un léger signe de tête, ces derniers s'exécutèrent. Le bruit de leurs pas résonnait à travers l'immense pièce d'obsidienne mais Valgard était dans un tel état de fatigue qu'il ne parvenait plus rien à entendre. Seule la voix maternelle lui arrivait distinctement.

« Tu es exténué, ajouta Hel en se levant de son trône. Tes blessures seraient venues à bout de n'importe quel mortel, mais tu es différent de ceux qui peuplent l'Enclos du Milieu. Tu es né de l'union d'un dieu et d'une iotun. Tu portes en toi le meilleur des deux races, ce qui te confère un pouvoir inimaginable. »

À la manière d'un fantôme dépourvu de jambes, la gardienne des âmes damnées paraissait flotter au-dessus du sol. Sa longue robe échappait derrière elle une multitude de paillettes aux reflets de ténèbres. Avec tendresse, elle posa sa main gauche contre le torse de son fils et poursuivit :

« Si le contact de mes mains peut tuer, il peut également ressusciter ou guérir ce qui a été affaibli. Modgud a bien fait son travail. Je sens les liens tissés par le Wyrd parcourir ton önd. C'est le signe que tu es devenu l'égal des plus grands seigneurs des neuf mondes. Maintenant que tu es des nôtres, tes nouveaux pouvoirs te conserveront plus longtemps. Ainsi, tu vieilliras beaucoup moins vite que les habitants de Midgard. »

Elle se tut une seconde avant d'enchaîner :

« Pour l'heure, tu as besoin de repos. Tout dieu que tu es, tu as enduré plus que ton corps ne pouvait le supporter pour aujourd'hui. Va donc te reposer dans ta vieille chambre. Ton lit sera toujours assez grand pour t'accueillir sans peine. »

Valgard apposa sur la main frêle un tendre baiser, qui imprima une trace cuivrée sur la peau blanche. Il aurait souhaité poursuivre cet entretien, mais la fatigue le gagnait de plus en plus. Vidé de son énergie, ses yeux se fermèrent et ses muscles l'abandonnèrent. Il perdit connaissance.

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