Chapitre 6.3

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À plus de dix contre un, l'affaire semblait entendue.

Mais soudain, faisant trembler le sol, une ombre s'invita dans la mêlée pour interrompre cette lutte inégale. Un gigantesque tronc au bout duquel se balançait une tête noire et plate parut toucher le plafond de cette grotte de ténèbres. Lentement, la chose colossale s'abaissa et un horrible faciès couvert d'écailles, de cornes et de griffes effilées apparut : Nidhogg. Cette improbable créature était si laide qu'aucun esprit, aussi malade soit-il, n'eût pu l'imaginer. Ses immenses yeux blancs passèrent doucement de ses serviteurs au minuscule inconnu. Qui avait osé s'aventurer dans l'antre du plus redoutable de tous les êtres ?

« Mes oreilles ne m'avaient donc pas trompé. La gardienne des morts a bel et bien eu un fils. Les paroles d'Odin avaient pourtant été claires. La malédiction devait lui interdire l'enfantement », déclara-t-il d'une voix grave, vibrante.

Sa bouche hideuse s'approcha. Ses narines projetaient un souffle brûlant et nauséabond, une vapeur opaque qui piquait les yeux et attaquait les poumons. De ses lèvres squameuses, s'échappait une langue terminée par une fourche qui battait l'air tel un fouet.

« Je ressens maints parfums sur ta peau blanche. J'y perçois distinctement celui des iotnar et celui des Ases, parents d'Odin. Tu as été élevé parmi les morts, mais tu n'y as pas ta place. Que viens-tu faire sur le territoire des serpents ?

L'aventurier miniature était au bord des larmes.

— Je suis à la recherche de mon père ! Je suis venu le ramener chez moi ! répondit-il.

— Il n'y a en ces lieux que des cadavres pourrissants et dépourvus de volonté, des malheureux qui ont eu juste assez de force pour s'échapper de Helheim. Ils sont notre nourriture. Leur chair spectrale nous rend plus vigoureux puis leur essence retourne au Néant, où elle ne ressent plus la souffrance.

Cette réponse ne satisfaisait pas Valgard.

— Ne gardez-vous pas des prisonniers ? N'avez-vous pas une réserve pour entasser vos proies ? Mon père y est peut-être ! insista-t-il.

— Nous ne gardons aucun prisonnier, voyons. Contrairement au royaume de ta mère, Niflheim n'est pas une geôle. Les âmes errantes y rencontrent une fin rapide et sans douleur. C'est le peu que nous autres, serpents, pouvons leur apporter. De plus, si un dieu s'était perdu dans les environs, nous nous serions souvenus du goût incomparable de sa chair.

— Vous mentez ! Vous n'êtes qu'un gros serpent perfide et trompeur ! Vous voulez me faire fuir mais je ne repartirai pas sans mon père !

Nidhogg ricana.

— Quel intérêt aurais-je à te mentir ? Mes pouvoirs sont sans limites. De ce fait, le mensonge m'est inutile. On ne ment que lorsqu'on a peur de quelque chose et le seigneur serpent ne redoute rien ni personne. »

Valgard ne voulait pas y croire. Était-il possible qu'il se soit engagé sur les étendues glacées du Niflhel en vain ? Des larmes dévalèrent le long de ses joues et un bourdonnement de rage envahit son esprit, le forçant à plisser les yeux en une vive expression de colère. L'un de ses poings se ferma. L'autre resserra un peu plus son étreinte sur la garde usée du fer détestable qu'il n'aurait jamais voulu découvrir.

Où était donc ce père qui restait introuvable ? Nidhogg assurait ne pas l'avoir croisé. Si c'était la vérité, où son âme avait-elle pu se rendre ? Hel, dans les rares moments qu'elle accordait à son fils, racontait souvent qu'elle aurait donné cher pour retrouver son seul et unique amour, la personne qui lui avait appris qu'on ne pouvait vivre si on était incapable d'aimer. Or, si l'essence de Dag s'était trouvée à Helheim, la fille de Loki aurait dû le sentir.

« Dissscusssssion terminée ? Le bambin peut-il être mangé ? demanda l'un des serpents, l'eau à la bouche.

— Qu'on l'éventre, qu'on le dévore, que ses gémisssssements nous rendent plus forts ! mugit un autre.

— Faites ce que vous voulez de lui, son sort m'importe peu, gronda leur maître. Ainsi, Hel comprendra qu'elle n'est que mon invitée et non la propriétaire des lieux. Sa progéniture ne sera pas traitée autrement que tous les fous qui s'invitent chez nous. Même s'il est vivant, son âme s'en ira rejoindre le Ginnungagap.

— Oui, oui, gloire à Nidhogg et à tous les ssssiens ! Ssse sssoir, nous goûterons à un fameux fesssstin ! »

Cette fois, c'était la fin. Une dizaine de serpents de taille humaine bavaient et poussaient de longs criaillements stridents. Leur regard de bête contrastait avec le visage apeuré du garçonnet qui se cachait derrière cette lame trop pesante pour ses bras fragiles. C'était le combat de la haine contre l'innocence, de la laideur contre la pureté, du désespoir contre l'espérance. Valgard allait-il seulement succomber sans agir ? Non, il avait dans les veines cette rage de vaincre que seuls les vainqueurs possédaient ! Il n'allait pas abandonner. Pas avant qu'une belle brochette de ces monstres ne morde ce sol corrompu. Un brave devait savoir faire face à de grands périls et à de puissants adversaires, car c'était dans de telles circonstances qu'il pouvait prouver sa valeur. Et puis, mieux valait mourir en défendant chèrement sa peau que d'accepter une fin aussi injuste.

Il puisa dans ses dernières forces et souleva cette satanée épée qui semblait l'avoir ralenti à dessein, comme douée d'une vie propre. Cette fois encore, elle mettait un point d'honneur à ne pas se laisser manier, mais les petites mains qui s'étaient saisies de sa garde étaient mues par une volonté inflexible et une incroyable envie de vivre, une force mystérieuse contre laquelle on ne pouvait se dresser.

Les soldats de Nidhogg s'approchaient dangereusement, la gueule grande ouverte. L'un d'eux, tout d'écailles sombres vêtu, se dressa sur sa queue, puis siffla d'une voix perverse :

« Grabak sssera le premier à goûter à ta viande ! Ton sssang coulera, sssssublime offrande ! »

Se catapultant sur sa proie à une vitesse incroyable, Grabak la jeta au sol et l'envoya s'effondrer lourdement sur la roche coupante. Pour la réduire à la plus stricte impuissance, il l'étouffait de son poids.

Valgard était vaincu, totalement paralysé par cette masse abjecte qui lui coupait le souffle. Une boule vint se nouer à l'intérieur de sa gorge. Les siens allaient tellement lui manquer.

Mère, j'ai fait de mon mieux. Je voulais vraiment retrouver mon père. Je pensais que je serais assez fort pour nous le ramener. Pardonnez-moi d'avoir été si sot.

Plusieurs secondes, il garda les yeux fermés. Il n'y avait plus qu'à attendre que survienne ce coup de crocs qui le rendrait au Néant. Mais rien. Au lieu de sombrer lentement dans l'inconscience, il sentit clairement l'haleine répugnante de son meurtrier se rapprocher de son visage écarlate. Ensuite, il y eut ce râle de douleur, ce cri d'agonie qui ne venait pas de lui.

« Mal... Sssi mal ! Maudite épée dont j'aurais dû me méfier ! »

Le serpent sadique poussa un dernier gémissement de souffrance avant de s'effondrer sans gloire. La lame ruisselante avait transpercé sa chair, traversé son ventre et son dos. De sordides gargouillis s'échappèrent de cette triste carcasse, tandis que des cascades de sang infect dégoulinaient sur le sol et sur le corps chétif que bon nombre des monstres restants avaient bien l'intention de se disputer.

Sur le coup, Valgard ne comprit pas ce qui venait de se passer. Une seule chose était sûre : il se sentait vivant, et ce malgré la bête ignoble qui demeurait écroulée sur lui. L'épée, dans sa main droite, vibrait intensément. Tiré d'un long sommeil, l'entêté bout de métal reprenait vie, prêt à servir à nouveau.

Alors, le fils de Hel sentit ses forces lui revenir. Libéré du cadavre qui l'étouffait, il parvint à se redresser sur ses deux jambes qui flageolaient encore. Et si l'épée se maniait toujours difficilement, elle avait déjà l'air plus légère, plus encline à se laisser dompter. La lame, noire et couverte de rouille quelques instants plus tôt, semblait maintenant s'illuminer sous les marques sanglantes qui dégouttaient de sa surface.

« Grabak ! Grabak ! Notre frère vaincu ! Ssson âme, disssparue ! », s'écrièrent les serpents.

Nidhogg posa sur l'épée un regard qui trahit sa surprise. Une relique légendaire venait peut-être de s'extirper des méandres de l'oubli où on l'avait crue égarée à jamais.

« C'est impossible ! s'étonna le terrible monstre. J'avais eu vent que cette arme avait été perdue ! Comment peut-elle être entre les mains de ce moucheron ?

— Tuons-le, maître ! Que nos ventres affamés ssse repaisssssent de ssson être ! sifflèrent ses soldats.

— Non, fous ! Son destin n'est pas de succomber à votre faim ! Trop d'éléments me laissent à penser que... », répondit Nidhogg, en proie à une réflexion intense.

Pendant que les serpents discutaient du sort qu'ils allaient lui réserver, Valgard observait l'épée qui lui avait sauvé la vie. Au fil des secondes, les filets de sang qui la recouvraient disparaissaient sous le métal, littéralement absorbés par la force mystérieuse qui semblait se terrer à l'intérieur de l'objet. Ainsi que l'avait deviné l'ennemi, un immense pouvoir venait de s'y réveiller.

« Laissez-moi rentrer chez moi ! Cessez de vouloir me faire du mal où je vous tuerai tous un par un ! aboya l'enfant, comprenant qu'une chance de fuir le territoire des serpents s'offrait peut-être à lui.

— Soit, nous ne te tuerons pas, déclara le seigneur reptile. Tu as fait preuve de courage en éliminant Grabak, dont la force valait cent fois la tienne. Mais ne crois pas pouvoir quitter cet endroit aussi facilement. Tu t'es permis de pénétrer sans autorisation dans mon domaine. Pour ce crime, je te condamne à un sort pire que la mort. »

Le temps semblait s'être suspendu.

« Qu'on le jette dans Hvergelmir ! », fit la bête.

Aussitôt, les immondices rampantes se ruèrent sur leur adversaire. Celui-ci essaya de se protéger, mais les serpents, cette fois, ne se laissèrent pas surprendre. Avec rage, deux d'entre eux le mordirent aux bras et plantèrent leurs crocs dégoûtants dans cette peau tendre et salée qu'ils auraient tant voulu dévorer ; deux autres s'attaquèrent aux chevilles dans l'espoir d'y sucer un peu de moelle. Secoué comme un pantin désarticulé et traîné à même la roche, Valgard tâchait malaisément de repousser ces têtes infâmes qui le souillaient de leur salive corrompue. Saisi aux quatre membres, il sentait les cailloux pointus lui labourer le dos et répandre derrière lui des sillons de liquide rouge, ultimes témoignages de son passage sur cette terre désolée. Il fut traîné sur plusieurs mètres, au terme desquels on l'amena jusqu'à une falaise. Au pied de celle-ci, tourbillonnait le mythique cours d'eau, celui qui avait donné naissance aux Elivagar³⁰.

Quand les vermines s'arrêtèrent soudain, le garçon sentit que son voyage s'achevait. Il avait échappé au sort que les reptiles affamés avaient voulu lui réserver, mais le châtiment de Nidhogg s'avèrerait bien plus douloureux. Au-dessous de lui, il pouvait clairement entendre le grondement du courant qui ravageait Hvergelmir et mouchetait sa surface verdâtre d'une légère écume mousseuse. Il ne réalisa pas immédiatement que les monstres venaient de le lâcher. Ce ne fut que lorsqu'il écouta les dernières paroles de ses bourreaux qu'il comprit que le moment était venu pour lui de faire face à son destin.

« Sssoyons malins ! Mangeons-le, persssonne n'en ssssaura rien !

— Les ordres du maître ne sssont pas disssscutables, il nous faudra trouver autre chose pour garnir notre table.

— Qu'on le jette et que les damnés sss'occupent d'empoisonner sssa tête !

— Que sssson âme sssoit brisée pour une éternité ! »

Un violent coup de queue projeta le garçon dans le vide. Dans le tourbillon de sa chute, il entraperçut les murs de roches glisser autour de lui à une vitesse prodigieuse, si rapide que leur surface en revêtait un aspect satiné. Chaque seconde, il voyait le linceul fluorescent de la source se rapprocher de plus en plus, tandis que son cœur, en sa poitrine, se laissait gagner par le vertige et par une impression d'impuissance totale.

Il y eut un choc, pareil au fracas d'une pointe de flèche contre un mur de ferraille. Ensuite, survint une douleur telle que Valgard crut se décomposer totalement dans l'eau.

Cependant qu'il était encore en vie, conscient de ce qui lui arrivait, des quantités de liquide lui remplirent les poumons. Il s'efforça de remonter à la surface et de lutter contre le courant. De l'air, il lui fallait de l'air, des gorgées d'oxygène qui lui feraient oublier cet affreux cauchemar !

Les flots étaient trop puissants. Hvergelmir était en colère, outrée que l'on ose se baigner en son sein : pour un tel viol, elle allait punir avec une inflexible sévérité.

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Lexique :

30 - Elivagar : forme simplifiée du nom pluriel Elivágar, signifiant Flots tumultueux. Ensemble des légendaires cours d'eau nés de Hvergelmir, la source originelle.

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