Chapitre 9.2

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Le bras végétal descendait le long de la paroi de roche gelée à la façon d'un tentacule géant et boursouflé. Sa chair ridée, racornie, était marquée de sillons à vif, pareils à de sanieuses balafres. Sa chute verticale s'interrompait dans une mer figée et transpirante de vapeur. En contrebas, dans un paysage désolé de brume et de givre, débutait Hvergelmir, la source dont les relents fétides s'élevaient vers des cieux étouffés sous un camaïeu de gris.

Dans ce Niflheim qui l'avait vu naître, Nidhogg observait avec envie la silhouette appétissante de son hôte, cette enchanteresse qui parlait sans cesse par énigmes. Il fallait véritablement qu'elle soit folle pour oser se présenter une fois de plus devant lui. Ses mâchoires n'auraient qu'à la happer pour lui faire ravaler définitivement son insolence !

Patience. Habituellement, les Nornes préféraient ne pas quitter leur arbre chéri, ce vieux bout de bois pourri pour lequel Nidhogg nourrissait le plus ardent des mépris ; si l'une d'entre elles avait osé s'aventurer jusque dans le domaine des serpents, c'était sans doute pour une bonne raison. Raison que Sa Majesté le reptile comptait absolument découvrir.

« Voilà qu'on se montre sans ses deux sœurs ? Urd aurait-elle appris le courage ? » se moqua la gigantesque bête.

Tant s'en fallait, sa visiteuse n'était pas impressionnée par les monstrueuses créatures qui la dévisageaient de leurs gros yeux humides. Un sourire satisfait illuminait au contraire son visage fort agréable. Une sensualité des plus troublantes transpirait de son corps vigoureux et doux, dont une fine robe de gaze noire, presque transparente, embrassait avec harmonie les courbes généreuses. Quant à ses magnifiques cheveux bruns – fils de soie nocturne – ils auraient arraché sans mal un cri d'admiration à la plus muette des créatures des neuf mondes.

Depuis toujours, les habitants du Niflhel se méfiaient de cette sorcière que l'on disait aussi vieille qu'Odin. Avec ses deux sœurs, Verdandi et Skuld, elle était la gardienne de l'arbre cosmique mais aussi l'ennemie jurée de Nidhogg et de son horrible progéniture. À plusieurs reprises, déjà, elle était venue les défier.

« Hraesvelg me fait dire que vos échanges amicaux lui manquent beaucoup. Sans doute est-ce dû à la nostalgie de vos discussions si fleuries, lança la Norne.

— J'imagine que tu n'as pas quitté ton domaine pour me parler de ce vulgaire tas de plumes défraîchies, répondit Nidhogg de sa voix grave, profonde. Le jour viendra où sa dernière insulte ne trouvera pour réponse que la caresse de mes anneaux.

— En réalité, j'étais venue te remercier pour l'aide que tu nous as apportée.

Le serpent fit siffler ses narines. Sa réaction se partageait entre raillerie et suffisance :

— De l'aide ? Tu ne cesseras jamais de m'amuser, Norne ! Regarde l'état de la racine que tu as sous les yeux. C'est moi qui la ronge. C'est moi qui, jour après jour, la détruis. Que crois-tu qu'il adviendra de ton cher arbre une fois que j'aurai entièrement dévoré l'une de ses veines ? De siècle en siècle, son écorce se ramollit. C'est Nidhogg qui œuvre à sa lente agonie.

— L'arbre cosmique n'a que faire de tes pitoyables attaques. Tu sembles oublier qu'Yggdrasil possède trois racines. Mais, pour en revenir à ce que je t'ai dit, tu nous as rendu un fier service par le passé et je trouvais logique de venir t'en féliciter.

Nouvelle provocation.

— Un service ? Plutôt me jeter dans le Ginnungagap !

— Pourtant, rappelle-toi, il avait les traits d'un enfant de six ans.

— Le fils de la gardienne. Je me souviens de lui. Comment aurais-je pu l'oublier ? Et cette vieille épée dont il s'est servi pour tuer l'un de mes soldats...

— Tu aurais pu le mettre à mort et il en aurait été fini de nos espoirs, mais tu l'as jeté dans Hvergelmir. Son âme est brisée, il souffre le martyre et, prochainement, il sera prêt. Prêt à devenir notre bras vengeur, l'instrument de notre colère. Par son biais, Orlög aura sa revanche.

— Je n'ai aucune idée de ce que le Créateur et vous avez prévu pour ce gamin. Si à l'époque j'avais eu vent de vos manigances, je l'aurais tué sans perdre de temps. J'aurais dû flairer votre odeur méphitique sur son enveloppe chétive. Pourquoi n'ai-je pas senti qu'il était votre jouet ?

Urd fit glisser ses mains sur ses hanches pour aplatir les plis de sa robe.

— Car sa destinée n'était pas entièrement fixée. C'était un pari risqué que de le faire apparaître devant toi, mais nous espérions que tu agirais comme tu l'as fait. Jadis, le seigneur de Niflheim a renié son créateur. Sa rébellion n'a pas duré : la laisse qu'il a autour du cou le retient encore à son maître.

— Toi et tes sœurs êtes folles à lier ! Qui sait ce que vous avez décidé pour les habitants des neuf mondes, vos pions ? Quand cesserez-vous de manipuler la vie d'autrui comme les petites filles gâtées que vous êtes ?

La voix de Niddhog s'était faite tonnerre.

— Aussi farfelues que puissent te paraître nos actions, n'oublie pas que nous sommes les protectrices de l'équilibre. C'est grâce à nous et à nous seules qu'il se maintient tant bien que mal.

— Orlög est affaibli. Il n'agit plus que par votre biais. Yggdrasil, quant à lui, n'est qu'un vieil arbre malade. S'il finit par s'effondrer, plus rien n'assurera la cohésion des neuf mondes. Même les pouvoirs d'Odin n'y pourront rien. L'Enclos du Milieu, ainsi que tout ce qui l'entoure, périra. Tes pauvres manigances n'ont pour but que de retarder ce moment. Y parviendras-tu seulement ? »

Pour seule réponse, la Norne se contenta de fermer les yeux et d'élargir son sourire. Quelque capable et rusée qu'elle fût, elle savait que derrière la gigantesque carrure de Nidhogg se cachait un être beaucoup plus perspicace qu'il n'y paraissait : depuis la nuit des temps, il faisait partie de ces êtres qui se partageaient l'univers ; il n'avait pas le goût du pouvoir d'Odin ni l'amour du combat de Thor ; on le craignait plutôt pour sa froide cruauté et sa fourbe intelligence ; le sous-estimer était une erreur à ne surtout pas commettre. Cette fois, néanmoins, l'enjeu de la bataille le dépassait totalement.

« Le Destin est déjà en marche, mon ami, et plus personne n'est en mesure de changer sa course. Bientôt, tu prendras conscience du rôle que tu as joué dans cet ultime conflit, mais il sera trop tard alors » lança-t-elle avant de disparaître à travers la brume.

Le seigneur rampant la regarda s'en aller sans mot dire. Il aurait pu se lancer à sa poursuite ; sa mort l'aurait rempli d'allégresse. Cependant, il brûlait d'envie de savoir ce qu'elle complotait depuis cette inaccessible cachette perdue au cœur de Midgard, à la croisée des différents plans de la réalité, de l'espace et du temps, où Orlög en personne présidait à la destinée de ses créations.

Pressés contre les écailles luisantes de leur maître, des dizaines de serpents tremblaient de peur, ondulant tels de vulgaires et insignifiants vers de terre. Nidhogg s'était habitué à leurs râles incessants et à leurs sempiternelles bagarres, non que l'envie lui ait manqué de se débarrasser d'eux et de rester seul, isolé dans ce royaume gelé. De toute façon, à quoi pouvait donc servir une cour si elle n'était composée que de bouffons ?

Soudain, le souverain monstrueux eut une idée. Si ses sujets ne pouvaient lui servir de soldats, peut-être pourraient-ils jouer le rôle de messagers.

« Que le plus fort d'entre vous soit sacrifié, lança-t-il d'un ton mystérieux. Nourrissez-vous de sa chair mais épargnez ses deux yeux. J'en aurai besoin d'ici peu. »

Les serpents restèrent abasourdis. Puis, partagés entre l'excitation de goûter à la chair d'un de leurs frères et la peur d'être celui qui se ferait impitoyablement dévorer, tous se mirent à saliver. Celui que l'on appelait Svafnir fut le premier à prendre la parole.

« Goin est dangereux ! Il est le plus fort, le plus valeureux ! Évissscérons-le et gardons ssses yeux !

— Maudite sssois-tu, langue fourchue ! Nul courage en moi, je ne sssuis qu'un sscélérat ! se défendit le dénommé Goin.

— Des crocs plein la bouche, sss'est Moin le plus farouche ! reprit alors Svafnir, soucieux de trouver au plus vite une victime à offrir en pâture à son estomac impatient.

— Ssssois emporté par la pesste ! De nous tousss, le plus peureux je ressste ! hurla Moin, indigné.

— Sss'est Grafvollud qu'il faut manger ! Arrachons ssses tripes et dégusstons-les ! poursuivit Svafnir.

— Fou que tu es ! Je ne ssuis pas le plus fort, ssseulement le plus laid ! gémit le concerné.

— Jetons-nous sssur Ofnir ! Il nous faut un martyre ! proposa finalement l'affamé.

— Je sssuis un lâche, pas un combattant. Pourquoi donc sss'acharner ssur un pauvre innosssent ? » rétorqua Ofnir.

Une envie folle de viande crue leur ravageait les viscères, mais aucun n'était prêt à se priver du festin qui allait avoir lieu. Chacun d'entre eux connaissait la saveur amère de la chair de serpent : en comparaison des immondes cadavres dont ils devaient ordinairement se repaître, cette dernière faisait office de mets délicat. Nidhogg avait ordonné que l'on tue le plus fort ; le faire attendre n'était peut-être pas la chose la plus intelligente à faire.

« Et pourquoi ne sserait-sssse pas toi ? Tu ferais, j'en sssuis sssûr, un exsssellent repas ! suggéra Ofnir, déterminé à se venger de Svafnir.

— Je n'ai rien d'un héros, et ma chair compte moins de lard que d'os ! protesta Svafnir qui craignait maintenant pour sa vie.

— Tu es fort, pourtant ! Plusss que les autres sserpents ! ajouta Grafvollud.

— De la forssse, sss'est sse que le maître veut. Rongeons ssa carcasssse, disons-lui adieu ! enchérit Moin.

— Vous n'oseriez pas ! Il n'y a rien de comessstible sssur sse que vous voyez là ! paniqua l'intéressé.

— Nous sssommes d'accord. Nous nous sssatissferons bien de ton pauvre corps ! » lui répondit Goin, l'écume aux lèvres.

Il était trop tard pour les raisonner. Envahi par la peur, Svafnir se dressa sur sa queue, cracha et hurla force menaces à ceux qui se montraient assez téméraires pour l'approcher. L'encerclant en une ronde compacte, des cohortes de ses semblables rampaient désormais dans sa direction.

Ils allaient dévorer l'un des leurs avec la plus féroce des hargnes mais cela n'avait aucune importance à leurs yeux. Seuls comptaient les ordres de leur seigneur. Les ordres de leur seigneur et leur insatiable appétit.

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