21. La cancéreuse fraudeuse

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"Frank, dis-moi comment tu as réussi à tricher à l’examen du barreau de New York ?
Vous voulez vraiment savoir ?
Oui !
Eh ben, j’ai révisé pendant deux mois et j’ai réussi l’examen."

Arrête-moi si tu peux

Quand j’ai imaginé ce billet et son titre, j’avais plutôt en tête ma superposition d’états, le paradoxe de ma maladie, à son stade inéluctable, et comment je me sens dans ma vie de tous les jours. Je connais des gens dans la vraie vie, et sur le net, qui sont malades du cancer et qui en chient grave. Opérations avec des suites compliquées, hospitalisations longues et pénibles, chimios violentes accompagnées de vomito parties, douleurs, beaucoup de douleurs. Et la plupart n'en sont pas au stade 4, ils sont au stade de souffrir pour guérir. Ça vaut vachement le coup d’en chier, mais on préférerait tous zapper l’étape douleur, c’est sûr.

Moi, je ne me sens pas mal, pas mal du tout même. Des fois, j’ai des coups de fatigue, genre retour de grippe après quarante de fièvre et je reste scotchée à mon canapé. Faire la promenade du chien me paraît alors pire que l’épreuve d’immunité de Koh Lanta. Mais ces épisodes ne sont pas si nombreux et je choisis de vite les oublier. Sinon, j'ai assez d’énergie pour faire des projets, les exécuter et en enchaîner de nouveaux. Assez d’énergie pour profiter d'une vie sociale, culturelle et d'un agenda bien rempli. En plus, j’ai toujours ma magnifique chevelure. Moment gratitude : merci pour mes jolis cheveux. Je les entretiens avec ardeur et des masques à l’avocat.

Est-ce qu’on est censé prendre du bon temps quand on a un cancer ? Voir ses amis, partir en vacances ? Aller au ciné et mater Netflix ? J’ai décidé de ne pas me priver et d’envisager tout cela comme une thérapie en soi. Car garder le moral, c’est important, me martèle l’oncologue. Alors je suis une patiente docile et studieuse, en tout cas pour le moral.

Malgré tout, j'éprouve de temps en temps un sentiment de culpabilité, comme si je n’étais pas vraiment malade. Comme si je feignais d’avoir un cancer pour bénéficier d’un break payé par la société. J’en ai même parlé à mon chef, mon big boss, dans un message il y a quelques mois, certainement pour me déculpabiliser et il n’a pas réagi. Qui ne dit mot consent, nan ?

Ce titre de billet prémonitoire prend un tout nouvel éclairage aujourd’hui, alors que je pars dans quinze minutes à mon rendez-vous de contrôle par la Sécurité Sociale. Après dix-sept mois sans nouvelle, la Sécu me convoque. Normal, je m’y attendais, je pensais juste que cela arriverait bien plus tôt. J’imagine que le médecin de la sécu saura me dire si je suis assez malade pour être en arrêt ou si je suis en capacité de reprendre mes fonctions. Peut-être que je fraude en fait ? S’il me dit que je fraude et qu’il m’enlève mon arrêt maladie, est-ce qu’il me retire mon cancer aussi ?

Allez, j'arrête ton arrêt maladie et ton cancer, tu as été une vilaine fille. Zou, au boulot ! File !

J’aimerais bien.

De retour de mon entretien.

Ce fut un peu spécial. Après plus de quarante-cinq minutes d’attente, je suis reçue par un gentil médecin qui fait d’abord une blague sur mon prénom puis s’excuse de son retard sans me regarder dans les yeux. Il me demande où je travaille, je réponds et il ne s'enquiert pas du contenu de mon poste. Il m’annonce alors qu’il va me poser beaucoup de questions.

Vas-y, shoot. Je n’attends que ça.

Âge ? Statut marital ? Des enfants ?

Quarante ans, mariée, trois enfants. Toutes ces infos sont sur ma carte vitale, dans mon dossier, sur l’écran que consulte le bon docteur et des réponses de plus en plus acerbes sur ma langue. Quel est le rapport avec la choucroute ?

Puis : est-ce que je sais pourquoi je suis là ?

Oui, pour contrôler le fait que mon arrêt maladie est en cohérence avec mon état de santé.

Nan nan nan, me répond le gentil docteur, moi je ne fais pas de contrôle. Je suis là pour voir si votre arrêt ne dure pas trop longtemps, car sinon la reprise du travail sera difficile.

Ah. Okayyyyy.

Et comment déterminer la fin d’un arrêt maladie avec une maladie qui n’a pas de fin ? En tout cas, pas une qui sente le sapin.

Eh bien… Moment de gêne. Ça dépend de la stabilisation de votre protocole.

Okayyyyy encore. J’ai donné tous les éléments concernant mon protocole il y a trois semaines par téléphone, lors d'un premier entretien qui devait valider s’il fallait que je me déplace à la Sécu ou pas. Mon protocole est en pleine évolution, je suis en bras de fer depuis dix-huit mois avec le Comité Décisionnel et je peux gagner cette petite partie sous peu. Les IRM que je passe actuellement donneront l’éclairage nécessaire aux évolutions possibles de mon protocole. J’aurai les résultats dans une semaine.

J’ai donné les faits, les dates, les noms il y a trois semaines.

Pourquoi je suis là ?

Pas de réponse, mais à nouveau des questions sur le protocole. Je réponds distraitement.

Je n’arrive plus à regarder le bon docteur dans les yeux. Je fixe l’horizon par la fenêtre.

J’avais décidé d’être cool, j’avais décidé d’être zen. Je m’étais dit que si je devais retourner au boulot, ben ça serait chouette, je retrouverais mes collègues, mes missions et un petit bout d'avant. Sinon ce serait chouette aussi, car ma vie est douce et agréable. Tout est chouette, je n’ai que de chouettes possibilités. Tout va bien se passer.

Mes bonnes résolutions volent en éclat.

Je me rends compte que cet entretien a beaucoup plus d’enjeux pour moi que je ne l’avais envisagé. J’interromps le flot des questions auxquelles j’ai déjà répondu il y a quelques semaines et je lui pose ma petite question à moi, la question qui me trotte dans la tête depuis pas mal de temps.

Est-ce que reprendre mon activité aujourd’hui peut avoir une incidence favorable sur mon espérance de vie ? Ou pas ?

Parce que c’est la seule chose qui a de l’importance. La seule chose.

Je le regarde et je laisse passer dans mes yeux ce qu'il n’est pas politiquement correct de dire. Je sais qu’ils ont merdé sur le rendez-vous, qu’il aurait préféré me voir dans quinze jours avec une situation stabilisée et que ça l'emmerde de me recevoir maintenant, à un moment qui ne sert à rien. Je le sais et je n’en ai rien à foutre. C’est son problème, pas le mien. Moi j’ai des problèmes beaucoup plus importants que la perte de vingt minutes dans son agenda professionnel.

Maintenant, je lui demande de se positionner. Vas-y, donne-moi ta réponse.

Est-ce que je peux reprendre mon boulot ? Est-ce que je peux reprendre ce bout de ma vie ? Est-ce que tu peux prendre la responsabilité de me renvoyer au boulot en m’assurant que ça n’aura pas d’impact sur ma santé ?

Est-ce que tu peux me rendre ma putain de vie ?

Silence.

Il me propose que je lui fasse parvenir les décisions du Comité à la suite de mes résultats d’examens en fin de semaine prochaine. De reprendre contact, si je suis de nouveau convoquée et que j’estime que c’est trop tôt, pour repousser. Ou de faire passer le message par mon oncologue, ce sera plus simple pour moi.

Il s’excuse encore pour le retard, pour le rendez-vous qui a été fixé trop tôt, pour le déplacement, me conseille de demander une indemnité des frais kilométriques. Pour la reprise du travail, quand ça sera le bon moment, il faudra y aller mollo, envisager un temps partiel thérapeutique, peut-être une invalidité, me dit-il. Je connais tout ça par cœur, j’ai accompagné des collègues pendant ces processus.

Je ne réponds pas, j’ai les mâchoires tellement serrées. Je me lève pour attraper un essuie-tout au dessus de l’évier et je frotte les larmes qui coulent sans autorisation sur mon visage.

Je crois que nous sommes tous les deux surpris par la soudaine intensité dans la pièce pour un simple entretien de contrôle qui n’est pas du contrôle, sic. La seule pression qu’il devrait y avoir, c’est moi qui demande à rester en arrêt maladie si lui pense que je dois retourner au travail. Pas moi qui exige des réponses à des questions existentielles qu’il n’est pas en capacité de me donner.

Le docteur me raccompagne, au revoir Madame, bon courage. Pas une fois il ne m’a demandé comment je me sentais ou ce que moi je souhaitais.

Dans le parking, je m’autorise un bon craquage. Merde. Merde merde merde !

C’est le moment de faire le deuil de ma vie professionnelle, je crois. Si elle reprend un jour, ce ne sera plus la même. Je ne serai plus cette personne. Je le savais plus ou moins, mais je devais entretenir ce petit fantasme de retrouver cet endroit, cette personne inchangés.

Et meeeeerde putain chier !

Un de mes petits bastions s’est envolé et je n’ai pas pu le retenir.

Je sais que je dois sauver l’essentiel, qu’il faut sacrifier certaines choses dans la bataille. Je sais aussi qu’une grande partie de moi souhaitait continuer à être en arrêt maladie, pour plein de raisons. Je devrais être contente, soulagée. Mais merde, quoi. Je crois que je me suis un peu fraudée moi-même.

Bon, les enfants vont m’attendre, je dois y aller. En route ma vieille, tu connais l’itinéraire.

Et si tu dois larguer plein de choses en chemin pour y arriver, so be it.

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