Harmonie, quand tu nous lâches...

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La Volvo Break et ses deux passagers s’engageaient sur la bretelle de sortie Abbeville nord, sur l’autoroute A16, direction les plages de Saint-Valery-sur-Somme.

A son bord, André, le visage d’une pâleur spectrale, fixait le vide de ses yeux rougis. Il n’avait pas émis un mot depuis leur départ et surtout depuis qu’il s’était coltiné le chargement du coffre.

Emile, une main sur le volant et l’autre sur le levier de vitesse comme s’il tenait un instrument de précision, sifflotait « la mer » de Charles Trenet. Il tourna la tête vers son passager :

— Alors André, t’as pas l’air dans ton assiette, ça ne te fait pas plaisir d’aller au bord de la mer ?

André, sortant de sa torpeur, répondit d’une voix faible :

— Si, si Emile, bien sûr, c’est que, je crois que c’est l’odeur, tu vois, j’ai du mal à m’y faire…

— T’es vraiment une chochotte. On arrive dans vingt cinq minutes, et je vais pouvoir terminer mon œuvre. T’as pas intérêt à dégobiller dans la voiture.

Dans la tête d’André, des images tournaient en boucle : la pièce blanche… Emile, les six blouses blanches… Emile, le couteau de boucher ensanglanté… Emile, la scie électrique… Emile, le sang qui gicle…. Emile…

Il était minuit trente lorsqu’ils s’arrêtèrent sur le bas-côté d’une petite route, le long des dunes qui la séparaient de la plage. Emile prit soin de positionner la voiture juste à côté d’un de ces petits chemins qui permettait d’y accéder.

— Bon, André, on y est presque ! Tu me prends les trente-six sacs dans le coffre, tu me déballes tout ça sur la plage, et tu me trieras les bustes, les têtes, les bras et les jambes. Ça va être formidable ! lança Emile le visage illuminé et en se frottant les mains.

André hocha la tête sans répondre, il sortit de l’habitacle, les jambes molles, contourna la voiture et resta un instant face au coffre. Il inspira profondément, l’odeur des embruns emplissant ses poumons.

— Allez, bouge-toi ! ordonna Emile en tenant une pelle à la main. On n’a pas toute la nuit.

André ouvrit le coffre du Break. Une forte puanteur s’en échappa. Il prit le premier sac poubelle, certainement un buste au vu de la taille et du poids, et le déposa le long de la dune.

Puis le deuxième qu’il déposa à côté, le troisième….

Emile comptait en même temps.

— Trente-trois… trente-quatre… trente-cinq…

André resta figé devant le coffre ouvert, scrutant l’intérieur

— Et le trente-sixième ? demanda Emile, une lampe torche dans une main et la pelle de l’autre.

— Il… il manque un sac.

Emile leva la lampe doucement vers le visage d’André.

— Comment ça, il manque un sac ?

André recula. Il sentit comme un souffle glacial sur sa nuque. Emile s’avança vers lui.

— Je… je sais pas… J’ai pourtant tout chargé, j’en suis sûr…

Emile s’approcha, à petit pas, le regard fixe.

— Trente-six sacs, André. Trente-six. Six fois six. C’est le cercle parfait, tu peux comprendre ça ? De l’équilibre, de la symétrie bordel. C’est une œuvre, pas un foutoir ! Tu me gonfles André.

André n’eut pas le temps de faire un seul geste que la pelle d’Emile s’abattit lourdement sur son crâne, en même temps qu’un voile noir.

C’est une douleur insoutenable qui le réveilla. Mécaniquement, il porta sa main à l’endroit d’où elle provenait, au niveau de son épaule gauche. Il sentit une matière molle et poisseuse. Le contact de sa main amplifia la douleur. Il porta son regard dessus et constata avec effroi une plaie béante à la place de son bras, tranché net. Un hurlement de terreur jaillit de sa gorge.

— Ferme là André, laisse-moi contempler mon œuvre. Tu le vois ton bras ? C’est celui-là à droite. Il est parfaitement à sa place tu ne trouves pas ?

A la lueur d’un feu de bois infernal, André vit alors les six bustes, positionnés, avec six têtes dessus, au centre de deux cercles composés de douze bras pour le premier et douze jambes pour le deuxième.

André se remit à hurler, de douleur et d’épouvante.

— J’en ai marre de toi, tu ne comprendras jamais rien à rien dit Emile en se dirigeant vers lui.

Il lui asséna un deuxième coup de pelle, qui lui fut, cette fois-ci, fatal.

Après une bonne heure passée à contempler son chef d’œuvre sous le ciel étoilé de Normandie, Emile prit le corps d’André qu’il mit dans le coffre de la Volvo et reprit la route.

En jetant des regards dans le rétroviseur, il cogitait à voix haute :

— Qu’est ce que je vais faire de toi ? je ne peux pas faire grand-chose avec ta tête de looser et un bras en moins, ça n’a pas de sens… Où alors il faut que j’en trouve cinq autre maintenant… oui c’est ça cinq autres…. Mais non, il va toujours me manquer un bras…. Où alors on retourne chercher celui que t’as oublié ? Qu’est-ce que t’en penses ? Où alors j’en trouve un à qui il manque déjà un bras… oui c’est possible aussi ça… on verra bien… le tout c’est de bien conserver l’harmonie.

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