Chapitre 27
Les jours suivants ne firent que confirmer le pressentiment sourd qui m’habitait : Naph me dissimulait quelque chose. C’était une évidence, douloureuse, tenace. Pourtant, mes questions s’épuisaient dans le silence, se heurtaient à son regard doux, mais fuyant. Et chaque jour, son affection pour moi grandissait, éclat fragile dans ma captivité dorée. Ce sentiment, presque irréel, me réconfortait, même s’il n’apaisait pas entièrement le poids de mon isolement. Je n’étais encore qu’une invitée tolérée, une étrangère polie dans un monde qui m’observait à travers des vitres opaques. Je passais le plus clair de mon temps enfermée dans ma chambre. Seule une promenade d’une heure par jour dans les jardins m’était accordée, une heure de respiration entre les murs invisibles de la méfiance. Accompagnée de Naph, je déambulais dans les allées bordées de fleurs somptueuses, créatures de grâce et de couleurs. Nous parlions de tout, souvent de rien, comme pour masquer ce que nous ne pouvions dire. Mais rien de cela ne parvenait à apaiser le tumulte en moi. J'avais perdu la seule personne qui me rattachait encore au souvenir de ma famille. Et plus cruel encore : j'avais trahi la seule âme que mon cœur jugeait digne de confiance.
Le regret me rongeait à l’intérieur, insidieux, incurable. Alors un jour, je n’y tins plus.
— Naph… murmurai-je, respirant l’air tiède de l’automne, les feuilles mortes se brisant sous mes pas comme autant d’échos de mon passé fracassé.
— Ouh là, tu m’as l’air grave tout à coup… Qu’est-ce qu’il y a ?
Je baissai les yeux. Mes paupières luttaient contre les larmes qui s’amassaient au bord de mon être. — Je suis désolée… tellement désolée pour ce que je t’ai fait. Je n’arrive pas à tourner la page. Je m’en veux, tu n’imagines pas… Si seulement je pouvais revenir en arrière…
Il ne me laissa pas finir. Sa main effleura ma joue, rattrapant la larme qui s’était échappée.
— Chut… souffla-t-il, avec une tendresse si désarmante que j’en oubliai presque ma douleur. Tu as suivi ton cœur. Tu as cru faire ce qu’il fallait. Je ne t’en veux pas. Ce jour-là, tu as agi en héroïne… obstinée, peut-être. Mais héroïne, sans aucun doute.
Un sourire tremblant se dessina sur mes lèvres. Il avait ce don rare de dissoudre les ténèbres.
Je pris son visage entre mes mains et l’embrassai, lentement, intensément. Le monde s’effaça, suspendu au souffle de sa peau contre la mienne.
— Je t’aime, dit-il, son regard planté dans le mien comme une encre indélébile.
Mon cœur se dilata, submergé d’une joie douce et fiévreuse. Je me blottis contre lui, et dans un murmure :
— Moi aussi… Tu n’imagines pas à quel point. Merci d’être là. Merci d’exister.
Nous restâmes ainsi, longtemps, à l’abri du tumulte, à l’écart du temps. Jusqu’à ce que la promenade touche à sa fin.
Comme disait ma grand-mère : même les plus belles choses portent en elles la fin qui les sculpte.
Lorsque nous franchîmes le seuil de ma chambre, je me sentais légère, presque entière à nouveau. Un désir profond, viscéral, me poussait à me fondre en lui, à m’oublier dans la chaleur de ses bras.
Je l’attirai à moi, l’embrassant encore, le cœur en feu…
Mais un « hum hum » sec et feutré brisa net notre élan. Nous nous figeâmes, tous les sens en alerte. Je me retournai lentement. Sur le lit, assise comme une statue de marbre, se trouvait Madame Pinson. — Bonjour, Madame Craft, dit-elle d’un ton calme, presque irréel. Je la fixai sans répondre, méfiante. La voir dans ce contexte, loin de l’estrade officielle où je l’avais rencontrée, m’inquiétait profondément.
Je savais désormais qu’elle manipulait les rouages de la faction pro-LRP. Une figure centrale, enveloppée de mystères et d’intentions dissimulées.
— J’imagine que tu as mille questions, et...
— Qu’est-ce que vous foutez ici ? répliquai-je, sèche comme une lame.
Elle soupira, lentement, comme si elle acceptait déjà d’abandonner les faux-semblants.
— Soit. Tu es intelligente, ça ne sert à rien de tourner autour du pot. Soyons honnêtes l’une envers l’autre. J’ai besoin de toi. Autant que tu as besoin de moi. Je ricanais, sans chaleur.
— Je doute que le besoin soit réciproque. Je n’ai rien demandé à tout ça. On m’a poussée sur cette scène sans m’en avertir. Un rôle écrit il y a deux siècles. Je n’étais qu’une jeune femme perdue dans les méandres du temps… et aujourd’hui, je réalise que rien n’a été laissé au hasard.
Pas même moi.
Je m’approchai, les yeux brûlants.
— Alors, Madame Pinson… Quel est mon véritable rôle ici ? Et surtout… quel est le vôtre ?
Elle me regarda comme si j’étais tombée dans une folie douce. Elle balbutia une tentative de réponse :
— Je ne comprends pas ce que…
— Balivernes ! criai-je. Arrêtez ! Qui êtes-vous vraiment ?! Je la saisis par le col, la secouant comme une marionnette brisée. Naphaël s’interposa aussitôt, me retenant avec force.
— Lili, calme-toi ! Elle veut nous aider. Elle est avec nous, souviens-toi.
— Lâche-moi ! grondai-je. Tu me caches des choses depuis que tu l’as revue. Je le sens. Je le sais. Elle t’a parlé… et je veux savoir quoi.
Je vis ses yeux s’écarquiller, une peur silencieuse traverser son visage. Il tenta de se recomposer, mais il était trop tard. Je l’avais vu.
— Lili… Tout ça nous dépasse. Mais je suis là. Avec toi. Je ne te lâcherai pas.
Madame Pinson reprit la parole, cette fois plus urgente :
— Madame Craft… Le temps presse. Je suis ici pour vous confier une mission. On ne doit pas me voir. Nous reparlerons de tout cela plus tard, quand la situation sera moins… tendue.
Pourquoi ne devait-elle pas être vue ? Si elle était inconnue ici, elle aurait dû passer inaperçue. À moins que…
— Nous avons besoin que vous gagniez la confiance des anciens. Approchez-les. Observez. Devenez leur lien avec nous. Il faut que certains matériaux parviennent aux rebelles infiltrés. Vous serez nos yeux et nos oreilles. Vous seule pouvez établir ce pont.
J’avais toujours su que cela arriverait. Dès le début, mon souhait avait été de sauver mon arrière-grand-mère. Je m’étais jetée dans cette histoire sans savoir où elle me mènerait.
Aujourd’hui, la pièce se mettait en place, les rôles se distribuaient.
Je ne lui faisais pas confiance. Elle me voyait comme un pion. Mais je savais que j’en étais un ; et cette conscience était mon arme.
— Très bien, dis-je. Comme si j’avais vraiment le choix. J’accepte.
— En effet, répondit-elle sobrement. Vous êtes déjà dans le collimateur des anti-LRP. Mieux vaut que vous restiez de notre côté.
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