Une première, la première, la seule
Ces muscles, fins et puissants, tremblaient, il soufflait, sa respiration avait les plus grandes difficultés à revenir. Cette course, sous le soleil brûlant, n'avait pas duré plus de quelques secondes, mais il avait tout donné pour la rattraper. En vain. Il était admiratif. Epuisé, il la regardait s'éloigner, ne pouvait détacher ses yeux de ses courbes apétissantes. Elle continuait à trottiner, allant à gauche, à droite, la pression de la course s'était envolée, à l'instant où il avait mis fin à son effort. Elle fit alors une pause, se retourna et le fixa des ses yeux perçants, comme pour lui lancer un défi, pour le lendemain. Un petit hochement du menton, un rien moqueur, et elle repartit, tranquillement, accompagnée de ses amies qui étaient venues la chercher.
- Allez, viens, il n'est pas pour toi, conseilla la première de ses amies à la sprinteuse victorieuse.
- C'est un tyran, poursuivit la seconde, il ne peut t'apporter que du malheur.
- C'est vrai, reprit une troisième, il nous a fait pleurer toutes les larmes de notre corps. Méfie-toi de lui. Ou bien ça finira mal.
- Et s'il te met le grappin dessus, il sera trop tard pour dire qu'on t'avait bien prévenue.
Elle était maintenant au milieu du groupe, pourtant, il ne voyait qu'elle. Son parfum naturel était ennivrant, il avait presque pu effleurer la douceur de sa peau, son esprit restait focalisé, pour la première fois de sa vie, sur cette proie bien moins aisée qu'il n'y avait paru au premier regard. C'était ce moment, magique, où leurs regards s'était croisés. Entre défi et séduction, les yeux du chasseur avaient plongé dans le tourbillon hypnotique de celle qu'il venait de désigner comme la victime idéale de son désir. Mais qui était la victime, ce soir, au bout du compte? Son frère, célibataire endurci, lui aussi, l'avait rejoint, comme pour le soutenir.
- Elle est incroyablement rapide, je n'ai jamais été battu au sprint. C'est la première fois. La première à me resister. Elle est incroyable.
- Tu tenteras ta chance demain, il y en aura une, moins méfiante, à coup sûr.
- Non, il n'y aura qu'elle! Tu ne te rends pas compte, ce vide, que je ressens, tout à coup, comme un trou, dans l'estomac. Tout ça est nouveau pour moi, je n'ai jamais ressenti ça. Il n'y a qu'elle. Il ne peut y avoir qu'elle! Un jour, peut-être que tu connaitras ça aussi.
La nuit avait passé, la journée, aussi, encore plus chaude que la veille. Puis une autre nuit. Au petit matin, les deux frères s'étaient retrouvés au bord de la rivière. Dans la fraicheur du matin, Le frère demanda au coureur malheureux.
- Alors, tu as l'air détendu, ce matin. Tu as passé une bonne nuit?
- Bof, ok, pas mal, répondit, presque blasé, l'amoureux transi.
- Pas mal? Mais, la façon dont tu en parlais, avant-hier, j'aurais cru que ç'aurait été extraordinaire, hier...
- Hier, j'ai tenté ma chance avec elle, encore une fois, mais j'ai fait chou blanc, encore une fois.
- Et?... demanda, impatient, le frère curieux.
- Et, hier soir, je me suis rabattu sur une de ses copines. Je ne tenais plus... Mais...
- Mais ce n'était pas elle...
- Mais ce n'était pas elle, confirma le malheureux.
- Et tu vas faire quoi?
- Je te l'ai dit, il ne peut y avoir qu'elle, les autres, elle ne me font que patienter. Mais elle, la façon dont elle me résiste, je vais devenir meilleur, il le faut, c'est le prix pour que je sois heureux, avec elle.
Sur l'autre rive du large fleuve, elles venaient d'arriver, elle le fixaient, les yeux pleins de défi, alors que son frère venait de le laisser à ses pensées.
- Regarde-le! Quelle fierté, et pourquoi? Tu as vu ce qu'il a fait à ta cousine, hier! La pauvre, quand j'y pense!
- Fierté? Regarde mieux, son oeil triste, il est malheureux, ça crève les yeux... répondit-elle, un soupçon de malice dans la voix.
- Arrête, tu ne vas pas le plaindre, en plus! Pense à ta cousine!
- Elle aurait dû être plus maligne que ça, on le sait toutes!
Leurs regards se croisèrent à nouveau. Ils restèrent, de nouveau, de longues minutes, figés dans les yeux l'un de l'autre. Mais cette fois, lui devait se contenter de cet échange, la rivière était une barrière infranchissable, même pour un champion comme lui.
D'échecs en presque succès, les semaines passèrent, sans que son désir le plus ardent pût être exhaucé. Pourtant ce soir-là, alors que leurs regards se figèrent une énième fois, absorbés l'un par l'autre, il crut percevoir dans l'oeil de la belle, une lueur inhabituelle. Elle avait tant et tant entendu qu'il ne lui serait rien de bon, tant de larmes avaient encore été versées, il avait échoué tant de fois à la faire sienne. Mais aujourd'hui, les choses allaient changer, ce soir, elle serait à lui, il le sentait, c'était ce que lui soufflait cette petite lueur.
Elle cligna des yeux, comme pour lui donner le signal du départ, il n'hésita pas une seconde, elle réagit sans attendre, la course poursuite était engagée. Il ne la quittait pas des yeux, son coeur battait, au bord de l'explosion. Elle ne le regardait pas, restait concentrée sur ses pas, plus rapides les uns que les autres, son coeur pompait tout le sang disponible, sa respiration était profonde. Il la rejoignit, la toucha presque. Maligne, elle dévia à droite, il dévia aussitôt. En un coup de rein, elle dévia à gauche, il suivit le mouvement, la chorégraphie était parfaitement syncronisée. Dans un ultime effort, il parvint à l'effleurer, submergé d'émotion au contact si frêle de sa peau douce. Elle sentit le contact, dans sa surprise, dans la vitesse, fut déséquilibrée. Elle vola, gracieuse, pour atterrir dans l'herbe fraîche de cette fin de journée. Allongée sur le sol, déjà, elle sentait tout le poids de son corps, toute la chaleur de son être, posé, peser sur elle. Elle ne bougerait plus, il avait gagné, elle s'offrait à lui. Plus question de résistance, son coeur battait, elle inspira profondément, s'imprégna de l'odeur de celui qui, maintes fois, avait tenté, sans succès, cette aventure de la vie, avec elle. Ce soir, elle était à lui, elle ferma les yeux, il approcha sa bouche du creux de son cou.
Lorsqu'il s'approcha, son frère vit son regard rayonnant de bonheur, il comprit que ce soir, la victoire avait été au rendez-vous.
- Tu as réussi, ce soir, je vois.
- C'est vrai, enfin, viens, je t'invite à ma table.
- Dis-moi, le jeu en valait-il la chandelle?
- Ce n'est plus un jeu. Elle me rend atrocement gourmand. Elle sent tellement bon, elle a tellement bon goût, elle est tellement plus que toutes les autres. Allez, sers-toi, régale-toi.
Les deux guépards déchiquetèrent le corps sans vie de la pauvre gazelle, dégustèrent le coeur tendre de la malheureuse victime, se nourrirent des cuisses musculeuses et goûteuses de la championne.
Au pays des gazelles, les larmes les plus chaudes coulèrent, en hommage à celle qui, finalement, avait cédé, etait décédée.
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