Omniprésence

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Je m'installe.

D'ordinaire, je n'ai pas de public. Pas à ce stade, pas dans mon antre. À tel point que je n'ai jamais donné de nom à ce lieu. C'est là que j'observe, écoute et accorde mon œuvre. Si je veux que le gros faisan comprenne un minimum la raison de sa présence en ces lieux, il va falloir que je lui explique tout, et que je nomme mes outils dans sa langue. Je me mords les doigts de la main droite du milieu — littéralement, car bien qu'ils me perçoivent comme un bipède leur ressemblant, ma forme est toute autre, inaccessible à des esprits si contraints — à l'idée de devoir simplifier mon propos au maximum vital. Avec Greta, ce sera plus facile. Si ses semblables pouvaient ne serait-ce qu'appréhender ce qui les sépare d'elle, ils pourraient jeter une lumière crue sur l'obscurantisme qui les dirige depuis deux mille ans. J'aurais pu le leur expliquer, les guider. Mais faire le travail de pensée à leur place ne fait pas partie des prérogatives que je me suis octroyées. Et puis je leur ai laissé des pistes un peu partout dans l’Histoire. S’ils sont pas foutus de comprendre les signes j’y peux rien. Les mecs ont quand même inventé l’Escape Game, résolu des problèmes mathématiques tendus, mais le rôle de la femme dans l’univers, zob…

Le blondinet trébuche. Il a voulu toucher un de mes outils, quelque chose qu'il a supposé être un piano, et il est passé au travers. Il a cherché à se rattraper sur une console toute proche, mais là encore, l'objet n'est pas consistant. Il s'étale sur le sol. Il se relève, un brin péteux, et m'adresse un regard plein de reproches.

— Je suis le Président des États-Unis, et je...

— Et tu tiens pas debout. Touche à rien, tu seras bien urbain.

Je m'approche de Greta.

— Prends bien garde. Depuis votre arrivée dans mon... appelons-ça un studio... vous êtes différents. Vous pouvez voir des choses invisibles aux yeux de vos camarades humains. Mais ces meubles, ces instruments, mes outils comme je les appelle, ne sont pas dans votre dimension. Ils ne vous sont pas tangibles.

— Je comprends mieux la chute du Président Trump.

— Appelle-moi « Monsieur le Président », petite effrontée.

— Appelle-le Donald. Ici, personne n'est président de rien du tout. Dans ma tête, je l'appelle le faisan, voire pire.

Elle rigole. Il s'énerve. Il n'a pas entendu ma dernière réplique. Je l'ai prononcée d'une voix différente, sur un autre plan vibratoire. J'ai décidé que ce serait trop compliqué pour lui d'entendre toutes les dimensions en même temps. Il se contentera de la résonance mécanique de l'air. Greta est plus jeune, plus ouverte ; ce sera plus facile. Elle aura droit à l'ensemble du spectre.

Le canard blond s’approche. Il réfléchit à sa prochaine tirade triomphale : « J’ai été choisi par Dieu pour l’assister dans sa tâche, je suis l’Homme le plus important du monde ». Rien que de l’entendre penser — je ne l’entends pas plus penser que je ne le vois ou le renifle ; ce sens n’existant pas chez les humains, il n’y a pas de verbe pour ça, je fais au plus simple pour qu’on me comprenne — j’ai envie de le dissoudre. Atome par atome. Mais j’ai temporairement besoin d’un neuneu comme lui. J’ai du mal à le reconnaître, mais j’ai littéralement besoin de lui, et de personne d’autre — en dehors de Greta qui est irremplaçable. Il s’approche, donc, et reste interdit à mes côtés, balayant l’espace de son regard abruti de suffisance.

Devant moi, un trou noir pulse des radiations jamais répertoriées par la race humaine. Au train où ils vont, ils seront morts avant d’avoir compris de quoi il s’agit. Autour, à quelques dizaines de centimètres — du point de vue d’un humain — quatre galaxies en rotation sur elles-mêmes. Un peu plus loin, des amas stellaires, un bloc-tiroir avec d’autres trous noirs, une réserve de fontaines blanches, quelques étoiles en rab et tout un fourbis d’astéroïdes et de comètes, le tout rangé et étiqueté à l’aide d’hyper-liens accessibles depuis le pupitre. Greta prend conscience à l’instant même de l’existence de ce bureau, Donald quelques instants plus tard. Il est long à la détente. Le meuble n’était pas perceptible avant que je ne pense à lui, comme d’habitude, comme la plupart de mes outils d’ailleurs. Elle observe l’ensemble, compare avec ses connaissances et ses propres souvenirs. Une image surgit dans ses pensées. Oui, tu y es. C’est bien cela. Il ne te reste plus qu’à le dire à haute voix — je ne compte pas sur Concon Premier pour deviner ça tout seul.

— Cela ressemble à s’y méprendre à…

Elle n’ose pas. C’est compréhensible. La peur de faire une bourde. Elle se fait la conversation pour elle-même, intérieurement. Si j’avais engagé Blond Platine sur la question, on aurait eu droit à du rêve. Je vous montre :

—On dirait une crêpière. Est-ce que vous faites sauter les galaxies comme des galettes aux lardons ? Et les soleils, c’est des jaunes d’œufs ? Pourtant, la cuisine, c’est un truc de gonzesse. Et moi, les femmes, je les attrape par la…

Merci Decolor’Stop.

D’un mouvement du poignet, j’ajuste la résonance, je monte le son en somme. La philharmonie de l’Univers se révèle à leurs oreilles. En stéréo surround pour le grand blond avec deux chaussures noires ; multidimensionnel pour ma Cassandre. Je désigne l’étendue cosmologique devant nous.

— Greta, aie confiance. Tu peux. Essaie, ça ne craint rien.

Elle s’avance et tend les mains. Elle effleure une galaxie — Andromède — et ralentit subtilement sa rotation. Ensuite, elle en caresse une seconde, une galaxie à anneau née de la collision de deux autres — Mayall — et déplace délicatement son centre de gravité. En son sein, toute les étoiles se réajustent, leurs satellites s’accordent, leurs vibrations s’harmonisent.

— Continue. Dis-toi que j’ai une sauvegarde.

En quelque sorte.

Elle me dévisage un court instant, puis sourit — ce petit sourire un brin de travers si caractéristique chez elle — mi-gênée, mi-amusée. Dieu vient de lui demander de foutre le bordel dans l’univers.

Elle s’étire, relève ses épaules, se redresse comme si le poids du monde venait de la quitter. Dans une inspiration, elle écarte les bras, pianote l’air de ses doigts dans une danse légère. D’un tour de poignet, elle fait virevolter une supernova, elle brasse ses entrailles de ses mains agiles, zoome au cœur d’un système stellaire en périphérie, et accélère la rotation du soleil. De l’autre main, elle tapote un rythme soutenu sur le trou noir que j’avais posé là. Des basses sourdes résonnent, des nappes fluides et fortes naissent des mouvements frénétiques qu’elle impose aux planètes du système sur lequel elle a jeté son dévolu. Quelques fausses notes, un accord mineur par-ci par-là, mais pour une première composition harmonique, c’est pas mal. Et je sens l’influence des artistes électro nordiques chez elle. Le classique, violon et hautbois, c’est pas sa tasse de thé. J’aime ça.

Elle virevolte, électrisée par la sensation, danseuse-étoile et chef d’orchestre à la fois. J’aurai pu enregistrer sa session, me la repasser à l’occasion. Une belle séquence.

Je n’ai pas oublié Caliméro. Il nous regarde, hébété comme à son habitude. Il se demande s’il va pouvoir faire joujou avec les boules colorées lui aussi. J’t’en foutrais des boules colorées…

Je pose délicatement ma main sur l’épaule de Greta. Elle sursaute. D’ordinaire, elle n’aime pas les gens trop tactiles, mais comme je ne suis pas tangible, la sensation est différente, moins hostile aussi. Elle se détend. D’un geste ample d’un autre bras, j’arrête la mélodie. Quelques oscillations digitales, et j’ai tout remis en place. Je tiens à restaurer certaines harmonies, mais elle m’a donné de bonnes idées pour la suite.

La bête de foire s’approche, il tente de se la jouer modeste et attentionné :

— Puis-je… ?

— Avant de répondre à ta requête, rappelle-toi que j’entends tes pensées. Toutes tes pensées. As-tu compris ce que je fais ici ? Ce que Freya vient de faire ?

Évidemment, seule Greta a entendu le surnom — respectueux — que je lui ai donné. L’âne de Buridan a entendu « Greta ». Je ne veux pas le perdre en route. Il a pas besoin de mon aide pour avoir du mal à suivre.

— Et bien…

— Avec les boules colorées ?

J’ai prononcé les deux derniers mots en italique. Ça a dû lui vriller l’oreille — c’était l’effet recherché. Le manque d’habitude. Les humains ne savent le faire qu’à l’écrit. Ha… Leurs limitations…

Il baisse les épaules. Je sens la rancœur qui le transperce. Il commence à comprendre que je vais pas lui laisser les clés de la voiture familiale pour sa prochaine virée entre potes. Je le verrais bien rouler en Lada. Je mets cette idée de côté. J’ai pas fini de le torturer.

Je module ma voix, de sorte que Maât et Petit Ours Blond m’entendent bien tous les deux, mais avec plus de solennité à l’égard de Oui-Oui. Faut bien rappeler qui est le patron.

— Approchez. Nous allons entrer au cœur de la matière. Vous allez enfin comprendre pourquoi vous êtes là, ensemble.

Je m’installe devant l’univers. D’un glissement de doigt, je change l’échelle et nous déplace instantanément plus loin dans l’espace. J’approche de Laniakea. Je reste à distance pour voir la zone en entier.

—Vue de super, super, super loin, c’est… chez vous. Regardez.

J’approche vingt doigts pour opérer un zoom rapide, mais pas trop. Je détaille à voix haute les lieux quand on les voit le mieux. Ici, le superamas de la Vierge.

— Jusque là, je garde la plupart des noms que vous utilisez sur Terre. Pensez à changer le prochain, ça manque d’imagination.

Maintenant, le Groupe local. Message : sans déconner. Laniakea c’est poétique, la Vierge un brin historique ; mais ça… Bon, passons. Nous approchons de la Voie lactée. Greta semble reconnaître la topologie. Il y en a au moins une qui s’intéresse au voisinage. Je continue d’agrandir vers le bras d’Orion. J’accélère. On peut apercevoir Rê, l’étoile unique du Système solaire, et plus à droite Proxima du Centaure. Je décélère à l’entrée dans le nuage d’Oort. On est à quelques encablures de la Terre. Mais je veux qu’ils voient tout. Je me suis pas fait chier dans les détails et les couleurs si c’est pour que ça claque pas un peu aux yeux, j’ai ma fierté. Et j’ai pas souvent du public.

Quelques planètes inconnues de mes invités, des rochers et débris de sondes d’autres civilisations plus avancées s’offrent à leur regard. On double Sedna, Eris. On approche de Pluton et Charon. D’un moulinet du bras central gauche, j’augmente le volume sonore. A proximité des planètes, mes hôtes perçoivent maintenant les vibrations de chaque corps astral. Rapidement, Neptune la bleue, qui résonne en Ré ; Uranus en Do # ; Saturne et Jupiter, Do et Si. Mars, qui donne le La, note aussi parfaite que son éclat est rouge, accompagnée de Phobos et Deimos, Sol # et Si bémol. La Terre et son Sol.

Si les humains avaient su. Ils auraient nommé les notes autrement. Sol — que j’aime à appeler Rê depuis quelques millénaires — ou Soleil, c’est le nom de leur étoile, alors que c’est la résonance même de leur planète, de leur sol, celui qu’ils foulent de leurs pieds sans prendre garde à ses vibrations. Gaïa, La Terre, Sol-3… La seule planète habitée de ce système stellaire. La seule à causer une dissonance depuis mon réveil. Tout sonne bien partout dans le reste de l’Univers, et là, ça me brusque les oreilles. Et elles sont multidimensionnelles. Merci les gars, vraiment.

— Vous commencez à voir où on va, ou c’est trop compliqué ?

Ma muse musicienne a compris depuis longtemps. T’choupi a commencé à se repérer à partir de Mars, la guerrière. Il était temps.

Je monte le volume. Avec des esgourdes humaines, on entend une note convenable, un peu grésillante, pas trop choquante. Je regarde mes deux privilégiés. Je rassemble toutes les dimensions vibratoires de la Terre à leur destination. Le son commence à piquer un peu. Greta retrouve ses tics faciaux. De Mesmaeker se bouche les oreilles rapidement. C’est insupportable. J’isole ma jeune égérie de la cacophonie, laissant Complet-Veston seul connecté, et je coupe le son. Et je remets le son… et je coupe le son… J’adore, regarder pleurer ce gland.

Le silence reprend ses droits. Ils digèrent l’épreuve.

— Bon. J’ai encore un truc à vous faire entendre, et une bricole à opérer ici. Après… C’est à vous.

J’ai pas vraiment besoin qu’ils comprennent, ça reste énigmatique.

J’ouvre les bras et les referme en dirigeant l’espace visible vers un plateau de la console. Greta m’imagine charger un fichier dans une disque dur ; Grand Schtroumpf visualise un vinyle qu’on poserait sur un tourne-disque. Pour une fois, ils ont tous les deux raisons. Il est en progrès.

Je retourne à l’affichage, et d’une rotation quadridimensionnelle du poignet — ouais, moi je peux, et sans luxation en plus — je remonte dans le temps de l’univers. Ça tourne vite, et on arrive rapidement là où je voulais. Je stoppe le retour-rapide, Grand Benêt vomit, et je zoome sur l’ancienne Terre, en orbite basse. Je remets le son, toutes dimensions vibratoires au max. Une symphonie. On entend les cours d’eau, les chevaux qui parcourent la steppe, la banquise qui craque aux pôles. C’est beau. Pas du tout dénaturé.

— Tiens, Donnie, écoute le son de la terre que tes ancêtres ont saccagée.

J’approche de l’Amérique du Nord. Nous survolons quelques huttes de sudation en territoire algonquien, de la fumée, quelques humains qui vivent en harmonie avec leur environnement, en lien avec les esprits de la nature. Ils communiquent avec l’au-delà en toute bienséance. Le voilà mon peuple pan-dimensionnel préféré. Réduits à peau de chagrin à la découverte des lieux par les soi-disant civilisés. Pas l’ombre d’un sèche-cheveux pour perturber l’harmonie sonore locale. Une note pure et multiple à la fois. Comme partout ailleurs dans l’univers. Chaque corps astral ayant sa résonance, sa fréquence, sa couleur spectrale et tout un tas d’attributs pour lesquels les humains n’ont pas de noms. Une pièce parmi d’autres de la grande harmonie céleste, mon chef-d’œuvre. J’ai une pensée pour Philolaos et Platon. Ils étaient loin d’avoir une vue d’ensemble de mon travail d’orfèvre musical, mais ils en avaient abordé la notion au moins.

— Donc. Voilà à peu près comment sonnait la Terre avant que vous ne lui manquiez de respect. Qu’on se comprenne bien : le sèche-cheveux et l’atome, ça me dérange pas. Vous êtes libres de faire ce que bon vous semble. Mais respectez votre environnement… Les déchets, ça se trie, ça se transforme. Et aimez-vous un peu les uns les autres bordel de merde !

Un coup de sang. Je respire.

— Vous vous en rappellerez pas de toute façon. Je pourrais vous donner les clés de la fusion froide, ce serait pareil. Je vous en veux, en tant qu’espèce, d’avoir pourri mon groove. Ça chuinte à chaque fois que je regarde vers le bras d’Orion. Vous. Sonnez. Mal. Voilà. Et on va corriger ça.

J’accélère la rotation des astres, j’avance dans le temps d’une pichenette dans l’héliosphère. Retour en 2019. Puis sans prévenir, je braque, dégomme et on sort à grande vitesse de la galaxie. Elle apparaît de plus en plus petite, se mêlant au loin à ses voisines. Revoilà Laniakea, qui rétrécit à son tour. Mes convives découvrent d’autres ensembles super massifs de galaxies autour, et je continue de m’éloigner. Mister Bean dégobille de nouveau sur ses belles pompes cirées.

— Je vais vous montrer un truc. Je devrais pas, ça pourrait se retourner contre moi. Mais comme il faut huit bras pour le faire et qu’à vous deux vous n’en avez que quatre… Je suis tranquille. Et je doute que vous vous entendiez suffisamment pour tenter n’importe quoi.

Je fais défiler l’univers et me dirige vers une zone sombre. Un point blanc nous attend, unique au milieu du néant. Je zoome dessus, et nous apercevons une sphère lumineuse. De plus près, la forme se révèle ovoïde. Je passe la coquille et pénètre l’œuf. Rapidement, l’image est nette. L’écran affiche les dos de Greta et BigMac ainsi qu’une vive lumière opaline. Flamby se retourne, cherche la caméra. Je glisse mon doigt dans l’image et lui met une pichenette dans la tête, il s’affale. Je regarde Greta, l’encourage, et elle lui colle une baffe d’un seul doigt, imitant mon geste. À nos côtés, T’choupi se palpe la joue, rosie.

— Maintenant, ce pour quoi nous sommes là.

Je pointe la lumière.

— C’est moi.

Je chatouille quelques photons de huit de mes mains et j’éteins mon omniscience pour quelques instants.

— Si je sais à l’avance ce que vous allez faire, je ne pourrais pas agir en toute honnêteté. Pendant quelques instants, je ne pourrais plus lire dans vos pensées ou savoir tout sur tout. Je suis limité à mes propres concepts et connaissances. Comme vous, plus ou moins.

Évidemment Trompette serait plus limité, mais bon… C’est déjà beaucoup de privilèges pour lui.

Heureusement que j’avais placé leur système solaire en attente sur les platines. Refaire tout le trajet de mémoire sans omniscience, je sais le faire, mais j’aurais eu l’air con de me perdre à mi-chemin et d’avoir à demander ma route à un GPS.

Je relance leur système en façade. Itchy découvre que ses chaussures sont de nouveau propres. J’allais pas laisser l’odeur s’installer. Je pouvais l’ignorer, mais pas ma muse.

Je nous place en orbite autour de la Terre. Je regarde. Je vois mes cibles et m’approche. Asie du Sud-Est. Une fleur, ordinaire. Et un papillon, ordinaire, bien que joli, qui la butine.

Je réalise à l’instant que mon invitée a les yeux rivés sur le lépidoptère, qu’elle suit du regard en restant parfaitement figée. L’autre gorille a toujours quelque chose à dire, il ne s’est juste pas rendu compte que je l’avais mis en silencieux. Faut que je pense à enlever le réglage. C’est fait.

— Votre espèce est un danger pour l’équilibre de votre propre planète. Comme je vous l’ai déjà dit, et montré, je peux corriger tout ce qui cause des dissonances et rééquilibrer la partition de votre monde. Au plan moléculaire comme à votre hauteur, ou plus. On est d’accord là-dessus ?

Il acquiesce, un peu flippé. Elle me jette un regard confiant.

— Je peux interférer, disais-je, mais je ne le souhaite pas. Je vais vous laisser agir à votre guise. Je vous cède le destin de ce papillon, à vous deux.

— Je suis confus. Vous m’offrez un papillon ?

Non, je t’offre une allégorie, gros bêta.

— Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? C’est une belle image de votre civilisation pour illustrer ce que vous appelez la théorie du chaos. Et nous allons tester cette théorie. Chaque végétal a un rôle à remplir dans sa vie. Chaque animal, un destin à accomplir, aussi minime soit-il. Avant de neutraliser temporairement mon omniscience, j’ai pu constater que l’avenir de ce papillon était assez singulier.

Je marque une pause. Pas de réaction, ils sont tout ouïe.

— Si la race humaine s’éteint, ma mélodie retrouvera son équilibre, après quelques siècles de regain de la nature. Si elle survit, ça prendra plus de temps, je serais obligé de mettre sur mute tout le système solaire pendant les deux ou trois prochains millénaires. Je reviendrais pas vous écouter avant. C’est pas que vous soyez trop nombreux, mais vous êtes très mal équilibrés. Et au cours de votre histoire, étonnamment, vous avez connu de nombreuses épidémies qui ont provoqué un peu de… sélection naturelle. J’y suis pour rien. Votre manque d’hygiène est le premier responsable. Je sais plus si je vous l’ai dit, mais j’ai pas mis les pieds chez vous depuis environ deux mille ans.

Toto lève le doigt — pas comme à l’école, à moins qu’on ne pense au ton professoral qu’il était sur le point de se donner — je l’interromps dans son geste.

— Voilà le topo. L’ADN de cette fleur a muté, et son pollen contient des gènes qui, sous certaines conditions, pourraient se recombiner vers un potentiel virus inédit. Spoiler : j’y suis pour rien, c’est encore de votre faute, en tant qu’espèce. Je vais vous permettre d’interférer avec le papillon. Selon vos choix, vous pourrez provoquer une légère brise matinale dans le pays voisin, ou être à l’origine d’un funeste évènement pour quelques milliers de personnes.

Ils encaissent. Mais comme j’ai plus accès à leurs pensées, je sais plus d’avance s’ils ont compris. Du coup, je demande :

— Vous allez peut-être tuer des gens, indirectement. Vous l’aviez ou pas ? Vous pouvez aussi choisir de ne rien faire. Le temps suivra son cours. Je vous l’ai dit, ce papillon est un maillon important de la Loi de Murphy.

Tinky Winky s’avance et bouscule la jeune fille.

— Comment ça marche ?

— C’est pas vraiment un écran tactile, mais ça fonctionne tout comme. Tu approches et tu bidouilles le papillon comme bon te semble. Tu peux jouer sur les courants d’air aussi, pour être plus subtil et éviter de lui briser les ailes. Je peux répondre à des questions plus techniques si besoin.

Les commandes sont très simples, Dipsy comprend vite la manœuvre, mais il est rude et pataud à la fois. Il pose le papillon violemment sur la fleur. L’atterrissage est rude pour le lépidoptère. Il est vite recouvert de pollen, sur les pattes, les ailes, même les antennes.

— Merde !

Greta sort de sa réserve.

— Ne me dites pas que vous vouliez éviter la fleur ?

Laa-Laa rétorque avec arrogance.

— Le sort de l’humanité est en jeu. Dieu est aux côtés de l’Amérique. Je dois sauver l’Amérique. Tu n’y connais rien gamine, tu devrais retourner à l’école et apprendre à cuisiner. Les affaires sont les affaires. Ce papillon est en Chine. S’il faut sacrifier des gens, autant que ce soit ici. Maintenant, laisse-moi décoller. J’ai un brevet de pilote.

Elle ne se retient plus. La jeune fille me dévisage.

— Vous n’êtes qu’un monstre, comment osez-vous ? Nous sommes des jouets dans vos mains.

— Je comprends ta colère Greta. Je ne peux pas t’en vouloir. Mais essaye de me voir sous un autre angle. Combien d’êtres humains s’inquiéteraient du sort d’un papillon isolé ? Même les abeilles, dont vous avez pourtant compris l’importance. Ou bien parlons des fourmis. Lorsque vous causez la mort de quelques ouvrières qui ont élu domicile dans les murs de vos maisons, leur laissez-vous le choix de changer de lieu de vie ? Cherchez-vous à cohabiter ? Vous les décimez sans honte. Je ne suis pas comme vous, à bien des égard.

Pendant ce temps, Po tente vainement de décoller, mais il s’y prend comme un manche et brise deux pattes du papillon.

— Vous êtes quelques milliards ici, mais je surveille l’harmonie acoustique de milliards de milliards de planètes comme la vôtre. A cette échelle, vous n’êtes même pas des fourmis. Vous êtes insignifiants. J’aurais pu choisir d’éteindre votre étoile quelques semaines. Vous seriez tous morts gelés. Une vie organique primitive aurait pu reprendre un peu plus tard, et tout serait rentré dans l’ordre. C’est ce que tu aurais préféré ? Je vous laisse une chance de vivre.

Jeff Tuche arrive enfin à faire décoller son papillon, mais il vole de travers.

— Je vais l’amener sur la ville la plus proche. Cela devrait suffire. La grandeur de l’Amérique dépend de moi.

Un mot me traverse l’esprit. Un mot dont j’avais découvert l’existence au premier chapitre. Il est temps d’en faire bon usage.

— Hé, connard !

Sa majesté des nouilles se retourne vers moi, le regard haineux.

— Je suis le…

Je lève le petit doigt en sa direction. Effet immédiat.

— … plus gros faisan que la Terre ait porté. J’ai menti la moitié de ma vie, et je serais l’instrument de la déchéance de l’humanité.

Il porte ses mains au trou nauséabond qui lui sert de bouche. Je le toise, lève cinq doigts supplémentaires et referme le poing sèchement devant son nez. Il se désintègre immédiatement.

Greta m’observe, interdite.

— Il n’est plus utile. Il a choisi la voie de l’égoïsme. Ce papillon porte sa marque. Et… oh, non, je ne l’ai pas tué. Il est juste de retour à la convention où je suis venu vous chercher. Sans souvenir de son passage ici.

Médée s’avance, déterminée.

— J’ai une question. Quel était le destin de ce papillon avant que le Président Trump ne le manipule ?

— Très bonne question, en effet. Sans l’intervention de l’autre idiot, ce papillon aurait évité la fleur, repoussé par son parfum anormal, avant d’aller se poser sur le front d’un homme endormi à deux pas. Celui-ci, surpris, l’aurait écrasé du plat de la main, conservant au passage des écailles de ses ailes sur les doigts. Quelques heures plus tard, au volant de son poids lourd, il les aurait déposées dans ses yeux, causant rapidement une forte démangeaison. À force de se gratter, il aurait fait une embardée sur un pont, chutant tout en rendant l’édifice instable. L’effondrement de la structure aurait tué quelques milliers de personnes — heure de pointe oblige — dont un ingénieur spécialisé en physique nucléaire, en déplacement loin de sa province. Tu me suis toujours ? Cet ingénieur a survécu grâce à l’égoïsme de Donnie. Il va donc pouvoir rejoindre la centrale nucléaire où il travaille, et repérer, dans une semaine, une légère fluctuation que tous ses collègues avaient ignoré. Il fera un réglage subtil mais nécessaire sur la machinerie et empêchera une fuite massive de matière radioactive couplée à un défaut de confinement non connu à ce jour, provoquant la plus grande catastrophe nucléaire de l’histoire de l’humanité. J’ai vu ça. Peu après mon réveil. Les conséquences sur l’écosystème étaient désastreuses. Et le vibrato de votre planète encore plus désagréable à mon oreille. Les morts, la misère… Comme quoi, je pense à vous.

— C’est mon tour. Et je veux quelque chose avant.

— Accordé.

— Vous êtes de nouveau omniscient ?

— Non. Mais au moment de me déconnecter de cette faculté, je savais déjà que tu me demanderais à y avoir accès. Je t’ai offert ce don, au moment même où je mettais le mien en silence.

Elle ferme les yeux et comprend. Je n’ai plus besoin de lui expliquer. Elle sait. Je garde une petite longueur d’avance, la force de l’habitude. Elle prend quelques instants pour se repérer dans l’infini flux d’informations qui l’assaille maintenant qu’elle a ouvert la porte de son esprit. Soudainement, elle me dévisage et prend conscience de ce qui nous relie, de ce qui nous différenciait de l’autre énergumène. Elle ne dit rien. Nous nous comprenons. Entre femmes, c’est universel, d’un bout à l’autre de ma partition. Après tout, je suis l’Origine. Je suis à l’image de tout, et chacun se reconnaît en moi, quand bien même sa civilisation s’obstine à me faire porter la barbe. Si je devais simplifier, je dirais que je suis de tous les sexes. Mais il n’en est qu’un qui donne la vie. Et du point de vue de ma partition, je suis la cheffe d’orchestre.

Elle se tourne vers le papillon, et l’observe d’un regard triste. Mais en même temps, je constate que ses yeux sont ailleurs. C’est donc à cela que je ressemble lorsque j’observe les branches de l’arbre des possibles. Les chemins du temps défilent derrière sa prunelle. Elle cherche le trajet le plus adapté, et comment l’atteindre, le réaliser de l’intervention la plus infime qui soit. Trouvé.

En Éole, elle souffle une douce brise sur les flancs du lépidoptère. Celui-ci change de cap. Artémis, elle guide l’insecte aux abords d’une fourmilière. Telle Hadès, implacable, elle écrase le papillon en plein vol, répandant sa poussière et le pollen sur toute la colonie.

Je récupère à l’instant mon omniscience. C’était prévu. Je veux avoir une projection rapide sur les conséquences des actes de Déméter. Non loin de là, un pangolin se régale des dernières survivantes d’une seconde fourmilière. Un autre viendra prochainement vaincre sa faim aux abords de celle-ci, et emportera avec lui le pollen. Je devine la suite, à la fois lyrique et tragique. Et je sais qu’Hestia, à mes côtés, a fait ce choix sciemment. Le choix de la patience.

Elle se tourne vers moi, à nouveau interrogative, à nouveau humaine et limitée à la perception des quatre premières dimensions. Elle m’interroge, l’air sérieux.

— Je ne comprends pas le titre de ce chapitre.

— Je suis partout. Ici et ailleurs. Dans la fleur et en chacun de vous, papillon, humains, étoiles... et chapitres. Tu oublieras ton passage à mes côtés, mais un jour on écrira sur toi, sur l’américain, sur nous. Tu n’es pas la seule Cassandre. Je sais, vois, entend tout, en tout point de l’espace et du temps. Dans quelques années, un jeune plumitif écrira quelques mots de notre rencontre — Ça arrive souvent quand je m’endors visiblement. Je fais une sieste de temps en temps, et j’ai découvert que mes rêves étaient accessibles à certains de tes congénères… — On ne le croira pas plus que toi. Mais le message aura été transmis. La messe aura été dite.

Elle marque une pause.

— Combien de temps ai-je été omnisciente ?

— Le temps est élastique ici, pour prendre une image terrienne. Mais de ton point de vue, quelques heures. Cette question m’étonne de toi.

Elle me dévisage un instant, m’adressant un sourire torve, à la fois triste et compatissant.

— Cela m’a paru plus long, en effet. Je comprends. J’ai eu le temps de fureter un peu autour. L’avenir, le passé, la syntaxe.

— La syntaxe ?

— J’étais surprise que vous parliez de vous avec des accords masculins dans le premier chapitre. Mais l’auteur auquel vous faisiez référence, il est français. Le neutre n’y existe pas, le masculin l’emporte. Il n’y a aucune syntaxe qui vous rende hommage en vérité. Il va bien avoir du mal à expliquer ça à ses lecteurs.

Je réponds d’un rire tonitruant qu’elle partage rapidement.

Le temps de sa présence à mes côtés touche à sa fin. Elle en est consciente. Elle a un dernier sourire pour moi avant de fermer les yeux. Elle sait qu’elle aura tout oublié, et vu le choix cornélien qu’elle a fait, il vaut mieux qu’elle n’en garde aucune trace. Je referme le poing devant elle. Elle est partie. De retour à la console, je règle un recul rapide et quitte le système solaire pour retourner au néant central d’où je vois toutes choses.

J’avance de quelques années dans le futur. Voilà, l’harmonie est restaurée. C’est réglé.

Ça sonne bien, enfin. Je vais pouvoir me mixer un petit son de derrière les fagots.

Euh…

Les goûts électroniques de la petite muse sont à essayer. J’ai un bon gros trou noir qui pulse des basses infernales — sans mauvais jeu de mots — je vais me faire plaisir. Peut-être après une petite sieste.

Euh...

Non…

C’est pas vrai... Où est-ce que ça grésille encore ? Superamas de R’lyeh... Bon. J’y retourne. La sieste attendra.

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