Ch1. Incendie primordial
— Au feu !
Depuis qu’il avait décidé de rejoindre les Voyageurs, Cyrus s’était toujours imaginé leur entrée au Relais des Collines, l’année où il serait en âge d’être recruté, comme quelque chose de grand et de solennel. Avant de s’endormir ou entre deux corvées, il les voyait jaillisant à cheval du bosquet qui marquait la frontière sud du Relais. Ils iraient au rythme d’un trop fier, drapé dans les manteaux verts qui leur permettaient de se fondre dans les paysages du Val, leur étoile-boussole épinglée au col. Comme tous les ans, par-dessus le souffle des chevaux et le frottement des harnachements, le recruteur tirerait de son cor les notes annonçant l’ouverture des candidatures. Mais cette fois, ils seraient là pour lui.
Il ne s’attendait certainement pas à ce qu’un unique Voyageur se présente quatre heures avant l’heure convenue, sur une monture écumant de fatigue, le visage strié de traces de suie et les yeux écarquillés par la peur et l’urgence.
— Au feu ! répéta-t-il. Au feu primordial !
Malgré la brise qui agitait perpétuellement les Collines Centrales, le temps était clair et doux en ce début d’été. Les clients du Relais s’étaient rassemblés en terrasse pour le service du midi et l’arrivée du Voyageur paniqué fit tomber sur eux une lourde chape de silence.
Surpris par leur présence et par celle du grand bâtiment de l’auberge, seul lieu de vie mica à des kilomètres à la ronde, le Voyageur fit freiner sa monture un peu tard. Ses sabots creusèrent des sillons dans la terre et il s’en fallut de peu pour qu’elle ne continue sa course entre les tables. Le Voyageur ne devait pas avoir plus de deux ans de plus que Cyrus. Ses cheveux blonds et salis de cendre lui arrivaient au bas de la nuque et bien que certaines mèches lui tombent dans les yeux, la plupart était plaqué sur sa peau par une pellicule de sueur. Son visage aux traits fins et au nez pointu faisait singulièrement ressortir ses yeux très ronds et très bleus, qu’il cligna deux fois en cherchant à accrocher le regard d’un serveur.
— Au feu, balbutia-t-il maladroitement. Au feu primordial…
Sous son manteau de Voyageur ouvert, sa chemise au col déboutonnée laissait deviner une grande taille et des épaules larges malgré une stature fine et sèche. Son cheval, la bouche tirée par sa prise nerveuse, fit un tour sur lui-même. Les clients échangèrent un regard incertain.
— En voilà une information utile, commenta un habitué. On fait quoi, Lambert ?
Le père de Cyrus et gérant du Relais posa son plateau sur la table la plus proche et descendit les quatre marches de la terrasse pour se placer devant le Voyageur. Le cheval renâcla à son approche, mais Lambert ouvrit les mains en signe d’apaisement et lui parla tout bas ; la bête se laissa peu à peu approcher.
— Doucement, doucement… Où se trouve ce feu primordial, mon garçon ?
Soulagé d’avoir trouvé un regard attentif, le Voyageur reprit contenance en même temps que la maîtrise de sa monture, qui cessa de piaffer.
— À quelques kilomètres au sud d’ici, répondit-il. Un bosquet exactement comme celui-ci a pris feu et les collines entières vont bientôt suivre si on ne fait rien !
La panique fit monter sa voix dans les aigus mais Lambert et les clients ne se laissèrent pas impressionner. Charles, le frère aîné de Cyrus, se trouvait à portée de voix et courut sans précipitation à l’intérieur de l’auberge. Tous les lieux de vie du Val se devaient de posséder un poste de vigie ; celui du Relais des Colline se situait au sommet du bâtiment. On y accédait par une fenêtre du dernier étage en marchant sur les toits puis en grimpant à une échelle. Une massive longue-vue y était protégée par un toit pyramidal au sommet duquel était fixé une girouette. Charles y apparut et fit pivoter l’instrument vers le sud.
— Peut-être quatre kilomètres, cria-t-il en guise de confirmation. Le vent ne va pas aider.
Prévenue par un serveur, Cécilia avait quitté les cuisines et bien qu’elle se trouve à l’entrée du bâtiment, Cyrus devina le soupir que poussa sa mère en voyant tout son corps s’affaisser légèrement. Mais elle sonna tout de même la cloche accrochée à la façade avec vigueur.
— Vous connaissez la routine ! lança Lambert. Récupérez les eaux grises, les eaux de réserve et videz-moi les récupérateurs !
Un unique raclement de chaises décuplé perça le calme du Relais alors que des dizaines de chaises grinçaient et que la terrasse se vidait d’un coup. Aidé par deux habitués, l’un des serveurs entreprit de récupérer toutes les boissons qui n’étaient pas de l’alcool dans un seau. Lambert reporta son attention sur le Voyageur :
— Pourquoi ne pas avoir utilisé ton cor pour sonner l’alerte, mon garçon ? demanda-t-il d’un ton exempt de reproches.
Cyrus s’approcha. Le Voyageur fronça les sourcils et jeta un oeil à sa ceinture, d’où pendait la petite corne d’alerte qui faisait partie de l’équipement de tout Voyageur.
— Je… j’ai oublié, admit-il.
Cyrus, qui connaissait déjà les signaux utilisés par les Voyageurs pour communiquer au cor sur de longues distances, ne put s’empêcher de laisser échapper un ricanement. Lambert lui jeta un regard d’avertissement et reporta son attention sur le Voyageur :
— C’est pas bien grave ! C’est ton premier feu primordial ? Tu verras, poursuivit-il comme le Voyageur acquiesçait, on a l’habitude ici ! Comment tu t’appelles ?
— Basile.
— Eh bien Basile, on va aller remplir la citerne. Tu vas voir, c’est une petite merveille ! Cyrus, ramène-nous Bria.
Les écuries grouillaient d’activité et Cyrus dut jouer des coudes pour retrouver la mule de la famille parmi toutes les montures qu’un groupe de volontaires scellait à la chaîne et distribuait sans se soucier de savoir à qui elles appartenaient – de telles considérations étaient superflues. Il finit par la dénicher dans l’une des dernières stalles, tenue et déjà sanglée par sa mère.
— Ton frère est déjà parti ? Je ne l’ai pas vu passer, lui dit Cécilia d’un air inquiet en lui tendant les rênes.
Comme tous les Micas, elle était coutumière des incendies primordiaux. Elle coordonnait les clients, prodiguant des directives, mais ça n’empêchait pas son regard d’être soucieux et son attention d’être déjà tournée vers l’extérieur, où elle devinait les flammes. Les flammes vers lesquelles irait le reste de sa famille. C’était comme ça depuis l’accident.
— Les équipements sont rangés par couleur ! répéta-t-elle pourtant, sans doute pour la dixième fois. Si le cheval est dans la stalle bleue, alors son équipement est sur le portant bleu !
Elle reporta son attention sur Cyrus, qui peinait à faire avancer Bria, rendue réticente par l’agitation générale.
— Soyez prudents, surtout, lui dit-elle doucement en donnant une petite tape sur la croupe de la bête, qui se mit en mouvement.
Cyrus acquiesça, sachant que ses paroles allaient bien au-delà de la simple recommandation.
L’écurie se vidait et il n’eut pas trop de mal à gagner la sortie. Il rejoignit son père à l’arrière de l’auberge et attacha la charrette au harnachement de la mule. Lambert avait déjà ajusté le niveau d’eau de la citerne en la complétant au puits du Relais. Basile, qui jusque-là les regardait sans rien dire, ne fut pas de trop lorsqu’ils durent l’installer dans la charrette. Lambert y ajouta la pompe mécanique et ils contournèrent le bâtiment pour se mettre en route.
Tous les Micas avaient quitté le Relais. Il y régnait un calme surnaturel et tendu ; un silence vide qui ne pouvait être entendu que lors de telles circonstances – et dans les ruines, peut-être. Cyrus avait déjà connu deux incendies primordiaux depuis qu’il était en âge de se souvenir. Les Voyageurs s’assuraient que les habitants du Val y soient préparés, mais ils n’étaient pas anodins et la situation pouvait vite devenir hors de contrôle. Les trousses anti-brûlures servaient toujours.
Ralentis par le poids de la citerne, Cyrus, son père et le Voyageur arrivèrent sur place les derniers et furent accueillis par un souffle de soulagement général. Les Micas du Relais soutenaient un groupe de quatre autres Voyageurs et avaient déjà déchargé sur l’incendie toute l’eau qu’ils avaient pu acheminer. Les montures avaient été regroupées à bonne distance du foyer et paissaient plus loin d’un air indifférent. Les Voyageurs avaient établi un périmètre de sécurité autour des flammes et l’une d’entre elles empêchait les renforts curieux – ou téméraires – de trop s’approcher. Sans eau supplémentaire, le combat contre les flammes était en suspens et tous ne pouvaient que les regarder progresser, dans l’expectative.
Cyrus avait déjà vu des incendies plus classiques lors de périodes de sécheresse et savait que les différences avec un incendie primordial étaient subtiles. Les flammes d’un feu primordial étaient plus grandes, d’un orange bien plus vif et sans doute plus chaudes. En les observant bien, on pouvait remarquer qu’elles étaient animées d’une volonté propre et pouvaient aller contre le vent. Elles avaient déjà consumé le bosquet où elles avaient pris, mais elles s’attardaient encore sur les squelettes des arbres calcinés et traînaient sur la terre morte. C’était contre-nature mais habituel : elles restaient, affamées, au cas où un nouveau combustible se présente à leur portée. Quant aux braises éjectées du cœur de l’incendie, elles volaient sans âme dans le sens du vent, détachée de leur source primordiale. Elles étaient aussitôt piétinées quiconque se trouvait à proximité. Vorace, le reste des flammes avalait l’herbe des collines alentour.
À leur approche, un Voyageur s’avança pour aider Lambert et d’autres clients à décharger la pompe et la citerne et à installer le tout.
— Vous voilà enfin ! dit-il en guise de salut.
Ce faisant, il asséna une grande claque sur le dos de Lambert et Cyrus vit son père serrer les dents et vaciller.
— Votre nouvelle recrue a paniqué, je crois, fit-il remarquer avec un sourire en coin en guise de représailles.
Le Voyageur éclata de rire et s’attira les regards surpris et sceptiques des clients du Relais, qui s’attendaient à ce que Nolan, actuel chef des Voyageurs, soit davantage concentré sur l’incendie primordial en cours.
— Basile peut parfois se montrer un peu tête en l’air, mais il parvient toujours à ses fins. Preuve étant que vous êtes là et que les Collines Centrales n’ont pas encore entièrement brûlé, pas vrai ?
Cyrus se garda bien de faire un commentaire lorsque Nolan reporta son attention vers lui :
— Alors, Cyrus, prêt à donner un coup de main ?
Le chef des Voyageurs était un homme immense à la peau noire et dont les cheveux et la barbe, grisonnants, étaient toujours impeccablement taillés. Il portait un manteau noir ignifugé par-dessus sa tenue de Voyageur et des gants qui grossissaient ses mains déjà énormes. Sa voix grave et profonde était en accord avec sa stature. Il n’était menaçant que pour ceux qui ne le connaissaient pas – les autres savaient qu’il était adorable. Cyrus le côtoyait depuis toujours, pourtant il ne put voir en lui qu’une chose à cet instant : il était l’un de ceux qui allaient décider de son avenir.
— Allez, on se reprend ! lança-t-il à la cantonade sans attendre de réponse. Cette fois, on va l’avoir. En place ! On ne peut plus rien faire pour le bosquet alors ne vous préoccupez pas des flammes qui s’y attardent. Par contre, on peut encore sauver cette colline. Concentrez vos efforts sur le centre du foyer !
Charles les avait rejoints, sa main massant nerveusement la cicatrice qui remontait sur son cou jusqu’à sa pommette gauche. En dépit de tout, Cyrus ne l’avait jamais vu s’esquiver lors d’un incendie primordial. Aidé par ses deux fils, Lambert connecta deux tuyaux à la citerne et à la pompe et les pointa dans la direction indiquée par Nolan. Ils actionnèrent l’appareil du pied tandis que le chef des Voyageur allait retrouver ses compagnons, que Basile avait déjà rejoints.
Alignés face au feu, les cinq Voyageurs attendirent quelques instants que l’intensité des flammes diminue. L’une d’entre elles attacha une corde ignifugée à sa ceinture et passa l’autre extrémité à Basile. Ainsi encordés les uns aux autres, les Voyageurs remontèrent leurs cagoules sur leurs visages et rajustèrent le col de leurs manteaux ignifugés. Et ils marchèrent droit vers l’intérieur du brasier.
À cet instant, Cyrus oubliait tous les incendies primordiaux auxquels il avait déjà pu assister et les procédures qu’on lui avait inculquées dès son enfance. Les Voyageurs procédaient toujours ainsi, mais cette vision d’une ligne d’hommes et de femmes soudés, marchant droit vers un brasier furieux et de leur propre volonté, restait surnaturelle. Avalées par les flammes, leurs silhouettes troublées par la chaleur se détachaient par intermittence dans la rage orange du foyer. Les minutes s’écoulaient et la pompe vidait la citerne ; le filet d’eau qui sortait des tuyaux se fit de moins en moins puissant et retomba dans l’herbe. Lambert et ses fils s’immobilisèrent, le souffle court d’avoir pompé, observant comme les autres les Voyageurs évoluer au cœur de l’incendie. Puis soudain, l’un d’entre eux se pencha en avant et arracha quelque chose à la terre.
D’un coup et sans un bruit, l’incendie s’évanouit.
Hébétés, employés et clients du Relais des Collines contemplèrent un instant les cinq Voyageurs au milieu de la colline calcinée. Une étrange lumière rouge pulsait entre les doigts de Nolan, qui tenait sa main fermée – c’était lui qui s’était penché. Le silence brusquement tombé sur les collines était assourdissant dans le souvenir du rugissement continu des flammes. Puis un applaudissement le brisa, suivi d’un deuxième et d’un troisième. Bientôt, employés et clients applaudissaient de concert les Voyageurs et Cyrus ressentit une bouffée d’orgueil alors qu’ils saluaient leur assistance en souriant. La prochaine fois, il serait à leurs côtés.
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