L'invention des chimères (Pog)

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        La pluie tombait, noire et collante sur le glacis torve De la friche industrielle. En périphérie d'une quelconque mégalopole, les zones résidentielles se tenaient à l'écart de cette plaine obscure d’entrepôts et de ruines. Près du canal, une usine noircie tenait encore tendues vers le ciel comme deux doigts suppliants ses cheminées étroites et muettes. Ancienne zone d'exploitation, sidérurgie primitive ou manufacture, il restait dans l'air le parfum de peine et de lourdeur qui embaume les carcans ouvriers.


        C'est là que dans la jeune nuit des cris se mêlaient au lointain fracas des autoroutes. Des dizaines de silhouettes humaines glissaient entre les poteaux électriques et les gouttes de pluie. Elles progressaient scrupuleusement dans une chorégraphie gauche. L'eau du ciel se collait à leurs manteaux, à leurs capuches sombres et dégoulinait en grosses gouttes paresseuses. Plus loin, Pog fuyait. Ses ennemis étaient trop nombreux ce soir-là. Et sa dernière drôlerie avait froissé le milieu.


        Il se tenait caché derrière un monticule de barils, scrutant les déplacements des tueurs. Sa réputation grandissant, on lui avait envoyé une escouade en conséquence. Il se permit un léger sourire. Penser que ces criminels pouvaient déployer plus de forces armées que les gouvernements étatiques lui avait toujours semblé d'une succulente drôlerie. L'eau qui ruisselait sur sa figure brouillait un peu son maquillage. Les gouttes d'encre dessinées avec soin sur ses pommettes avaient coulées en de longues traînées et le rouge de ses lèvres teignait tout son menton. Dans la pénombre, il semblait presque que son visage ait été distendu et déformé par une étrange traction de la peau.


        Un bruit sourd derrière lui. D'autres approchaient dans ce sens, en provenance du canal. Pog devinait les phares d'une péniche qui avait dû leur servir à débarquer dans ce sens. Il avait pensé fuir par l'eau, mais cela semblait compromis. Les hommes l'encerclaient et resserraient peu à peu leur cordon. Ils finiraient bientôt par lui tomber dessus. Pog ferma ses yeux barbouillés de pluie et banda ses muscles. Le nuage lunaire de probabilités immédiates se matérialisa devant lui. Au milieu des nœuds luminescent, il distingua sa propre ligne de destinée. Elle était crochée de toute part et son arborescence se clôturait par quasiment tous les chemins. La situation n'était pas brillante. Soudain, l'un des fils périphériques se tordit et bondit pour enserrer sa ligne. Pog se retourna vivement, évitant tout juste le tir d'un grand chauve qui se tenait à quelques mètres. Le malfrat ne pouvait voir le nuage en question. Pog se jeta derrière l'un des barils tout en fouillant frénétiquement sa sacoche à la recherche de son arme. L'autre continuait à tirer, et le bruit attirait ses compères comme une nuée de mouches. Puis il s'effondra, une balle au fond de l’œil. Pog secoua son revolver et s’enfuit en courant. Il croisa quelques silhouettes qu’il ne prit pas la peine de dévisager, se contentant de tirer au jugé. Le nuage le suivait en frôlant le sol détrempé. La ligne de Pog devenait de plus en plus fine, et ses possibles d'embranchements s'amenuisaient similairement. Une balle transperça son mollet, le précipitant à terre, tout près d'une série de cuves à pétrole vidées depuis des lustres. Il se roula misérablement sous l'armature rouillée, tous les sens aux aguets. Une voix déchira le silence de l'orage. « Sors de là, clown.

— Oui, sors, renchérit une autre, t'as pas le choix.

— C'est fini, fini, tu peux pas fuir.

— Sors et crève, espèce de cinglé. »


        Ils étaient là, une quarantaine d'hommes armés et Pog gisait blessé, à portée de leurs balles. Le nuage frémit, et le clown vit sa ligne plonger et disparaître dans un entrelac argenté grouillant de lumières. Un des bandits se pencha et le regarda sous son abri. Il déroula un bras prolongé d'un canon. Pog tendit sa paume ouverte, comme en un geste d’apaisement, et il empoigna le nœud d'argent au creux du nuage.



On dit alors qu'on vit dans un ciel de tourments

Un portail ébahi étendre ses gants blancs ;

Des flammes en éclairs et brasiers d'ivoire

Habillèrent la nuit d'un costume bâtard.

L'univers s'esclaffa, et sa gorge infinie

Libéra sur le monde un titanesque cri.

Du nuage d'argent qui tremblait près du sol

Jaillirent tout à coup de terribles idoles :

Cataractes de feu, chats, lions, léopards,

Tigres roux qui grondaient en armée d'étendards,

Cigognes aux longs becs en lances meurtrières,

Chèvres, moutons et loups dévastant les clairières,

Des soleils animés et des vagues vivantes

À l'écume percée de cent bouches hurlantes ;

Entre ces feux follets se dégageaient, patauds,

Des dragons de malheur, de sombres cachalots,

Des serpents d'horizon et des gobe-vallées,

Maîtres queux de l'enfer, taureaux démesurés,

Ombres d'un mauvais rêve et palpables fantômes ;

Pog les avait tirés de leurs troubles royaumes.

L’œil en fut interdit, et les cœurs submergés

D'un éclat primitif aux ressorts oubliés

Lâchèrent leurs porteurs, comme au fond d'un bateau

Un rivet descellé laisse s’engouffrer l'eau.


Les soldats qui couraient vers le clown rigolard

Tombèrent à genoux devant ce cauchemar.

La fin des assassins fut rapide et grotesque,

Simple détail au bord d'un spectacle dantesque ;

On y voit l'ironie qu'apprécie son auteur

Car ces marchands d'effroi moururent tous de peur.


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