Chapitre 15

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Allongée sur le sol caillouteux, Kathy tentait de rassembler ses esprits. Les dernières minutes se mélangeaient dans sa tête, formant un kaléidoscope d’images impossibles. Elle se revoyait, oscillant au bout de la corde qui la hissait dans l’hélicoptère. Des mains brutales l’avaient empoignée, puis sanglée à un fauteuil. Ensuite, tout s’était passé très vite. Au lieu de s’occuper des hommes encore sur le toit, l’appareil avait foncé plein gaz en direction du fleuve. Les mâchoires des soldats à bord s’étaient serrées, leurs regards durcis. Aucun n’avait émis le moindre son, mais leur langage corporel trahissait leur amertume. Beaucoup des leurs perdraient la vie dans le combat qu’ils mèneraient.

Dans son fauteuil, Kathy s’était rembrunie. Gordon serait incapable de tenir sa promesse, et elle se refusait à rester entre leurs mains. Elle savait de quoi ils étaient capables. Des sensations lointaines, des images, des odeurs, des bruits lui étaient revenus à la mémoire. Des cellules vides, blanches, sans porte apparente. Des murs, un sol, un plafond capitonné. Des hurlements. Souvent. Atroces. Des hurlements qui montaient, qui duraient, qui se muaient en sanglots, qui s’éteignaient brutalement.

Elle fronça les sourcils. Quelque chose n’allait pas dans ces souvenirs : les sons n’étaient pas censés filtrer dans ces cellules étanches. C’était donc qu’on voulait les lui faire entendre ou qu’il s’était passé autre chose en réalité… Une porte verrouillée dans sa mémoire refusait de céder. Quoi qu’il se cache derrière, ces hurlements avaient manqué de la rendre folle. Sans compter les coups, les brimades, les produits qu’on lui injectait, la magie avec laquelle on la liait.

Quelque chose avait tremblé en elle. Elle avait regardé ses poignets entravés, ses doigts posés sur cuisses. Ils lui avaient paru plus longs, plus forts. Elle avait saisi un accoudoir, l’avait serré, et ils s’étaient enfoncés dans le métal comme dans de la glaise. Le collier à son cou avait immédiatement réagi, envoyant une décharge électrique dans sa nuque. Elle s’était cambrée contre le fauteuil, mâchoires verrouillées pour retenir son cri. Un des hommes à l’avant de l’appareil avait tourné la tête vers elle. Il portait un large bracelet autour de son avant-bras, d’un matériau similaire à celui qui enserrait son cou et ses poignets. Elle avait vu des runes flamboyer sur le métal. Il savait qu’elle avait fait appel à ses pouvoirs.

Quels pouvoirs ? Elle n’en avait aucune idée, mais lui oui, car il s’était avancé pour la rejoindre, un pistolet injecteur à la main.

Kathy avait compris que s’il lui injectait ce liquide, elle retournerait dans sa cellule blanche et vide. Peur et colère avaient flambé en elle. Jamais. Plus jamais. Elle avait senti son corps se modifier, tout comme ses sens et son esprit. Un brouillard mental s’était répandu sur ses pensées humaines.

Le reste de ses souvenirs n’était que sensations et impressions. La puissance dans ses veines. Ses bras qui s’écartaient sans difficulté, le métal des menottes qui cédait dans un geignement. Ses mains qui se refermaient sur son collier, le tordaient, le démantelaient malgré la brûlure. L’homme qui se figeait, sidéré. Qui se ressaisissait immédiatement et lui lançait des mots de commandement dans une langue aux syllabes rocailleuses. Qui l’appelait par son prénom déformé : Kathry. Mais elle était trop enragée, elle avait trop de pouvoir en elle pour qu’il puisse encore la maîtriser. Alors elle s’était levée et les avait tués. Elle les avait tous tués.

Elle reprit ses esprits sur cette berge de galets, face à une créature de cauchemar, cornue, aux dents acérées, aux ailes de chauve-souris. Malgré son apparence, elle reconnut Lilith. Elle se souvint qu’elle avait déjà rencontré ce type de créatures. Mais celles-ci n’avaient pas la prestance de Lilith, sa noblesse en dépit de sa laideur aux yeux des humains. La Kathy qui était encore une étudiante en médecine vingt-quatre heures auparavant savait qu’elle aurait dû être terrorisée. La Kathy qui avait survécu à l’explosion d’un hélicoptère n’avait plus peur. Elle venait de comprendre. Elle était une des leurs.

— Quel est mon exotype ?

Lilith secoua la tête.

— J’ai bien peur que tu en aies plusieurs. Mais c’est impossible…

Elle tendit l’oreille, entendant quelque chose qu’elle était seule à percevoir.

— Viens, il ne faut pas rester ici. Nous devons trouver un abri.

Kathy la regarda de haut en bas.

— Tu ne veux pas reprendre apparence humaine d’abord ?

Lilith secoua la tête.

— Je n’ai plus assez d’énergie. Suis-moi.

Elle entreprit de se diriger vers la lisière du bois d’une démarche chancelante. Son épuisement et les cailloux qui roulaient sous ses pieds rendaient sa progression difficile. Spontanément, Kathy la rejoignit et glissa un bras autour de sa taille. Une entêtante odeur de feu et de tubéreuse l’enveloppa.

— Appuie-toi sur moi, dit-elle.

Elle sentit la surprise du succube, qui ne répondit rien, mais s’exécuta. Elles cheminèrent sur une vingtaine de mètres avant de trouver un groupe d’arbres serrés qui les protégeraient des regards éventuels.

— On va attendre ici, annonça Lilith.

— Ils vont nous retrouver ?

Le succube sourit, révélant les pointes aiguës de ses crocs.

— Gordon me retrouve toujours.

— Cela va sans dire ! claironna la voix de l’intéressé. Et il a pensé à toi.

Elles sursautèrent de concert. Derrière elles se dressaient Christobald et Gordon. Le visage du nécromancien était couvert de tatouages noirs qui ondulaient. Kathy ne put s’empêcher d’observer avec une fascination mêlée de répulsion les arabesques qui reculaient littéralement en direction de son cou. Elle avait l’impression que sa peau collait plus à son crâne et à ses joues qu’auparavant, comme s’il avait pris dix ans d’un coup. À ses côtés, Gordon, lui, paraissait en pleine forme. Il avait dû se nourrir, comprit-elle. Il portait un corps inanimé en travers de ses épaules. D’un geste nonchalant, comme on jette une boulette de papier dans une corbeille, il le balança aux pieds de Lilith.

— Je t’ai ramené un petit quelque chose à grignoter.

— Tu aurais pu trouver mieux tout de même, il respire à peine. Il ne reste plus grand-chose de consommable là-dedans.

— Sang-dieu, Lilith ! Exprime ta gratitude au lieu de pousser des jérémiades ! Ce type fera l’affaire.

— Si tu le dis…

Sans plus hésiter, elle s’agenouilla à côté de l’homme évanoui, se pencha et posa ses lèvres sur sa bouche. Sa transformation s’amorça aussitôt. Kathy observa avec fascination ses contours se brouiller. Une petite voix intérieure lui soufflait que cela aurait dû être beaucoup plus rapide.

Lorsqu’elle se releva, plus belle que jamais, Kathy reprit la parole.

— Maintenant que vous êtes là, je réitère ma question : quel est, ou quels sont, si j’en crois Lilith, mes exotypes ?

Les regards se tournèrent vers Christobald. Celui-ci hésita, puis annonça :

— Tu es une chimère.

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