Bruxelles, gare centrale. Mardi.

8 minutes de lecture

Cette réponse à un défi est une spin-off d'une de mes "oeuvres" à contenu sensible. Cette petite histoire est bien plus sage, je compte la développer sur deux ou peut-être trois chapitres. A défaut d'épater l'auteur du défi, j'espère le surprendre ... et peut-être vous aussi par la même occasion.


Le tas de cartons émet un grognement désapprobateur avant de frémir puis de s’écrouler tel un château de cartes.

Juste à côté, le chien allongé sur sa couverture crasseuse relève la tête.
Quand celle de son maître émerge des emballages Amazon noircis par la saleté de la ville, il remue la queue avec vigueur. Quel bonheur de retrouver les caresses et la présence de celui qui, il y a quelques mois, l’a recueilli malade dans un terrain vague!

L’homme passe la main sur la tête de l’animal puis s’étire en bâillant. Il a le teint rougeaud des naufragés de la vie dérivant sur les parvis qui leur servent de radeau. Le cheveu rare, les ongles noircis, les privations n’ont pas eu raison de sa petite bedaine ni de son double menton.

— Allez le chien, on ramasse et on y va, c’est l’heure du taf.

Il est six heures quarante-cinq, les premiers trains réellement bondés sont en passe de débarquer leurs flots de navetteurs et avec eux, la promesse de quelques pièces, d’un morceau de croissant et qui sait, d’un café gratuit.

L’homme quitte la galerie et traverse la rue. A ses côtés, le chien sautille de joie, comprenant probablement que sous peu, il pourra se mettre une maigre pitance sous la dent.

Tous deux traversent la rue et descendent les marches qui doivent les mener dans le hall central, juste à l’intersection du long couloir qui conduit au métro. Un point de passage obligé, un des meilleurs emplacements du quartier. Sept ans déjà qu’il en a fait son domaine, chaque matin entre sept et neuf heures. Son territoire.
Parvenu aux dernières marches, il s’assied sur l’une d’elles et sort un gobelet de carton tout défraîchi qu’il place devant lui. Insatisfait, il en rectifie la position en le déplaçant d’une dizaine de centimètres. Il sourit, tout est en place. Le chien lui, s’assied sagement à ses côtés, coincé entre le muret et son maître. Il faut laisser place aux milliers d’ombres grisâtres et résignées qui bientôt emprunteront l’escalier en affichant le plus souvent une indifférence mêlée de culpabilité. Il y a déjà du monde.

L’homme est à peine installé qu’un de ses confrères sans-abri surgit dans son dos et le gratifie d’une formidable tape sur l’épaule.

— Putain Dino tu m’as fait mal, réagit-il en se frottant l'épaule.

Le nouveau venu éclate de rire. C’est un grand gaillard bâti comme une armoire à glace. Ses fringues élimées, ses cheveux en bataille et sa barbe mal entretenue lui confèrent une petite allure d’aventurier perdu depuis des semaines dans une jungle qui serait tout sauf urbaine. Son sourire franc et ses yeux bleus rieurs respirent la bonne humeur. Le plaisir aussi, peut-être. Il s’assied aux côtés de son ami et porte une cannette Jupiler de cinquante centilitres à ses lèvres.

— ‘tain, sept heures du mat’ et t’es d’jà à la bibine. En plus tu viens me piquer mes clients, t’irais pas voir ailleurs ?

Mais Dino n’en a cure, il s’affale sur les marches tout en sirotant sa blonde.
Il entreprend de raconter sa soirée à son compagnon d’infortune qui d'un soupir, manifeste son peu d'intérêt pour les beuveries ou les gamines junkies que son ami lutine au bord du caniveau.

— Tu parles d'une idylle, marmonne-t-il entre ses dents. Ce soir, tu l'auras déjà oubliée ...

— Oh dis donc, lâche-toi un peu, t’es chiant ! La vie est belle, faut profiter. Y a de la bière, du vin et des filles, même pour les mecs comme nous. Tu devrais t’envoyer en l’air de temps en temps, ça te ferait du bien. Faut faire l’amour, pas que la manche !

Son ami maugrée.

— Pfffftt … tous les soirs, c’est pas "de temps en temps". En plus, abuser d'une pauvre nana en lui faisant miroiter une dose que tu ne lui donneras jamais, ça n’a rien à voir avec l’amour.

— Ouais … c’est clair, toi t’es un spécialiste.

Sur ce, il tire de sa poche un magazine porno et commence à le feuilleter sans se soucier le moins du monde des passants. Sur les pages froissées aux coins rognés, des filles dévoilent leurs charmes dans les moindres détails.

Dino commente la page centrale tandis que son compagnon attend patiemment une première pièce ou un passant charitable qui lui offrira un café à la guinguette juste à côté.

Les minutes passent, agrémentées de temps à autre par le tintement d’une pièce jaune au fond du gobelet de carton.

— Putain Dino, range-moi ce torchon ! Il va être 7h20 !

Dino éclate de rire à nouveau.

— Ouais et quoi ? T’as un train à prendre ?

— Range-moi ça ! Tout de suite !

— Oh mais ça va, t’énerve pas.

Dino glisse le magazine plié dans sa poche intérieure, surpris par l’attitude de son ami. Il le voit rarement s’énerver et ne pensait pas le fâcher à ce point pour si peu. L’homme au chien est d’ailleurs de plus en plus fébrile.

— Elle arrive …

— Qui ça ?

Une jeune femme avance droit sur eux et s’accroupit face à eux. Elle glisse délicatement une pièce dans le gobelet, les gratifiant d’un sourire lumineux. Elle les salue d’une toute petite voix et leur souhaite une bonne journée avant de se relever et de continuer son chemin.
Dino la suit du regard, elle s’éloigne d’une démarche féline, légère. On la croirait portée par un tapis roulant. Ou par un tapis volant.

— Wouaw, fait-il.

Et il ajoute.

— Quel cul … ça doit bien bouger ça, au lit.

Son compagnon lui file un coup de coude et lui enjoint de ne pas parler ainsi d’elle. A nouveau Dino éclate de rire, dévoilant deux rangées de dents dont la blancheur éclatante ne laisse en rien deviner sa piètre condition.

— Ma parole, t’es amoureux ! Note, j’te comprends, sacré p’tit morceau. J’préfère les blondes mais le genre brunette toute mimi comme ça, c’est pas mal non plus. De toute façon, balancée comme elle l’est je ne vais pas faire le difficile.

— T’es con. C’est une super nana, elle passe tous les jours ouvrables à 7H20. C’est mon rayon de soleil. Tous les jours elle me sourit. Parfois on discute un peu, c’est à cause de toi qu’elle à pas osé. Sûrement.

Il farfouille dans son gobelet et en tire une grosse pièce de deux euro.

— En plus, quand on m’file pas un café, j’ai de quoi m’en offrir un. Tous les jours deux euros.

— Ouais c’est dingue, tu vas devenir riche. Ou accro à la caféine.

— Tu te moques. J’trouve ça généreux.

— Mec, si elle te file deux euros tous les jours c’est qu’elle a les moyens de le faire. C’est des cacahuètes pour une nana comme ças. Elle te lance des cacahuètes tous les matins et toi tu les gobes, bouche bée avec tes yeux de merlan frit.

L’homme au chien bougonne.
Dino, lui, se lève et va chercher deux cafés.

— Tiens, prends, c’est ma tournée. Faut qu’on l’oublie ta fée de 7H20. Tu ne crois quand même pas qu’elle va t’inviter au resto ?

— T’es con …

L’homme au chien se détend et sourit. Il a eu son rayon de soleil journalier, le café en plus c’est Byzance. C’est une belle journée et au final, il se dit que c’est chouette d’avoir encore un vrai ami. Même si celui qui en fait office est un beauf aviné et fêtard, coutumier de tous les excès.
Ils en sont là à siroter leur breuvage quand Dino se tend, les sens en alerte. Son regard aiguisé semble scruter une proie perdue dans la masse. Pour un peu, on croirait qu’il s’apprête à bondir, tel un chat sur une souris.

— Putain …

L’homme au chien cherche des yeux ce qui attiré l’attention de son ami, mais rien n’y fait. Dino reprend.

— Putain la bombasse …

C’est alors qu’il la voit.
Une jolie blonde dans une petite robe d’été fend la foule et se dirige vers l’escalier. Il l’a déjà vue, elle passe ici tous les jours. Avec ses airs de gogo girl, elle n’est pas du tout son genre, mais il comprend qu’elle ait éveillé les sens de Dino. La robe ajustée au millimètre ne laisse rien ignorer de ses courbes parfaites. Ne serait le naturel qui émane d’elle et transpire par chaque pore de sa peau, elle serait presque indécente. Mais l’ensemble est si cohérent, si harmonieux, si vrai que nul ne pourrait s’offusquer de son allure.
Elle n’est plus qu’à quelques mètres d’eux. Dino jubile, sa robe est si courte qu’il devrait bien pouvoir apercevoir au passage quelque chair bien cachée sous l’étoffe.

— Z’auriez pas une petite pièce Madame ?

Elle s’arrête nette, surprise. Leur sourit.

— Heu … non …

L’homme n’en revient pas, non point que Dino ait quémandé une pièce, mais qu’elle se soit arrêtée. La quasi totalité des passants, quand on leur demande, feignent l’ignorance ou font comme s'ils n’entendaient pas. Un sur dix ou un sur vingt se fend d’un sourire timide et continue son chemin. Et parfois, l’un s’arrête, fouille dans ses poches et en sort une pièce.
Mais si la beauté gracile qui se tient à l'instant en face de lui cachait même dix centimes dans la robe aérienne censée dissimuler ses charmes aux navetteurs de ce mardi, la pièce se verrait comme le nez au milieu du visage. Les rares plis de la robe et l’espace qui sépare sa peau bronzée du tissu couleur crème ne doit pas permettre de dissimuler plus que quelques cheveux abandonnés.

L’homme au chien les contemple tous deux. Son ami sûr de lui, qui attend sa pièce comme un patron attend que sa secrétaire lui tende un dossier important, et la créature qui semble hypnotisée par Dino. Ou peut-être soutient-elle tout simplement son regard. Par bravade. Ou par franchise.

— Dommage …

— Je suis vraiment désolée … passez quand même une bonne journée, lance-t-elle dans un sourire éclatant.

Puis elle s’éloigne presqu’en courant.

— Ben dis-donc, j’comprends qu’tu viennes ici tous les matins. Ta brunette puis cette déesse … tu t’emmerdes pas.

— T’es con.

— Allez, avoue, t’as vu la meuf ? Franchement ! Trop bonne !

— T’es con et pathétique. Tu vois qu’son cul et ses miches. Tu vois pas l' principal.

— Ah ouais ? Et qu’est-ce que j’ai pas vu ? Sa mimi ?

— J’corrige. T’es très con. T’as pas vu c’qui avait à l’intérieur.

Dino éclate de rire.

— Ah ça non, c’est pour ça que j’voudrais bien aller y voir, à l’intérieur !

Il se tape sur les cuisses, content de son bon mot.

— Aveuglé par son cul, t’as pas vu l’principal. La lumière.

Dino rit de plus belle.

— C’est ça Bernadette Soubirou, t’as vu la sainte-vierge. Sauf que celle-là doit plus l’être depuis longtemps.

Il s’étrangle à nouveau dans son fou rire, sous le regard blasé de l’homme au chien, avant de lancer :

— Allez Roméo, j’te laisse avec tes juliettes. J' vais voir si y a à boire du côté de la gare du midi.

Dino s’éloigne, l’homme reste seul avec son compagnon à quatre pattes, perdu dans ses pensées. La petite brune de sept heure vingt est son rayon de soleil, mais là il a vu la lumière. Dire que cette météorite est déjà passée plus d’une fois si près de lui, et qu’il n’a rien vu. Il aura fallu que Dino l’apostrophe et qu’elle leur adresse la parole pour qu’il la perçoive. La lumière, toute cette franchise, cette cohérence. Si la nature devait s’incarner, elle choisirait sûrement pour corps cette petite blonde dorée comme les blés.

A suivre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire J. Atarashi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0