45 - Tchaikovsky's Violin

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 Corentin et William se regardent à peine lorsqu’ils se croisent dans les escaliers qui mènent à la scène. Graham n’a pas tari d’éloges, sans omettre de lui préciser les passages plus brouillon, un son qui aurait mieux sonné avec une main gauche plus flexible. Des changements dans les doigtés pour assouplir le tout. En bon élève charismatique, Will l’a remercié avec un grand sourire et s’en est allé, hermétiques à ses conseils.

 Corentin l’apostrophe alors qu’il range son violon dans l’étui. Je n’entends pas ce qu’ils se disent, mais le frérot a l’air contrarié. Deux secondes plus tard, il lui tend l’instrument. Corentin le remercie d’un clin d’œil. Si je n’étais pas aussi déprimé, je l’aurais trouvé sexy. Mais j’ai le cœur en miettes, un mélange de découragement mêlé de jalousie. Et pourquoi est-ce que Corentin a récupéré son violon ? Je pensais qu’il n’y touchait plus ?

 Vexé, je détourne le regard et m’enfonce un peu plus dans mon fauteuil. Je jette tout de même d’un œil curieux par-dessus la rangée de sièges ; pourquoi est-ce qu’il change d’avis au dernier moment ?

 Corentin coince le violon sous son menton et effectue quelques essais pendant que Will s’installe à mes côtés. 

 – Tu pourras lui dire que ce n’est pas son violon ? Ça ne se fait pas d’emprunter l’instrument d’un autre.

 – Pourquoi tu lui dis pas toi-même ? rétorqué-je agacé.

 Le grand frère se tait. Sur scène, Corentin raccorde l’instrument, effectue deux ou trois gammes et quelques arpèges rapides, histoire de voir comment répond le violon. Satisfait, il hoche la tête en direction de Graham et se lance.

 Des murmures fusent si tôt les premières notes posées. Tout le monde reconnait l’air, Premier Concerto pour violon de Tchaikovsky, le même que joué précédemment par Will mais dans un style totalement différent. A cet instant, j’esquisse un mince sourire. Will, lui, n’apprécie pas la blague. Sa mâchoire se crispe. Ses poings se referment.

Alors, qu’est-ce que ça fait de trouver quelqu’un pour te tenir tête ?

 L’effet dopant de l’adrénaline retombe si vite qu’il ne bouge pas d’un cheveu. Je savoure ce petit instant de plaisir en fermant les yeux. Quand je les rouvre, Corentin regarde dans ma direction. Je sens tout de suite mon estomac se nouer. J’ai l’impression qu’il m’invite, qu’il cherche à me dire quelque chose. Son archet, léger, portent les notes divinement bien. Si je n’étais pas déjà amoureux, je retomberais sous son charme. Ce qu’il y a de merveilleux dans sa façon de jouer, c’est cette légèreté empreinte de caractère, ce contraste saisissant entre la profondeur de ses sons et la liberté de ses lignes. Ce coup d’archet à la fois tourmenté mais serein, qui trouve une résonance dans ce qu’il y a de plus intime en nous.

 Dans le silence le plus total, William se décompose. Il semble perdu dans ses pensées, à l’image d’un musicien qui doute soudain de toutes ses années de travail. J'éprouve même une certaine pitié à son égard. Ca ne fait jamais du bien de tomber de haut. Mais dans ce milieu, la vie se charge souvent de ne rappeler notre place. Que ce soit au niveau de nos capacités, de la santé ou du temps ; un jour ou l'autre, on finit tous par réaliser.

 Je me détends petit à petit. Je m'autorise même à fermer les yeux pour me laisser porter. La nostalgie est un sentiment qui lui sied parfaitement. Puis la réalité reprend ses droits, et l'espoir et la grandeur succèdent au souvenir. Il enchaîne les doubles cordes, concentré, transporté dans un monde fait de musique dont lui seul a l'accès. Je ne connais pas ce Corentin-là, à la fois autre, autre mais intime, autre mais dévoué. J'envie presque la relation qu'il partage avec son violon. Où a-t-il appris à jouer ? Avec qui ?

 L'archet accélère, ses gestes se font de plus en plus précis, comme guidés par une main divine. Quand il joue ainsi, on ne peut que le regarder. Il semble crier qu'il est là. Qu'il n'y a qu'une vérité, celle énoncée par et pour le violon.

  Son regard croise le mien au moment où il relance sa phrase, comme s'il me l'adressait particulièrement. Mon estomac proteste, mon corps tout entier voudrait le retrouver. Je me sens tout à coup timide, envahie de quelque chose qui me dépasse. Le désir, la pudeur mêlée d'un soupçon de fierté non assumée.

 Les notes s'enchaînent dans une douceur affirmée, cajolantes, presque enjôleuses. J’aimerais le rejoindre, là, tout de suite. Le serrer contre moi, sentir ses bras autour des miens et ses lèvres dans mon cou, que l’on reste l’un contre l’autre, juste nous deux dans notre monde. J’ai parfois l’impression qu’il est ce lien qui me lie aux autres, cette passerelle vers la vie, et que sans lui, je serais encore au fond de mon trou à broyer du noir.

 Sans lui, je ne serais que l’ombre de Will.

 La mélodie repart, subtile et taquine. Je m’avachie sur le dossier du fauteuil de devant, rêveur, la tête posée sur mon bras. Dans la salle, pas une personne ne chuchote, pas une personne ne tousse. Ils écoutent. J’essaie de me convaincre que je ne me mens pas à moi-même. Oui, ce gars trop cool sur scène est mon copain. C’est quelqu’un que je connais. C’est quelqu’un de mon cercle intime. C’est quelqu’un que j’aime. Je l’imagine en costume sur une scène plus grande avec l’orchestre qui s’invite ; la mélodie s’élève, portée par les instruments, et soudain, le silence. En solo, le violon s’impose, virtuose, jusque dans nos tripes. Il n’y a plus que le monde qui se peint à coups d’archets, ses tableaux, sa sensibilité. Lui, comme je l’ai toujours admiré. Lui, comme on ne m’a jamais aimé.

 – Bordel... Tu sais que tu ne vas pas pouvoir le retenir bien longtemps ? lâche Will.

 – La ferme.

 Ses paroles font mal, d'autant plus qu'elles font écho à un sentiment profond. Un jour Corentin partira. Un jour, notre relation ne suffira plus à le retenir. Il est fait pour le violon, pas pour le piano. Pas pour cette vie de sédentaire. Pour l’Art avec un grand A.

 Un jour, Corentin partira, et ce jour-là, je devrai le laisser partir.

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