47 - Sour Melody

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 Tendrement, il se retourne vers moi en m'embrasse sur le front. Ses lèvres sont chaudes. Elles tremblent légèrement. Ou plutôt, c'est lui qui tremble. De ce baiser qui comble le silence ; de ce baiser qui signifie bien plus pour lui que tous les mots qui pourraient franchir ses lèvres. Je sens bien qu'il cherche à taire la vérité. J'essaie de m'en contenter.

 Ma main remonte sur son visage que je caresse. J'aime quand ses yeux noisette se fondent dans les miens. Ils brillent de profondeur. D'une compréhension qui n'a de limite que celle que je voudrais lui donner. C'est la douceur de Debussy qui s'invite dans mon esprit. Ses arabesques nostalgiques, ses lignes d'amour ; je suis le mouvement de ses sourcils d'un doigt, descends lentement le long de son nez. Il a les traits tellement fins que je pourrais le regarder des heures sans me lasser.

 – Je t'ai déjà dit combien tu étais beau ? demandé-je la gorge nouée.

 La main fébrile de Corentin se referme sur mon bras. Songeur, je pose mon pouce sur ses lèvres. Mes yeux remontent brièvement sur les siens. Est-ce que j'aurais imaginé me retrouver là un jour ? Non. Est-ce que j'aurais imaginé rencontré quelqu'un comme lui ? Non. Est-ce que j'aurais imaginé qu'une expression me toucherait autant ?

 Le cœur battant la chamade, je me relève et passe la main dans ses cheveux. Ses cheveux si soyeux...

 Mes lèvres rejoignent les siennes avec douceur. Pendant quelques secondes, il ne réagit pas, puis ses bras s'enroulent autour de moi, et sans rien dire, il enfouit sa tête dans mon cou et me serre contre lui. Je ferme les yeux.

 – Le violon... Ce n'était pas moi, finit-il par murmurer à mon oreille.

 Son souffle irrégulier effleure ma peau. Sa voix reste coincée dans sa gorge. Prononcer ces mots le blesse autant que sa fragilité m'atteint. Je me redresse lentement et l'observe alors que ses yeux brillent de tristesse. Il finit par éviter mon regard.

 – C'était elle...

 Un soupir à peine perceptible réveille ses souvenirs. Son regard se perd dans le vide tandis qu'il se remémore.

 – Ma sœur rêvait de devenir violoniste... Elle en rêvait depuis toute petite, alors mes parents l'ont inscrite à des cours. Puis ils m'ont inscrit, moi. Ils se sont dit que ça pourrait être amusant qu'on ait quelque chose à partager. C'est comme ça que j'ai commencé.

 Son expression se fend d'un sourire ironique.

 – Alors... tu n'as jamais vraiment voulu apprendre à jouer ?

 – Pas au début. C'était surtout la corvée... comme pour tout enfant, je suppose. Elle était plus grande que moi et jouait déjà depuis cinq ans quand j'ai commencé. J'ai surtout voulu faire comme elle.

 Ses traits se relâchent. Il ferme les yeux comme pour oublier, puis les rouvre en réalisant que les souvenirs ne s'effacent pas aussi facilement. Comment d'un petit garçon qui n'était pas attiré par le violon est-il devenu celui qu'il est aujourd'hui ? Ça ne pouvait pas être simple. Le génie n'est jamais une affaire de simplicité.

 – Les professeurs ont très vite réalisé que j'avais certaines aptitudes, et donc j'ai commencé les concours. Une vie ballotté de scène en scène, de répétition en répétition... Et ma sœur qui rêvait d'en faire autant mais qui avait besoin de travailler davantage pour parfaire sa technique. Léa jouait bien, vraiment. C'était une excellente violoniste. Elle avait un son élégant, une très bonne tenue... Elle aurait fini par intégrer un orchestre professionnel, j'en suis persuadé. Mais ça ne lui suffisait pas.

 Il passe une main lasse sur son visage. Je réalise qu'il ne m'a jamais parlé d'elle. C'est tout juste si je sais qu'il a une sœur. Un souvenir qu'il essaie d'enterrer je suppose, comme pour oublier qu'au final il aime le violon. Je peux le sentir dans le ton de sa voix.

 – Je n'ai pas compris, enfin pas assez tôt. A quatorze ans, je suis parti à l'étranger avec mes parents pour participer à un concours international. Elle est restée seule à la maison pendant des semaines. Elle avait dix-neuf ans. (Il reprend sa respiration, songeur.) Entre les cours et les représentations, je n'avais pas une minute pour penser à moi, alors penser à elle... Je crois que c'est à peu près à cette période-là que nos relations ont commencé à sérieusement se détériorer. On ne se croisait pas beaucoup, mais quand ça arrivait, nous n'avions plus rien à nous dire. Nous étions trop pris dans nos luttes personnelles. Elle pour atteindre le niveau de perfectionnisme auquel elle aspirait. Moi pour garder la tête hors de l'eau...

 Son regard fatigué migre vers moi comme s'il essayait de me faire passer un message. Je me redresse alors que ses doigts se referment sur les miens. Il avale difficilement sa salive et poursuit :

 – Je ne sais pas comment c'est arrivé. La musique probablement... dans tout ce qu'elle a de plus paradoxal ; capable de dévoiler ce qu'il y a de plus humain en nous, comme de nous séparer violemment de tout ce qui nous est cher.

 Sa voix tremble. Ses doigts jouent nerveusement avec les miens. Il me tire imperceptiblement vers lui, comme s'il avait peur de perdre mon contact.

 – Un soir, quand nous sommes rentrés, elle nous attendait dans le salon. On revenait de deux semaines de concerts à Londres où je venais de donner cinq représentations et je devais enchaîner avec quatre autres la semaine suivante. J'étais fatigué et tendu. Elle, à bout de nerfs. Une violente dispute a éclaté durant laquelle elle m'a reproché en gros de n'en avoir rien à faire d'elle. De ne penser qu'à ma carrière, d'accaparer toute l'attention des parents tandis qu'on la délaissait. Elle venait de réussir les examens d'entrée dans une grande université mais ça n'a pas suffit à la calmer. Et puis j'en avais marre de l'entendre toujours me reprocher tout ce qui n'allait pas dans sa vie, alors j'ai riposté. Mes paroles ont dépassé de loin mon intention. Le stress m'a fait complètement vriller... Je... On aurait pu en rester là...

 Je devine, au ton de sa voix, la gravité des révélations qui vont suivre. Ses yeux se mettent à briller : il se renferme, le visage humide d'une douleur impossible à formuler. Ses larmes me transpercent. Elle sont le rejet. Le dégoût. Le poids de la culpabilité : il s'en veut, il se déteste. Il se juge seul responsable de la situation, lui, cet être qu'il exècre. Et moi je reste planté là, désespéré de voir souffrir celui que j'aime sans trouver les mots pour le soulager.

 – Elle est morte, lâche-t-il dans un murmure. Ma mère a retrouvé son corps inerte dans sa chambre le lendemain matin. Elle s'était suicidée dans la nuit sans qu'on ait compris la détresse dans laquelle elle se trouvait.

 Meurtris face à toute l'impuissance de la situation, je me penche vers lui et l'enlace le plus tendrement du monde dans mes bras.

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