36 - Blues in Waiting

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 Je sais que Griffin m'a dit de ne pas toucher au piano, mais après tout ce qui vient de se passer, Robert est mon seul réconfort. J'attrape la première partition que je trouve au hasard, et tente de retrouver mes repères. Chopin... L'absurde de la situation me serre le cœur. Non, pas Chopin. C'est trop tôt, et je ne suis pas certain de vouloir qu'il l'entende, lui.

 Finalement je me rabats sur Schubert, persuadé que la douceur des notes suffira à apaiser mon esprit. J'ai le cerveau en ébullition, je ne parviens pas à me focaliser sur autre chose. Je vérifie mon portable pour ne pas avoir à me concentrer sur la partition dans l'espoir qu'il m'écrive, mais finis par l'éteindre, déçue. Pourquoi m'écrirait-il ? On vient à peine de se quitter, et ce n'est pas comme si on avait pris l'habitude de s'envoyer des texto...

 J'essaie de penser à autre chose en déchiffrant la sonate que j'ai sous la main. Il faut absolument que je me change les idées. Je dois me changer les idées.

Sonate en E majeur...

 Le ton léger contraste avec le poids que je ressens ces dernières semaines et finit par me faire du bien. Au bout de dix minutes à peine, la mélodie parvient à me détendre et je me laisse aller dans les contrastes. Forte, piqué, lié. Je laisse la mélodie s'envoler avec légèreté, entre plus dans le piano au moment de plaquer mes accords. Descente lié-détachée. Je joue sur la pédale, tantôt légère, tantôt plus lourde, et j'avoue que je finis par m'amuser. Cette sonate est à la limite entre le classique et le romantique, mais sa fraîcheur m'apporte une cetraine innocence.

Innocence qu'il me manque ces derniers jours, réalisé-je, en tentant de ne pas laisser dériver ma concentration.

 Une fois que j'ai compris la structure de l'oeuvre, je ferme les yeux en tentant de la rejouer par cœur. Passage en mineur, subito piano, caresse sur les notes, mezzo forte, phrasé qui porte la ligne. Comme chaque fois que je mémorise une pièce, je porte davantage mon attention sur les intentions musicales que sur les notes elles-mêmes. La musique répond toujours à une certaine forme de logique qui selon comme elle est amenée, fait plus ou moins écho.

Alors je suis gay ?

 Cette question me traverse l'esprit quand j'aborde la deuxième partie. D'ailleurs, elle me perturbe tellement que je manque deux altérations et suis obligé de reprendre. Est-ce que j'ai été dans le déni toutes ces années ? En même temps, ce n'est pas comme si les humains m'intéressaient vraiment. Pas comme si Laura...

 Ou alors peut-être que j'ai juste perdu la tête. Pourquoi ne suis-je pas comme William, qui ne se pose jamais de questions ? Il lui suffit juste d'être lui, d'emmerder son monde, de demander pour avoir, et tout le monde l'aime quand même.

 Est-ce que ce qui s'est passé s'est réellement passé ? Au milieu des notes, tout me semble diffus. J'ai la sensation d'avoir mis ma vie en pause vingt-quatre heures plus tôt, pour la reprendre seulement maintenant, comme si tout ce qui s'était passé entre temps était irréel. Et mon portable semble me le confirmer : zéro message.

 Dépité, je me focalise sur la troisième partie en me disant que cette pièce vaudrait peut-être le coup d'être présentée en masterclass. Après tout, on a tendance à trop délaisser Schubert pour Chopin et je trouve ça dommage.

 Mon portable vibre.

 M'arrêtant net dans mon accord, je le saisis à la volée, persuadé qu'il s'agit de Corentin.


11h45

De : Radar

à : Maxime

Joyeux Noël mon chéri. Vous passez quand avec William ?


 Je me fige un instant en réalisant qu'on a complètement oublié maman. Je jette un regard en direction de la chambre du frérot. Il est sorti et ne rentrera probablement pas avant un moment. Je ne peux quand même pas lui avouer qu'on l'a zappée...


De : Maxime

à : Radar

William est malade. Il ne peut pas bouger.


 Je ne suis pas convaincu que mentir soit une bonne idée, mais dans le cas présent, c'est toujours mieux que la vérité.


11h47

De : Radar

à : Maxime

Alors je peux peut-être passer ?


 Mon sang arrête de tourner tandis que la panique me gagne. Non ! Tu ne peux pas passer et de toute façon ça ne changera rien puisque le frérot n'est pas là et qu'on est censé prendre la route ce soir.

 Je réfléchis à un moyen de rattraper ma bourde. Finalement la vérité n'est peut-être pas si mal... Je pianote vite fait sur le clavier.


De : Maxime

à : Radar

On a une masterclass de prévue les cinq jours qui arrivent, mais promis je t'appelle ce soir


 Je fais la grimace. Oui, je t'appelle ce soir... Je sens déjà que je vais le regreter. Je tente de ne pas trop y songer et sens à nouveau mon portable vibrer dans mes mains. Franchement, elle ne peut pas juste abandonner ? C'est bon c'est pas comme si...

Mes yeux s'écarquillent, mon coeur se met tout à coup à battre la chamade.


11h48

De : Corentin

à : Maxime

Tu ne joues plus ?


 Je relis trois fois son message, comme pour m'assurer qu'il est bien réel. Oui, c'est bien lui... Je suis à la fois excité et totalement tétanisé. Alors il pense bien à moi ? Il m'écoute à travers la cloison ? Est-ce qu'il a deviné que je pensais à lui ? Est-ce qu'il sait que Schubert n'est qu'un prétexte ? J'imagine qu'il aimerait que je lui réponde, mais je ne suis pas certain de savoir quoi lui dire. Alors plutôt que de m'évertuer à trouver une réponse, je reprends la sonate là où je l'ai laissée.

Troisième mouvement...

 Est-ce qu'il entend le son comme moi je l'entends, doux et feutré à la fois ? Est-ce qu'il le pense réellement, quand il dit qu'il se souvient de chaque note que j'ai joué ? Parce que ça compte, parce que j'ai envie de partager tout ce qui est important pour moi, tout ce qui me touche mais que je n'ose pas lui avouer, toute l'admiration que j'éprouve pour lui sans parvenir à la formuler ; mes doigts s'envolent sur le piano tandis que je m'affranchis peu à peu de la partition pour une interprétation beaucoup plus personnelle. Peu importe ce qu'en dit Schubert à cet instant, peu importe si les piano sont trop piano, si les forte son trop forte, si l'andante se mue en allegro ou si la ligne s'envole bien plus vite que ce qui est écrit. Pour Corentin, je ne veux plus être l'interprète, je veux juste être Maxime. Maxime qui brille à ses yeux.

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