55 - Duet Cinema

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 En général, nous n'allons guère plus loin que l'Academia, mais cette fois-ci, nous prenons le bus. Le cinéma se trouve quatre arrêts plus loin. Outre le fait d'avoir un copain, je ne sors jamais, encore moins avec quelqu'un. Assis sur le fauteuil à côté de moi, Corentin me dévisage un sourire aux lèvres, les mains plongées dans les poches de son long manteau noir :

 – Tu ne sors pas souvent.

 Ce n'est pas vraiment une question, plutôt une constatation. Je me triture les doigts pour mieux masquer mon angoisse. Je n'ai pas l'habitude de me retrouver à l'extérieur. Cette scène, je me la suis imaginée des centaines de fois face à mon piano. Pourtant, se retrouver confronté à la réalité, c'est autrement plus difficile. Je soupire.

 – Disons que je n'en trouve pas l'intérêt. Euh, enfin... Sauf ce soir ! m'empressé-je d'ajouter, gêné, devant son expression amusée. Et toi ?

 – De temps en temps...

 Je lui jette un regard en coin. Qu'est-ce qu'il entend par "de temps en temps" ?

 – Quand je rejoins des amis, précise-t-il.

 – Elena ?

 – Entre autre mais pas seulement.

 – Je ne savais pas que tu avais d'autres amis ?

 Sa main se glisse subtilement dans la mienne, entre nos deux jambes, de manière à ce que personne ne nous voie.

 – Principalement des connaissances, mais rien qui ressemble à... Enfin tu vois quoi.

Non, je ne vois pas.

 – Rien qui ressemble à nous, finit-il par lâcher à demi-mots.

 Ses lèvres remuent à peine. Une douce chaleur remonte en moi malgré le froid ambiant : la sensation que je pourrais me trouver n'importe où dans le monde sans ne plus jamais me sentir seul, pour peu qu'il soit à mes côtés.

 – C'est ici, tu viens ? dit-il en m'attrapant plus fermement la main.

 Il finit par la lâcher au moment où les portes se referment. Je le suis sans relever les yeux. Je sais qu'il y a des gens, je les entends parler. Ils se retrouvent en amis pour la soirée, se donnent rendez-vous devant le cinéma. J'enfonce la tête un peu plus dans mon écharpe pour me dissimuler.

 – C'est bientôt le réveillon, on dirait que tous les gens se sont donnés le mot, constate Corentin tandis que nous nous engouffrons par les portes coulissantes.

 Je sens au ton de sa voix qu'il est contrarié. Je tente de changer de sujet.

 – Tu as une idée de ce que tu veux voir ?

 Je l'entraîne vers le panneau d'horaires des diffusions et réalise, une fois devant l'affichage, que nous sommes partis sur un coup de tête, sans vraiment regarder les séances ni ce qui passe en ce moment.

 – Tu es plutôt du genre... film d'action ou film gnangnan ?

 – A ton avis ?

 J'imagine peu Corentin tenir en place devant un documentaire soporifique.

 – Marvel, ça te va ?

 – Si ça te va alors ça me va. Tu veux des pop-corn ?

 C'est quoi cette réponse ? Bien sûr que ça ne me va pas de choisir le film tout seul ! Quand je suis avec lui, j'ai toujours l'impression que mes goûts passent avant les siens, comme s'il préférait se mettre en retrait plutôt que de se dévoiler réellement.

 – Mmm...


 La salle est si grande que l'écran tapisse intégralement le mur principal. Je suis Corentin jusqu'à une rangée située vers le milieu.

 – Tiens, tes lunettes, me sort-il en me les tendant.

 Je les récupère en retirant mon manteau et me cale dans le fauteuil à sa droite. La sensation est étrange. Je n'ai jamais vraiment imaginé venir au cinéma avec un mec. Enfin, avec mon mec. En général, c'est une scène qu'on imagine aisément avec une fille, en riant au passage des clichés sur les couples qu'on nous sert à toutes les sauces. Sauf que là, c'est différent.

 Je déglutis lentement.

 C'est tout de suite moins drôle quand on est le principal concerné. Quand le héros n'est pas celui à l'écran, mais celui assis dans le fauteuil, qui essaie de mettre de l'ordre dans ses sentiments. La fiction n'en est plus une. La mièvrerie s'estompe.

 – La salle est assez pleine, dis-je en me retournant.

 – Ça te met mal à l'aise ?

 – Non.

Oui !

 Je m'enfonce un peu plus dans mon fauteuil et engloutis le pop-corn en attendant la pub.

 – Tu as déjà vu d'autres Marvel ? demande-t-il en s'accaparant les pop-corn à son tour.

 – Quelques uns...

Tous !

 Mais ça, il ne le saura jamais.

 Ma main se dirige automatiquement vers le pot de pop-corn et se fige en chemin alors que Corentin se fiche ouvertement de ma gueule.

 – Tu connaissais la musique de Star Wars un peu trop bien pour quelqu'un qui s'intéresse aux Marvel de loin.

 – Star Wars et Marvel sont deux univers qui n'ont strictement rien à voir.

 – Parle pour un non initié.

 Je me terre dans mon siège.

 – M'est d'avis que tu connais les Marvel bien mieux que tu ne le laisses penser.

 Je décide de changer de stratégie.

 – Et tu as aussi l'air plutôt bien renseigné pour quelqu'un qui semblait indifférent au film choisi il y a un quart d'heure à peine...

 Corentin s'esclaffe. Un large sourire apparaît sur son visage ; mes doigts se figent sur le pop-corn que je viens de saisir. Parfois, j'ai l'impression qu'il ne se rend pas compte de l'effet qu'il produit sur les autres. Je détourne le regard avant de me mettre à rougir. Pas ici, pas maintenant. C'est un moment que je ne veux partager qu'avec lui, pas avec l'autre côté de la force ; tous les gens présents dans la salle.

 Le goût insipide du maïs soufflé me reste en bouche quand je sens le poids de Corentin sur son épaule. Il a investi l'accoudoir et profite du fait que les places soient petites pour jouer la proximité

 – On va nous voir, marmonné-je en chuchotant.

 – Ne t'inquiète pas, personne ne se préoccupe de nous.

 Mon cœur se met à cogner dans ma poitrine. Non, il a vraiment pas conscience de l'effet qu'il produit sur les autres, ou plutôt sur moi...

 – Ce n'est pas le problème...

 Sur le vaste écran en face de nous, la pub démarre. Le son retentit dans les enceintes. Corentin s'empare du pop-corn et le porte nonchalamment à ma bouche alors que les lumières plongent soudain la salle dans le noir.

 – Chut, ça commence.


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