Le fidèle second

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Ben est encore penché par-dessus le garde-fou, sur le balcon. Dix étages plus bas, le corps désarticulé du flic, s’éclate sur le bitume comme une étoile. Une bruine désagréable se met à tomber.

Béatrice s’est levée de son fauteuil, elle attend juste à côté de lui. Ses yeux plongent, les dix étages, le corps brisé en bas. Son air est grave. Elle n’a rien dit, quand il s’est jeté sur son faux patron. Pas un mot lorsqu’il l’a traîné jusqu’à la porte-fenêtre, rien quand il a fait coulisser les épaisses vitres dans leurs rails, toujours muette au moment de basculer le corps par-dessus le balcon.

— Ça, c’était inattendu, commente-t-elle seulement.

Ben tire un sourire lunaire.

— C’est Malo qui m’en a donné l’idée.

Béatrice arque un sourcil. Ben étire davantage son sourire. Au fond, oui, c’est Malo qui lui en donné l’idée, mais pas volontairement. Il l’a juste entendu narguer le faux Léo, dans la voiture.

— Reste à savoir si c’était vraiment malin de le balancer sous mes fenêtres, pointe l’Élaboratrice avant de rentrer aussitôt.

Pas faux. Même si Ben doute qu’ils aient d’ennuis à ce sujet : personne n’a rien vu, à cette heure matinale, et de toute façon, personne ne dit jamais rien dans l’intimité de la cour carrée. Règle tacite de silence de quartier : ce que se passe à la cité de la Rose des Vents ne concerne que ses habitants, inutile d’y mêler qui que ce soit d’autre. Surtout pas des flics. Raison pour laquelle, sans doute, l’Élaboratrice et ses patrons de compagnie pharmaceutique ont placé leurs billes ici.

— Eh bien, entrez donc, l’enjoint-elle, tandis qu’elle se penche au-dessus de la forme endormie de Malo. Nous devons sans doute discuter, vous et moi.

Pas faux. Ben rejoint la petite pièce à vivre et, tandis que l’Élaboratrice se lève pour regagner son fauteuil, le fidèle second du Distributeur pique un des coussins du canapé, pour le glisser doucement sous la tête du Synthétiseur.

Et puis il attaque, direct :

— J’ai vraiment cru que vous étiez une intermédiaire, vous savez. Mais c’est tout l’intérêt, j’imagine.

— C’est seulement comme ça que me voit Malo, indique Béatrice. Dans sa tête, je ne suis que celle qui le mène à Sol, et Sol joue mon rôle.

— Vous le tenez sacrément bien, votre chimiste.

— Notre cher ami policier l’avait compris : Malo est la poule aux œufs d’or.

Elle ne sourit plus, elle attend. Elle évalue sans doute, aussi. À quel jeu joue-t-il, est-il utile ou nuisible ? Ben est sur la corde raide, et il sait qu’il doit être brillant.

Après tout, il est en plein entretien d’embauche.

— Vous savez où est Léo ?

Il n’ajoute pas le vrai, il ne la pense pas étourdie.

Elle hausse les épaules.

— Il est accusé du meurtre de sa petite amie, indique-t-elle avec nonchalance. Où il est exactement, je ne sais pas. Mais, visiblement, il leur a fait croire qu’il pouvait les mener à moi. Je ne le savais pas sanguin au point d’assassiner pour une broutille, mais il reste un minimum réfléchi. Il a tenté sa chance avec les Stups, tout en nous assurant un avantage de taille…

À cela, Ben sourit. Puis il raconte, presque amusé, cette nuit où il a reçu un message des plus déconcertant de son boss. Il lui demandait une rencontre. Une première rencontre. Intrigué, Ben avait accepté. Et quand cet inconnu s’était pointé, se présentant sous le nom de Léo, puis déballant cette histoire de racket, il n’avait toujours rien dit. À ce moment-là, il ne savait pas exactement de quoi il retournait. Un opportuniste, qui voulait juste prendre la place de Léo ? Et qui s’était commodément retrouvé en possession du téléphone de son boss ? Pourquoi, alors, inventer cette histoire de racket ? Surtout : pourquoi insister autant pour rencontrer l’Élaboratrice ?

C’était forcément un flic. Un drôle de flic, mais un flic quand même.

Ben n’avait aucun moyen de contacter l’Élaboratrice, et lui faire remonter le problème. Alors il avait joué le jeu du faux Léo : il avait espéré que la tendance de ce dernier à s’exhiber partout soulèverait les soupçons de l’Élaboratrice. Mais rien ne s’était passé. Il avait donc continué à obéir à l’infiltré.

Prise de contact avec Malo, pour qui il s’est pris d’une affection taquine. Il trouve que le Synthétiseur transpire une liberté qu’il envie de toute son âme.

Le plan pour faire pression sur l’Élaboratrice et la forcer à se montrer ne lui a pas plu, mais quel choix avait-il ? Il a continué à jouer le jeu. Il a suivi Malo. Et, tous les soirs, il le voyait disparaître dans la tour Nord. Léo voulait tous les détails, aucune zone d’ombre, alors Ben l’a guetté dans le parking, une fois, feignant d’attendre son boss. Malo est apparu très rapidement, un poil surpris de le trouver là. Ben lui a balancé son bobard, puis a tâté le terrain, prudemment :

— Retour à la maison ?

— Dîner en amoureux, a souri Malo.

Ben a levé un sourcil amusé. C’est qu’il est doué, le bougre. Avant de le laisser filer, il lui a lancé une blague du style oh, avec moi ? c’est trop, mais je suis pris ce soir, et il s’est dépêché de se planter devant l’ascenseur pour voir à quel étage le Synthétiseur s’est arrêté.

Le lendemain soir, c’est au dixième étage de la tour Sud qu’il s’est rendu. Les occupants du petit appartement dans lequel il s’est posté ont eu la gentillesse de le laisser tranquille toute la soirée — ils ont trouvé un film à mater au cinéma. Ben ne savait pas à quoi s’attendre, exactement. Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’attendait pas à la petite maigrichonne consciencieusement occupée à dresser une table pour deux. Des bougies, une bouteille de vin blanc, un bouquet de roses rouges et Malo qui débarque sur les coups de dix-neuf heures.

Ben a eu un temps d’arrêt. Avait-il Sol sous les yeux ? Le Synthétiseur était-il devenu parano au point de cacher sa femme ? Pourquoi parler d’elle à Léo, alors ? Quelque chose ne collait pas.

Et pour cause. Lorsque Malo est entré, il a à peine calculé la femme, et s’est dirigé droit sur la table. Du bouquet joliment placé, il a extrait une rose, avec laquelle il est allé s’asseoir dans un gros fauteuil, près de la porte-fenêtre qui donne sur le balcon. Puis, il a plongé son nez dans les pétales et, les yeux fermés, a inhalé profondément son parfum.

Tout son corps s’est détendu dans le fauteuil. Son bras est retombé, la rose pendant toujours entre ses doigts mollement refermés. Sommeil chimique. Défonce totale. Et confusion chez Ben.

Ce que la femme a fait ensuite a continué de le surprendre. Toujours calme et égale, elle s’est attablée, et a dîné. Après avoir terminé son plat, elle a attrapé l’un des magazines économiques disposés sur la table basse, et l’a feuilleté avec intérêt, jusqu’à ce que Malo se réveille.

Il lui a tendu la rose avant de repartir.

Elle l’a jetée à la poubelle une fois la porte claquée.

Ben n’était pas certain d’avoir compris ce qui venait de se dérouler sous ses yeux.

À présent, il comprend.

— C’était du XL, dans la rose, devine-t-il à voix haute. Tous les soirs, il vient ici, il vous retrouve, et vous le conduisez à Sol.

Béatrice hausse des épaules amusées.

— Malo est un sentimental, balaie-t-elle. Dites-moi, c’était fait exprès ?

— Quoi donc ?

Elle se penche, le regarde par en-dessous, comme pour mieux lire en lui.

— De l’enlever juste avant notre rendez-vous quotidien.

Au tour de Ben de hausser les épaules.

— J’ai fait une supposition. Léo voulait s’assurer que personne ne s’inquiéterait de la disparition de Malo ; j’ai supposé que vous, au moins, feriez quelque chose. Je suis heureux d’avoir eu raison ; autant pour moi que pour Malo.

— Et laisser Albert parler du plan de Léo, c’était fait exprès aussi ?

— Je me suis dit que laisser les renseignements fuiter et circuler vous permettrait de remonter notre piste, ou d’au moins avoir une idée de ce qui se passait. Tout ce que j’avais à faire, c’était impliquer Albert : il a toujours eu tendance à l’ouvrir un peu trop… et puis, au cas où ces rumeurs d’espions à votre solde étaient vraies, je vous prévenais indirectement.

— Ah, oui. Elles sont vraies, ces rumeurs d’espions… vous avez justement tué un des meilleurs que j’avais, ajoute-t-elle en lorgnant le cadavre d’Albert. Dommage qu’il n’ait pas eu le temps de me laisser un message…

Ben se retourne pour jeter un œil au mort, lui aussi. Flûte. Lui qui pensait débarrasser le réseau d’une trop grande pipelette. Il avait impliqué Albert quelques jours avant de passer à l’action : ils avaient besoin d’une deuxième paire de bras, Léo connaissait déjà Albert, et ce dernier manquait de discrétion — mais ça, Ben s’est bien gardé de le dire à son boss. Il comptait là-dessus pour faire fuiter leur opération. S’il avait su qu’avec un peu plus de temps devant lui, Albert aurait directement fait remonter l’info, il l’aurait mis dans le coup plus tôt.

Visiblement, le système de renseignements de l’Élaboration manque de réactivité. Le prix de la parano, sans doute.

Longtemps, le silence règne.

Puis, l’Élaboratrice se réveille, sans doute juste avant que Malo le fasse. Elle n’a pas l’air d’en vouloir à Ben pour la mort de son espion, puisqu’elle prend une grande inspiration avant de se lancer :

— À moi je faire des suppositions. Premièrement : je suppose que j’ai besoin d’un nouveau Distributeur. Deuxièmement : je suppose que le job vous intéresse.

Ben sourit.

Toute la soirée, il a improvisé, le cœur battant.

Il se trouve chanceux quand il improvise.

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