SKYE et KORA

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2060, quelque part dans l'état fédéral de Parthes

KORA

Cela faisait déjà trois longues semaines que j’avais intégré ce stage dont la fiche de poste correspondait, au moins, au vu de la longueur des taches allouées, à trois cœurs de métier, tous aux antipodes les uns des autres.

Comme je l’avais imaginé, toutes les missions les plus ingrates me revenaient : cafés, corbeilles à snacks, Gestion des données récoltées par les bots et autres drones à travers le réseau de capteurs répartis dans toute la ville, Tri des photos et des micros-trottoirs, cafés, corbeilles à snacks, Modélisation de contenus généraux sur le fil d’actualité, repris par les algorithmes de la boite qui pondaient plus d’une centaine d’articles sans fautes, ni passion. Ah oui, j'oubliais: encore une tournée de café et corbeilles à snacks !

Venait se greffer en plus du boulot, l’indissociable binôme, métro et dodo. Puis rebelotte, telle une Sisyphe moderne, le laborieux tryptique reprenait : mon quotidien, depuis trois éternellement longues semaines.

Trend’Art était l’un des seuls magazines qui luttait encore pour garder un semblant de tirage papier. Il me fascinait depuis mon adolescence pour son stoicisme, bien que le mythe soit injustifié, le tirage papier n’étant qu’une vitrine du progrès déjà bien installé. Mais aussi pour l'exceptionnel qualité de son papier glacé, au luxueux grammage!

Ma petite sœur de 15 ans, Skye, qui avait développé un véritable don pour enfoncer quiconque se trouvant au 36éme dessous, encore plus bas, n’avait de cesse de m’encourager à plus d’audace, à sa manière :

"J’ai voulu acheter du café comme les parents tout à l’heure, mais j’ai hésité entre l’arabica et le Robusta, sans parvenir à me décider. J’ai donc préféré attendre ton point de vue...maintenant que t’es spécialisée dans ce domaine. T’en as porté combien à tes collègues aujourd’hui? De café?"

"Je fais la vaisselle et toi tu passes la serpillère ! Tu es celle qui est plus près du sol à présent que tu bosses au service « d’intelligence artificielle rédactionnel » de ce torchon ?"

Ca n’avait jamais été la franche camaraderie entre Skye, et moi. Nos parents n’avaient rien fait pour que cela soit le cas, à commencer par la distribution des gênes : Aussi brune incendiaire que j’étais rousse dorée-pain d'épice, aussi égoïste que j’étais altruiste, aussi cruelle que j’étais bienveillante. Tout juste pouvait-on lui concéder ce charme nonchalant et exaspérant qu’ont les jolies filles populaires depuis le ventre de leur mère, où même là, tout leur était déjà dû.

Elle était également rusée comme une vieille sioux édentée, souriant de toutes ses dents. Et roublarde avec ça : A croire que le spermatozoïde ayant devancé tous les autres, avait fléché un faux parcours lui permettant de semer les autres, et rentrer tranquille, en incontestable et unique vainqueur. Ça ne pouvait que donner qu’une Skye.

Huit longues années nous séparaient, surtout. Huit ans, c’ était une vie bien remplie dans le règne animale, et peut-être même deux ou trois suivant les espèces. La mienne de vie, était un petit monde bien organisé et structuré, avant sa brutale apparition.

J’étais alors l’unique enfant de parents bobo-new wave, se faisant un devoir de ne surtout pas m’élever comme un enfant unique, et qui me sermonnaient à chaque repas indigeste sur la faim dans le monde. J’avais très tôt appris à ranger ma chambre, me préparer seule pour l’école, superviser mes propres devoirs, sans attendre un seul compliment, ne venant jamais, de leur part.

Quelle ne fût ma surprise de les découvrir parents joyeusement permissifs, à la limite du laxisme, auprès de ma sœur cadette. Ils lui permettaient absolument tout, et lui auraient peut-être même autorisé, en se chargeant du corps, à tuer un homme- mais pas un animal, puisque fervents défenseurs de leur cause- si par cet acte elle rééquilibrait les équilibres karmiques de l’univers, vers le positif.

Nos parents étaient des tradipraticiens qui avaient acquis une certaine notoriété dans le domaine paramédical, et dans celui des médecines alternatives suite aux nombreux scandales dont les industries pharmaceutiques avaient fait l’objet, ces dernières années. Cet intérêt pour la médecine non invasive à base de plantes, s’inspirant de pratiques populaires et séculaires, avait toujours existé mais il s’était généralisé avec la crise du Babel-412H, un virus qui fît son apparition au fin fond de la Mongolie, puis le tour du monde dans le même nombre de jours que Jules Verne. Un signe pour de nombreux théoriciens du nombre. Ce virus avait la particularité de provoquer des troubles cognitifs graves qui impactaient la partie du cerveau lié au langage. Les personnes infectées se mettaient à parler par onomatopées primitives, dans une logorrhée probablement incompréhensible d’eux même.

De nombreux activistes affirmaient que ce virus avait été intentionnellement crée en laboratoire, dans l’unique but de commercialiser un vaccin dont la principale innovation ne résidait pas dans la guérison des malades, mais dans le traçage des individus grâce à l’implantation massive de puces issues des nanotechnologies. Ce qui n’avait jamais été prouvé jusqu’ici, avait pourtant été accueilli comme une vérité établie dans certains milieux.

Mes parents tenaient, à cette époque, une pharmacie, spécialisée dans la médecine par les plantes et avaient décidé d’apporter leur humble participation au front commun et mondial mis en place, pour solidairement contrer l’évolution de la maladie. Ils ont commencé à voyager de ville en ville, puis de pays en pays, et enfin de continent en continent afin de proposer un protocole de soins, donnant d’excellents résultats tant au niveau préventif que curatif.

Si j’ai grandi avec des parents gauches et lourds, Skye, elle poussait anarchiquement entre deux parents absents, d’où l’indécente indulgence dont elle faisait l’objet, et qui se nourrissait de leur culpabilité à peine refoulée, face à une enfant brillante, en demande d'attention qui ne venait jamais.

Ils rentraient chaque fois de leurs nombreux voyages avec l’équivalent d’au moins six noëls en cadeaux. C’était toujours ridiculement excessif. Ils se promettaient de ne plus recommencer…la faim dans le mondeblablabla….et revenaient avec le cumul d’au moins huit anniversaires.

Nous avions donc grandi, Skye et moi, que non seulement huit ans, mais aussi plusieurs univers voire galaxies, séparaient, en nous regardant en chien de faïence, conscientes qu’un lien génétique et vaguement affectif nous liait mais sans faire l’expérience de véritables sœurs, puisque nous n’avions même pas celle de la famille, au sens traditionnel du terme.

Nos parents exigeaient un roulement régulier de nourrices afin que nous ne développions pas de liens susceptibles de créer un transfert inapproprié, de telle sorte qu’aujourd’hui Skye, 15 ans , et moi 23 ans, partagions une parfaite colocation gérée par un trois ou quatre gouvernantes, suivant nos besoins, issues de l’ agence Mama-Zen, qui nous nourrissaient bio et surveillaient avec la même rigueur professionnelle nos devoirs et nos progrès au yoga.

Nous ne manquions de rien, mais le faste et l’opulence ne faisaient pas partie de notre quotidien. Nos parents avaient cédé leurs droits, ainsi que tous les brevets associés à leur innovations paramédicales, qui relevaient dorénavant du bien-commun.

La directrice de Mama-Zen leur permettait de bénéficier gracieusement des services de son agence pour cette raison précise, et parce qu’elle adhérait aux mêmes valeurs de partage et solidarité qu' eux.

Trois fois par semaine, une gouvernante, passait renouveler le contenu du frigo, faire un brin de ménage, repassage et cuisinaient des plats, issus de produits certifiés bio provenant exclusivement de circuits locaux. Ces plats étaient ensuite stockés pour une durée n'excedant pas trois jours dans notre frigidaire artisanale en terre cuite, afin d’éviter tout gâchis, dans le respect de la philosophie « zéro déchet » de nos parents. Les ordures étaient rigoureusement pesées, sélectionnées et triées. Nous produisions notre propre compost depuis des années, et dans une logique d’économie circulaire, nous donnions et échangions à peu près tout, plutôt que jeter et, comble de l’horreur, racheter compulsivement.

Faire du shopping avec des copines s’était toujours limité en ce qui me concernait à la découverte de nouvelles huiles essentielles, thé bio ou livrets de méditation. L’une de nos gouvernantes, Oksana, post-soixante-huitarde qui avait fait un peu plus que flirté avec toutes les icones rock de son époque, y compris les gays, les filles et tout ce qu’il y avait entre les deux, en avait retiré une philosophie très ouverte sur à peu près tout, sauf la société consumériste et l’obsolescence programmée. Sujets sur lesquels son âme slave aux relents communistes resurgissait, dans un sursaut d’indignation incontrôlé. Oksana voulait décider elle-même du moment où elle cesserait de porter un vêtement, des composants de son shampoing, de pouvoir le faire elle-même en toute autonomie, sans l’assistance virtuelle des magasins connectés, et surtout de ne pas s’indigner de l’augmentation honteuse du prix des fruits et légumes puisqu’elle les cultivait elle-même. Elle nous sensibilisait aussi au yoga, à la sophrologie ou encore à l'histoire de l’épanouissement personnel à travers les cultures et les époques. Ca, c'était son dada.

Si la placide Doris, la deuxième gouvernante, avait aussi la charge d’une partie des repas et du ménage, c’était Baissé, un peu considérée comme l’intendante en chef par les deux autres, qui coordonnait le tout, avec une contagieuse et méticuleuse énergie.

J'ai rencontré, Maya, ma meilleure amie, via Mama-zen. Elle accompagnait sa mère Baissé chaque mercredi, nous avons donc pris l’habitude dès notre plus jeune âge, de passer cette journée, ensemble.

Maya avait toujours été mon exacte opposé, sans que cet opposé ne l'entraine vers celui de ma soeur. Je l’aimais en partie aussi pour ça: pour l'amusante et innattendue direction dans laquelle dérivait sa folle énergie antagonique. Nos repas du mercredis se déroulaient à de choses près, ainsi:

-Maya, on partage le Quinoa-Algues-pois chiche qu’a préparé Doris hier? Ca a l’air pas mal!

-Je ne toucherai jamais ca, même sous la menace d’une arme. Ma mère a fait du Mafé, tu en veux?

-Tu crois qu’il y’en a assez pour deux?

-Je pourrai nourrir ton pâté de maison pour 10 jours avec la ration qu’elle m’a mise!

Baissé qui s’occupait seule de Maya et ses deux frères, n’avait jamais rien compris à notre régime alimentaire, où il était préconisé de ne manger qu’à 80% de sa faim, et sans viande. Elle secouait invariablement la tête d’un air désolé, en ouvrant le frigo, en sifflant un « Pauvres petiotes » à peine audible. Elle musclait d’autant les portions caloriques de Maya à dessein, sachant qu’elles les partageaient avec ma sœur et moi. Je devenais ainsi carnivore le mercredi, et je soupçonnais Skye d'avoir pris goût à la viande, au point d'en manger en cachette, le reste de la semaine.

Lorsque nous fûmes en âge d’aller à la salle de ciné « art et essai », toutes seules, Maya-tête-dure refusait obstinément de payer quinze euros pour aller dormir devant un film en noir et blanc même pas doublé, et nous trainait manu-militari au cineverse de la rue voisine, où passaient tous les blockbusters immersifs du moment. Le cineverse était une experience dont j'étais exclue, étant non-implantée. Je ne pouvais que m'assoir et tuer le temps en mangeant des pop-corns colorés et en lisant des bouquins sur mon antique tablette numérique. Si en passant les portes du cinéverse, nous avions l'impression, en raison de son esthétique recherchée, de pénétrer dans un cinéma mi futuriste, mi-vintage de style paquebot, plus rien, de la projection du film aux débats dans l'agora, ni même les avant-premières ne se déroulaient en son enceinte. Tout se passait désormais, par l'intermédiaire d'avatars, dans des univers aussi dématérialisés qu'ils étaient réels.

La sensorialité du métavers donnait au 5éme art , d'après Maya qui suivait désormais des études de cinémanimation, sa pleine dimension grâce à l'exploration optimale des cinq sens: des lieux plus grands que ceux que comptaient la terre, et peut-être même l'univers. Des espaces illimités allant bien au delà de l'imagination de l'homme, rendus possibles grâce à la magie de l'encodage symbiotique. Maya, tête renversée et regard vitreux, calée dans des sièges prévus à cet effet, pouvait choisir l'avatar qu'elle voulait être dans la fiction de son choix et y prendre pleinement part, grâce à la multiplicité des intrigues autour d'un même scénario. De vastes multiplex, avaient acquis pour trois fois rien à l'époque où personne n'y croyait, de vastes hectares de terrains virtuels, et les avaient transformés en lieux qui accueillaient aujourd'hui toute l'industrie cinématographique, des festivals les plus courus aux plus underground, malgré leur résistance outrée au départ.

Quelques sessions de lèche-vitrine ponctuaient generalement nos sorties, nous entrainant dans d’interminables et cocasses séances d’essayage à l’issue desquelles nous n’achetions jamais rien. Par manque de budget pour l’une et par manque d’audace pour l’autre. Mais nous prenions un malin plaisir à faire tourner en bourrique les « mall brain », ces programmes de recommandation d’achats via reconnaissance faciale qui permettaient aussi de faire un nombre incalculable d’essayages via l’avatar holographique de Maya. Je n'en avais évidemment pas.

Nos parents mettaient, en effet, un point d’honneur à n’avoir que des vêtements recyclés, échangés, donnés, cousus main et achetés dans un marché artisanal à l’autre bout du monde.

Je superposais, sans complexe, une Robe en Jean chinée aux puces de Camden, sous un pull péruvien rouge oversize avec des bottes plates noires d’un grand créateur des années 60 qu’Oksana m’avait offerte. Je drapais le tout d’ un long manteau en patchwork multicolore que m’avait cousu, pour noël, noel, ma mère, couturière émérite à ses heures perdues.

« J’ai réuni tous les tissus les plus importants de ta vie, des doudous aux couvertures, afin de lui donner une âme. Il ne te tiendra pas seulement chaud, il t’enveloppera d’amour et t’accompagnera partout ou tu iras, dans un cocon de douceur. J’ai double l’intérieur avec du coton bio! Tiens touche! »

J’aurai aimé croire que la plupart des personnes qui me rencontraient, trouvaient mon look bohème un peu loose, assez recherché, voire même pointu et tendance. Mais même eux, tout comme ceux qui me connaissaient vraiment, avaient conscience que j’avais associé les trois ou quatre premières pièces qui m’étaient tombées sous la main, en un temps record. J’aurai aussi bien pu porter ma couette certains matins, ça n'aurait pas fait grande différence.

Tout le contraire de ma sœur Skye qui était autorisée à faire les magasins sans remarque désobligeante, qui n’avait jamais acheté ses vêtements graphiques ailleurs qu’en boutique et hors période de solde, et dévorait, sans complexe, les pages mode du moindre magazine virtuel lui passant sous le nez.

Les saisons marchaient par pair « Automne-Hiver » et « Printemps-Été », pour elle. On pouvait les compartimenter par marque, et comme les cuvées de vin, les classer par années, dont certaines étaient des millésimes : La robe printemps-Été 2018 de Miho est divine, tu ne trouves pas….

Non, je ne trouvais pas. Et je ne comprenais pas pourquoi on conferait les cactéristiques d'une robe à un t-shirt sans manche , vendu 100 fois plus cher que son prix de revient. C'était un marcel hors de prix!

L’autre bizarrerie vestimentaire de la famille était, sans nul doute, la passion de ma mère pour les chaussures d’elfes farceurs qu’elle collectionnait dans toutes les couleurs et formes possibles.

A moins qu’il ne s’agisse plutôt des lourds traits d’humour dont mon père adorait agrémenter son no-look revendiqué : il portait sans le moindre signe de stress post-traumatique un t-shirt élimé où était inscrit : « Je ne suis pas à la mode, je vis dans le dôme »! Notez l'anagramme....ah-ah.

En grand philosophe, mon père pensait que le temps ne passait pas, mais que c’était nous, êtres humains, qui passions, et plutôt brièvement, dans cette vie. Il avait donc décidé dans sa grande sagesse d’ôter systématiquement les aiguilles de toutes ses montres. Lorsqu’une personne lui demandait l’heure, il pouffait de rire avant de lui répondre invariablement qu’il était l’heure de s’acheter une montre, lui n’avait que le temps à offrir! Réplique répétée plusieurs centaines de fois mais qui le faisait toujours autant rire, si ce n’est même plus à chaque fois qu’il la sortait, hilarité très rarement partagée par son interlocuteur.

Le premier jour de mon stage, alors que la veille nous avions décidé avec Maya de la tenue que je porterai pour faire mon entrée, sans trop me faire remarquer, mais un peu quand même: Jean bleu brut, converse et blazer en daim ocre.

Le jean et le blazer étaient des vêtements de créateurs obtenus par Maya, et je fus prise d’un doute.

Je n’avais pas essayé les vêtements. Ils avaient été pensés par plusieurs algorythmes, influenceurs virtuels incontournables dans le monde de la téléréalité augmentée, ainsi que des logiciels de morphing aux fonctionnalités avancées croisant de multiples données comme les mensurations, le style, la carnation, les prédictions météorologiques du jour J, ou encore les données sociologiques sur l' entreprise. Du presque "sur-mesure" , livré ce matin par le biais d'une capsule de livraison à conduite autonome. Et pourtant, Maya n’avait pas pris en compte le plus important, la façon dont je me sentirai dedans, le moment venu.

Et j’avais ce matin là, un besoin desésperé de vêtements-amis qui seraient peut-être mes seuls alliés si le stage s’avérait être l’enfer qu’un nombre minime, mais non négligeable, de postulants au programme JCD (Jeune Creatifs de Demain) décrivaient dans leurs retours sur les différentes plateformes.

Après plusieurs essais dignes des plus complexes Rubik, je décidai de renoncer à allier harmonie des couleurs et confort vestimentaire, en choisissant de porter sous le blazer ocre une longue robe pull en laine alpaga du Chili, offerte par mon père, et de grosses baskets compensées. Je rajoutai un bonnet. Vert, épais et chaud. Il faisait froid. Tanpis pour le style.

Skye sourit à ma vue, mais m’épargna tout commentaire, contrairement à son habitude. Peut-être qu’un véritable organe humain battait vraiment sous sa poitrine. Oksana se voulut plus encourageante et tenta un " – Intéressante tenue, très originale d’un point de vue.... iconoclaste!" qui finit par me convaincre de déposer, au moins, le bonnet. Et je sortis affronter le froid et mon destin.

En entrant dans l’espace dédié à notre formation, au sein de la rédaction du célèbre TREND’ART, j’essayai d’être la plus décontractée possible, en me dirigeant automatiquement vers celle qui me paraissait la moins sûre d’elle. Une très jolie fille aux cheveux filasse, qui planquait son regard derrière une grosse paire de lunette et une épaisse frange qui devait rassembler soixante-dix pourcent, au moins, de sa masse capillaire.

-Maggy, me lança t-elle dans un murmure en me faisant un signe de la main.

– Salut, moi c’est Kora, répondis-je en souriant

Un coup d’œil circulaire me donnait en quelque instant une idée du recrutement : parité et diversité était scrupuleusement respectée.

-Ca a commencé il y’ a longtemps? me hasardais-je a demander

-Chuuut, tempêta une petite brune nerveuse comme un roquet affamé, assise juste en face de nous. La moitié de son armoire à linge, entre bonnet, cache-cou, manteau, gilet et écharpe, occupait le siège d’ à coté.

Elle me fusilla du regard, et me détesta plus que tout, en cet instant précis. Peut-être même plus encore que la tempête de boutons qui s’était cruellement abattu sur son front.

On projeta nos formulaires holographiques. Nom, prénom, date de naissance, adresse. Trois cases cochées. Deux mentions rayées, deux autres entourées. Pas de photos. Le recrutement se voulait semi-blind, ce qui signifiait qu’on ne voulait pas savoir à quoi vous ressembliez, mais juste s’assurer que vous étiez assez jeune et inexpérimenté pour accepter d’être inhumainement exploité, tout en étant sous-payé. Le tout sans broncher.

La petite brune nerveuse me bouscula un peu trop brusquement pour que cela soit dénué de toute intentionnalité, lorsqu'elle se leva pour demander des précisions à l'instructrice . Elle était manifestement pressée et venait de gagner ainsi une quinzaine de secondes qui allaient peut-être radicalement changer le cours de sa vie, ou lui permettre de faire une grande découverte qui allait bouleverser l'humanité.

Maggy secoua la tête. Ses cheveux filasses se balançaient mollement :

-Je vois pas pourquoi elle stresse, on sera tous pris!

Maggy avait raison. Le soir-même, à peine rentrée, je reçu la confirmation de mon entrée officielle dans la vie active, ainsi que les 3 autres candidats croisés dans la journée.

Le lendemain, Roquette nerveuse (Roquette, Surnom qui devait lui rester à jamais, dans cette boite), ayant compris que nous n’étions plus en compétition directe, me fit un large sourire dévoilant ses dents irrégulières de fumeuse, lorsque j’arrivai. Elle était là depuis une heure, très fière de cet acte de bravoure illustrant sa ferme détermination, qui pourrait lui valoir un rhume de deux semaines minimum, et commençai à m'être attachante.

Notre intégration dans la boite démarrait par une formation de deux semaines, dont l'enjeu majeur était la maitrise des différentes plateformes holographiques de la rédaction, correlées à des milliers d’objets connectés dont nous devions assurer la supervision. Ils étaient tous reliés à l’Intelligence Artificielle Générique de la structure, cette super interface cerveau-machine représentant autant l’âme du magazine que sa ligne éditoriale. Il existait des centaines de procédures, qu’il nous fallait comprendre, analyser, coordonner, dominer pour finalement nous en affranchir. Moi, encore plus que les autres qui étaient déjà, en quelque sorte, des humains aux performances augmentés.

Si nous partagions la même entrée principale que le reste du personnel, ruisselant chaque matin par la grande porte cochère de l’immeuble haussmannien de la chicissime place Fontaine, nous ne montions pas pour autant les marches du vaste escalier recouvert d’un épais tapis pourpre, sur lequel elle donnait.

La secrétaire nous indiquai toujours, à peine le seuil franchi, une porte de service sous l’escalier, qui s’ouvrait sur une succession de salles souterraines, parmi lesquelles la grande salle dallée mise à notre disposition pour une formation de deux semaines .

Là nous attendait, Jacqueline, beauté ronde et épanouie. Sa peau caramel était si lisse et brillante qu’on aurait pu s'y mirer, impression trompeuse accentuée par un chignon plaquée lustrant le noir profond de ses cheveux crépus, soigneusement étirés.

-Qui a déjà travaillé dans un magazine ? (Coup d’œil circulaire) …ok. La presse écrite ou numérique de dernière génération? (Elle n'éloigna même pas les yeux du formulaire suspendu qu’elle parcourait du regard) …Bon, qui a déjà écrit son nom sous une rédaction, ou soyons direct, qui sait tenir un stylet, un stylo ou une plume et un encrier?

Nous éclatâmes tous de rire, soulagés a vrai dire, bien plus qu’amusés. L’ambiance promettait d’être bon enfant, finalement.

Jacqueline redressa la tête impassible.

-Je ne blague pas. Beaucoup d’entre vous sortent de l’école de journalisme ou des benesciencias, en sachant a peine écrire une phrase de 3 mots en toute autonomie. Mais remerciez le progrès: L’Intelligence Artificielle est là, et on va vous former à l’arborescence de la database de Trend’Art. Cependant, j'insiste: cette IA est supposée vous assister, et non l’inverse! Gardez ce principe bien en tête!

Elle passa ensuite en revue l’ensemble de la classe de formation, composée de quatres éléments, moi y compris, rescapés des différentes étapes d'un recrutement pointilleux et nous invita à nous présenter.

Roquette était une femme au parcours de vie compliquée, en reconversion professionnelle et prête à tout pour réussir, ce qui n'avait échappé à la vigilance d'aucun d'entre nous. Âgée d’une trentaine d’année, son acné tardive et sa petite taille lui conservait un air juvénile. Elle s’appelait Diane. Aussitôt prononcée, son prénom retomba dans l’oubli, et elle redevint invariablement la nerveuse et pressée, Roquette.

Le suivant fut Michal, un grand et beau brun aux yeux bleus, qui se tenait exagérément droit comme une canne dans sa veste bleu Klein, qu’il avait assorti à un bas de jogging satinée et des baskets d' un créateur peut-être pas encore né, tant leur design était futuriste. Il était l’archétype même de l' assistant- directeur artistique en devenir, à condition de penser un jour à conjuguer cet infinitif au présent. Maniéré à l’excès: et-que-je-te-balance-ma-mèche-rebelle-à-gauche-ou-à-droite, suivant l’effet recherchée. Il était le seul mec de la promotion. Et peut-être était-il aussi le premier à le regretter.

Je me présentais rapidement sans tourner le regard vers mes pairs, et en cherchant désespérément des signes d’approbation dans le regard impassible de Jacqueline : Bac lettres et maths, une année de prépa, une demi-année de fac de lettres, quelques missions d’intérim et ce stage inespéré qui je l’espérais, conduirai à un emploi. Ah oui, je n'étais pas implantée! Jacqueline ne prit même pas la peine de faire un commentaire et désigna du menton Maguy.

La voix fluette de Magguy nous parvint derrière son épais rideau de cheveux :

-Bonjour, je m’appelle Maguy Pulchérie Zoey Matassamy. J’ai 20 ans. Je voudrais bien devenir journaliste ou assistante-journaliste. Ou encore documentaliste …ou assistante-documentaliste.

-Ou photocopieuse ou assistante photocopieuse avec option scan, comme au siècle dernier, renchérit Michal.

Nous partîmes tous d’un gros éclat de rire involontaire et inattendu. Cette fois, la porte de prison qu’était Jacqueline s’entrebâilla d’un sourire, vite effacée.

-Nous ne sommes pas là pour rigoler, reprit-elle. Vous faites un peu l’objet d’une formation expérimentale que le magazine TREND’ART voudrait lancer, ou plutôt relancer puisqu’au début du siècle dernier, les journalistes étaient ainsi formés. Sur le tas. Si votre promotion est concluante, nous en relancerons une autre et certains d’entre vous seront intégrés à notre équipe de journalistes ou de documentalistes, les photocopieuses étant obsolètes! Nous n’avons par ailleurs aucun assistant. On a des esclaves à la place, ce sont les stagiaires ….(GROS RIRE) Je blague….(Nouveau rire) à peine. Sans plus attendre, nous allons nous lancer dans les différents types d’écritures journalistiques qu’on peut trouver. Ouvrez vos écrans ICO (Interface Cerveau-Ordinateur), et lancez l’holosphère afin d’accéder à l’espace tridimensionnel de la formation. J'ai chargé pas mal de documents dessus. Nous les téléchargerons dans vos mémoires bio-internes suivant la méthode des Benesciencas....On est pas non plus des sauvages, mais nous tenons aussi à l'ancienne méthode, d'où l'interêt de cette formation, à l'ancienne, dirons-nous.

J’avais emprunté le vieux mac de ma mère, que je sortis gênée. Michal ne me loupa pas :

-C’est une Edition vintage du paléolithique numérique ton truc…un héritage de tes bisaïeuls. Tu sais que lorsqu’il est constitué de dettes, on peut refuser un héritage. Sérieux Honey, ton truc est plus lourd que la dette de ce pays…

Je devais reconnaitre que l’humour pince-sans-rire de Michal permit à la journée de s’écouler agréablement. Il avait dû oublier mon prénom et m’appela toute l’après-midi Honey, qu’il prononçait Honnie en fait, ce qui laissait toujours planer une inconfortable ambiguïté, que son humour désarçonnait. Ses gestes efféminés et la tonalité frivole de sa voix me l’avait rendu de toute façon immédiatement sympathique, quelque soit l’aspect revêche de son tempérament, comme il le disait lui-même de garcette, une petite garce.

Je regardais parfois distraitement, lorsque la formation n'impliquait que les implantés, à travers les vitres et les fines gouttelettes de pluie, indécises, les joyeuses animations des artistes sur le parvis de la place et les réactions amusés des badauds. Je remarquai ainsi une jolie jeune fille blonde qui prenait depuis deux heures au moins des photos, s’appliquant à bien choisir le cadrage avant chaque cliché.

Lorsque nous sortîmes de formation, Michal avait accroché son bras autour du mien en babillant avec la familiarité d’une vieille copine de lycée. Maguy nous suivait, en glissant aussi discrètement que son ombre. Roquette s'était déjà propulsé jusqu'au métro.

La jeune photographe blonde, que j’avais aperçu depuis la fenêtre, se dirigeait vers nous. Michal continuait de jacasser, tandis que Maguy dont nous ne voyions que la frange, regardait probablement le sol comme à son habitude. J’avais vraiment l’impression étrange et persistante que cette jeune fille fonçait sur nous et je m'appretai à éviter une collision, lorsqu' elle se jeta au cou de Michal en l’embrassant fougueusement.

Il me lâcha pour l’enlacer en la soulevant dans les airs. Maguy poussa son lourd pan de cheveu sur le côté et jeta un regard oblique et interloqué vers eux, puis vers moi. Vers eux à nouveau, puis vers moi. Michal avait donc…une petite copine. La très belle et amoureuse Alice prit son homme par le bras, et l’entraina dans la direction opposée au métro, après nous avoir gratifié d’un aimable, mais silencieux.

-On se voit demain, les chouquettes…Lili et moi devons aller shopper quelques petits trucs avant de rentrer. Des bisous.

Il agita sa main dans tous les sens, en mimant un envoi de bisous imaginaires. Magguy osa une remarque :

-Ben dis donc, j’aurai jamais pensé qu’il avait une copine celui-là.

Elle se tourna vers moi afin de me donner l’occasion de partager son immédiate culpabilité :

-Et toi ?me demanda t-elle

-Euh oui, quoi, moi? Désolée, j' ai pas tout sui....répondis-je innocemment

-Nan. Rien!

Elle venait de me classer dans la catégorie faux-jetons. Je ne sais pas si c’était en lien ou non, mais je ne parvins plus qu’à lui arracher des réponses monosyllabiques aux questions de sociabilisation habituelles. Et je ne croisai que deux fois son regard furtif en six stations, et j’y lus de la gêne.

Maya m’appela le soir même. Nous restâmes trois heures au téléphone. Son hologramme se brouillait régulièrement car mon téléphone n’était plus de prime fraicheur. Mes parents avaient accepté que nous nous équipions, après une campagne commune de plusieurs mois menée par ma sœur et moi, il y'a deux ans. Une des rares alliances que nous ayons fait dans la perspective d’un même objectif partagé: entrer dans l'ère de l'image holographique à défaut de celle de l'implantologie cérébrale.

Depuis le système de communication basée sur l'interface cerveau-machine, avait actualisé jusqu'à une centaine de nouvelles versions, toutes plus innovantes les unes que les autres. La plupart des nanopuces implantées, même celles parmi les entrées de gamme, n'excedaient pas les 0,2 millimetres de longueur, logés comme le disait la pub "sans incision, ni endommagement des tissus, dans les vaisseaux sanguins du cerveau".

C’était le cas de celui de Maya dont les fonctionnalités dépassaient très largement celui de notre vieux terminal. Je restai tout près de ce dernier, un peu plus de dix secondes, afin de ne pas brouiller davantage le signal. Son image holographique se fit si nette que j’eus l’impression qu’elle se tenait à quelques centimètres de moi, avec ses gros yeux curieux. Cette attention soutenue était bien la preuve qu’elle voulait tout savoir de ce nouveau stage, manifestement plus excitant pour elle que le cursus de droit que sa mère l'avait obligé à prendre , en marge de ses cours de cinemanimation du métaverse bollywoodien. Les benesciencias étant trop couteux , Maya faisait partie de la catégorie d'élèves devant tout apprendre par eux-même, sans possibilités de télécharger leurs séquences pédagogiques. Jugés peu fiables, les étudiants comme elle, comme nous, étions souvent discriminés à l'embauche, l' "école de la vie" suivant nos intraitables parents.

-Quand j’ai vu ton holopix sur Holobook ce matin, j’ai failli faire une attaque. Sérieux, j’étais pas prête.…C’était quoi cet accoutrement? Pourquoi t’as pas mis ce qu’on avait choisi ensemble? Tu critiques tes parents, mais tu fais tout pour ressembler à une hippie qui recycle l'eau de sa lessive. Bref, passons aux choses sérieuses: je veux TOUT savoir. C’était comment? Y’a des beaux mecs?

-J’étais sûre que ce serait la première question que tu poserais. Oui, il y’a un beau mec, mais il est pris…

– Roooooo…il a une bague à l’annulaire? Non? Je crois pas….Donc, il est pas pris. C’est un quoi?

-C’est un blanc! Et plus blanc que mon père, en plus!

-Arfff….

Elle ne contrôla pas sa moue. Du Maya sans filtre. Elle ajouta une holomoji, en faisant apparaitre un essaim de cœurs scintillants autour d’elle, qui en se matérialisant dans ma pièce, éclaira la pénombre durant les quelques secondes où ils y furent suspendus.

-Rooo arrêtes, n’importe quoi. Tout de suite…Mais pas du tout! De toute façon, c’est un très beau blond pris par une très belle blonde

-Et c’est pour ça que tu fais cette tête en le disant?

-Ben disons que je serai plus tentée de parler de ce couple comme de deux sœurs jumelles , si tu vois ce que je veux dire…Il se ressemblent trop, c’est dingue, on dirait des jumeaux monozygotes, tu vois le genre…C’est bizarre!

-Ouais, bon je vois. En fait, non je vois pas mais je crois que je veux vraiment pas voir une bizarrerie de plus après l’attaque visuelle de ton accoutrement qui a failli m’arracher l'oeil droit, ce matin…Alors, c’est comment TREND'AAAAAAAAAAAAAART. Mets-toi sur Implanto, s’il te plait, on aura une communication plus fluide. J’ai l’impression de communiquer par pigeon-voyageur ou avec des tams-tams comme nos ancêtres! Je reçois aucune de tes émotions, les holomoji, ça va un temps!

-Tu le fais exprès ou quoi…J’ai pas implanto!!! Tu sais bien que nos parents n’ont jamais voulu!

- Ah, c'est vrai que vous êtes la version moderne des enfants de la cave: vous n’avez pas été implantées!

Maya ne croyait pas si bien dire: Implanto était une technologie, supposément brevetée depuis le début des années 2010, qui n’avait finalement envahi le marché des bio-communications que 40 ans plus tard, après de nombreuses controverses sur ses utilisations confidentielles et non-éthiques. Mes parents avaient fait parti des nombreux manifestants qui se sont opposés à la sortie de l’implanto…

"Communiquez dés à présent par la pensée grâce à notre implant de dernière génération: de véritables polymères invisibles à l'oeil nu. Aucune douleur, Aucune gêne, même passagère. Nos outils parviennent à simuler la réalité virtuelle en jouant avec précision sur le code neuronale: Le monde de la télépathie non linguistique est enfin à vous!" était un de leurs nombreux slogans.

Ou encore: "Vous êtes une entreprise exigeante: proposez à vos collaborateurs une symbiose cerveau-machine quasi organique. Grâce à Brainlace et notre surcouche numérique issue d'une technologie de pointe, nous vous offrons la possibilité de recevoir et échanger d'énormes volumes d'informations à une vitesse encore jamais égalée. Devenez le professionnel de demain!"

Il y'en avait pour tous les goûts: " Fini les cris, Faites vous comprendre, sans ouvrir la bouche!". A l'attention de la ménagère de moins de 50 ans.

Cette firme avait révolutionné, en complémentarité de l' ICO (l'Interface-cerveau-Ordinateur) technologie axée sur l’image, notre façon de communiquer, voire même de penser le langage, ou penser tout court pour certains. Les informations pouvait grâce à une quantité révolutionnaire de pixels et une stimulation magnétique transcranienne , s' afficher dans le champs visuel de l'utilisateur, qui n'avait qu'à penser une commande pour qu'elle s'active, ou tout simplement communiquer, projeter une image, une photo.

Mes parents qui considéraient avoir assisté en leur temps à la zombification de la société avec les portables, rejetaient systématiquement toutes nos approches, même les plus subtiles, pour nous faire implanter.

-Ta famille et toi, prévoyez de quitter l’époque médiévale un jour? Rajouta Maya, Et sinon, Trend’Art, c’est comment? L’un des derniers magazines sur papier glacé…C’est aussi chic qu’on le dit? Il parait que les rédac’ en chef, tapent sur d’antiques machines à écrire sans traitement de texte, qu'ils roulent ensuite en papyrus…Tu dois carrément t’y plaire en fait!

-Non, n’exagérons pas non plus. J’ai vu des systèmes de projection holographique si sophistiqués que tu ne les approcheras pas avant tes dix prochaines vies. Des bijoux de technologie, un truc de malade…même si pour l’instant, j’ai pas vu grand-chose de plus. On est actuellement en formation dans un local à part. Sur le site, mais à part!

Je partis alors dans des explications un peu plus poussées sur mes impressions de la journée, et sur mon appréhension quant à mon adaptabilité en tant que non-implantée.

Au delà de ses piques acerbes, Maya était un trésor d’objectivité qui m’aidait depuis toujours à me remettre en cause.

-Sérieux, il faudrait te décoincer, ou alors y aller après avoir descendu toute la weed d’Oksana. Il faudrait une version de toi plus ouverte, décontractée, en fait. Sinon, tu passeras à côté de ce que tu dois vivre.

-Donc une version de moi qui serait pas moi, quoi!

- Disons plutôt: un peu moins de toi, et un peu plus de ce qu’ils veulent….moitié-moitié!

Plus tard, en raccrochant, je commençais à réfléchir à l’idée d’Alter-ego que m’avais soufflé Maya en m’encourageant à vivre cette expérience comme une excursion au-delà de mes limites et à sortir de ma zone de confort. L’idée se mit à faire tranquillement son chemin.

Au bout des deux semaines de formation, mon contrat fut validée et je pus enfin rejoindre officiellement le programme des jeunes créatifs de demain , le JCD. Je pénétrai dans la salle de rédaction comme dans un sanctuaire sacré, le front solonnel et le pas grave. Peut-être même l’œil vaguement humide.

Les escaliers que je montai pour la première fois dans l’indifférence générale, symbolisaient déjà dans mon esprit, ma future ascension vers la gloire.

Après une brève présentation des lieux et rédacteurs présents au bureau, nous nous vîmes attribuer nos binômes respectifs.

Par mimétisme, je levais à peine les yeux du bureau que je partageais avec le taiseux Roch Laroche, qui ne me décocha pas un seul regard.

Il activait laconiquement les commandes de son interface ICO,sans me prêter la moindre attention. Lorsqu’il me tendit sa tasse à café vide, je la saisis avec un tel empressement que je faillis tomber en avant, sans que la tasse j’avais alors fébrilement, religieusement, bloqué entre mes deux mains jointes, n’en souffre nullement.

Joli reflexe, nota Roch.

A mon retour, il entreprit de me parler, non de l’article sur lequel il travaillait seul alors que nous étions supposés collaborer, mais de cette tasse qu’il avait chiné en marge d’un reportage lors un festival de jazz dans le sud de la France.

J’étais plus soul qu’une barrique. Je sais même plus comment j’ai remarqué cette hideuse relique entre les brumes des vapeurs d’alcool. Mais elle semblait m’attendre depuis toujours. Je crois que j’ai réussi malgré tout à atteindre mon hôtel sans encombre parce que j’essayais comme toi, tout à l’heure, de ne pas la casser. Ça a été pendant les quinze minutes du trajet, le but ultime de ma vie, je crois.

Je ne sus pas trop quoi répondre, mais nos échanges devaient à la longue m'apprendre que Roch avait pour interlocuteur privilégié Roch.

Chaque stagiaire du programme JCD avait été attribué à un journaliste confirmé de la rédaction. Le terme attribution semblait le plus adapté à notre situation d’apprentissage tant nous nous sentions mis à la corvéable disposition de nos mentors.

Certains étaient, cependant, mieux lotis que d’autres. Comme Michal, qui supportait pourtant très difficilement le parfum capiteux de Sofia Kolza. Tout comme ses grands gestes emphatiques, ses remarques mi-acerbes, mi-flatteuses qui recouvraient le moindre compliment d’un voile poisseux et amer.

Il n’en laissait rien paraitre et mettait studieusement à profit ses nombreuses années de formation informelle dans une compagnie théatrale de quartier. Sofia était persuadée qu’il l’adorait.

Maguy, à l’inverse, vènerait réellement sa tutrice qui le lui rendait bien mal, au point d’en avoir fait son souffre-douleur.

Il convenait de préciser que Domi-la-Diva, sa tutrice était une sommité dans le monde de la mode. Ancienne mannequin, mariée 3 fois, à un écrivain mi-raté dont elle restait l’éternelle muse, à un footballeur comme toute belle femme qui se respecte, et enfin à un rockeur qui avait l’âge de sa fille ainée. La cougar accomplie.

Elle s’était reconvertie dans l’écriture, et ayant écrit deux best-sellers sur les prouesses et faiblesses sexuelles de ses innombrables et célèbres amant(e)s, avait après une courte incursion dans le monde de la chansonnette poussive, été repêchée de la boisson, par une «amiamante », qui l’avait imposé dans cette rédaction.

La douce Maguy rappelait à la grande Domi Saint-James, Domi-la-Diva, une jeunesse gracile, tout en souplesse et légèreté, qui lui échappait inexorablement en dépit des remarquables progrès de la médecine esthétique.

Et qu’en était-il de Roquette?

Nul ne le savait. Nul ne l’avait croisé. Nul n’en avait plus jamais entendu parler depuis la fin de la période de formation et Jacqueline, employée volante, avait été appelée sur une autre session dans un autre site. Roquette avait été catapulté dans l'oubli.

J’avais, de mon côté, pris l’habitude de porter depuis deux semaines les repas de la pause-dej' et le café à Roch, mon formateur en binôme, lorsque je compris enfin qu’il ne me commissionnait pas pour gagner du temps ou s’épargner une tâche peu agréable. Ou encore tester son nouveau pouvoir de toute-puissance sur ma petite personne. Dés que je lui montais sa livraison, il laissait pendant plusieurs dizaines de minutes son bureau vide, et son repas finissait à la poubelle. A ces occasions, Roch sortait des toilettes en se frottant vigoureusement le nez, qu'il essuyait ensuite de sa manche.

Je n’aurai jamais fait le lien entre ces disparitions-apparitions et l’exubérance qu’elles entrainaient ensuite chez lui, créant une véritable rupture avec sa caractéristique apathie, sans les nombreux bruits de couloirs et ragots qu’elles alimentaient au sein de la rédaction.

Naïve, je compris, plusieurs jours après mes camarades, ce que tous avaient saisi au premier coup d’œil en direction de Roch, et je le vécus comme un affront personnel : la farine dont il était question dans toutes leurs conversations, ne servait ni à faire des cupcakes, ni des muffins, ni des gâteaux, ni même un pain basique à peine bio, mais bel et bien une addiction dont Roch ne se cachait pas. J’avais été aveuglée par ma servile déférence, et mon pathétique manque de confiance en moi!

Le jour de cet aletheia tardif, je refusais, piquée au vif, de me plier à la corvée quotidienne :

Vous irez dorénavant seul prendre vos plateaux-repas, lui lancai-je, plus agressivement que je ne l’aurai voulu

Ah bon, déjà? …autrefois, la période de prise de poste et déstabilisation des stagiaires, s’étalaient sur des mois. T’as mangé une lionne couvant ses petits ce matin…Ou alors t’es en zone rouge, peut-être?

Vous avez deux pieds , deux jambes! Et même un nez je crois, vous irez seul à présent.

Ok. C’est pas un problème d’humeur mais d’humour. Donc un mal incurable. I’m out.

Au sens propre, rajouta t-il en prenant sa veste et les clopes posés sur son inamovible pile de documents empilés, ne servant strictement à rien d’autre qu’à donner l’illusion d'une suractivé feinte.

Michal passa me récupérer quelques minutes plus tard, et m’emmena déjeuner au bistrot gastronomique d’en face. Il mettait un point d’honneur à fréquenter exclusivement les mêmes lieux que nos binômes et supérieurs hiérarchiques, même si son indemnisation de stage y passait en une semaine.

Je t’invite, me dit-il, nous devons impérativement nous montrer dans les lieux où ils se trouvent. C’est scientifiquement prouvé : plus ils nous verront dans les mêmes lieux qu'eux, plus ils s’habitueront à nous et plus vite nous serons intégrés comme étant des leurs.

Ah ouais…scientifiquement prouvé par qui au juste?

T’inquiète, le cerveau humain fonctionne ainsi. Au fait, il se dit que t’as enfin compris pour…

Ouais, je ne verrai plus jamais un paquet de farine de la même manière.

Nous éclatâmes de rire, en même temps.

Il ne faut même pas qu’il imagine me transmettre ses skills sur ce plan. Sérieux, il pourrait pas être bio comme la majeure partie des gens que je connais et fumer de la weed local…circuits-courts quoi. Sa blanche a dû faire 100 fois le tour de je-sais-pas-où…Y compris en voyageant par le canal d’un orifice humain peu ragoutant, et étant ensuite coupé avec n’importe quelle merde, avant d’atterrir dans ses furieux naseaux de bélier…

Ahaha…Naseaux de bélier…J’avoue, il a un nez glouton. Mais arrête d’en parler, steup, car on va le croiser et je voudrais pas…

Quoi, lui rire au nez

Nous rîmes de plus belle, bras dessus, bras dessous. Michal riait toujours quelque octaves plus haut et plus longtemps que moi, afin d'être remarqué dans l'interminable file d'attente de ce bistrot plein à craquer.

Nous dûmes attendre quarante minutes au total: vingt sur le trottoir, puis vingt à l’intérieur. L’hôtesse finit par croiser avec soulagement nos regards appuyés qu’elle évitait jusqu’ici, en nous indiquant deux places libres près du comptoir. Michal hocha négativement la tête en me tenant fermement par le poignet. Il avait repéré Roch, qu’il pointa du doigt, signifiantà la serveuse que nous étions tous ensemble. Cette dernière nous y installa aussitôt.

-Saluuuuut, gloussa Michal à l’attention de Roch, bon appétit. Ça m’a l’air pas mal tout ça!

Kora n’avait pas du tout envie de parler boulot à l’heure du déjeuner. Être vue par l’équipe ne lui posait pas de problème dès lors qu’elle n’avait pas à les voir de son côté. Elle ne voulait pas se forcer à être spirituelle, placer le bon mot au bon moment, rire à des blagues qu’elle ne comprenait pas ou s’intéresser à des anecdotes dont elle n’avait cure. Elle décida de ne prêter attention qu’au steak végétarien qu’elle venait de commander, en écoutant distraitement la conversation de Michal et Roch.

Le rire guttural qui emplit la salle la fit un moment lever la tête. Elle n’avait jamais vu Roch si jovial. Il écoutait Michal, avec un intérêt non feint, le buste tourné vers lui, tête légèrement inclinée. Michal déployait les talents de socialite que nous avions pu déjà apprécier en formation. Rien ne lui résistait, il aurait pu faire parler un mur s’il l’avait voulu, ce dernier aurait trouvé , en retour, un moyen de lui répondre. Je me joins finalement à leur échange, par curiosité: sous leur anodin babillage, les deux flirtaient ouvertement, sans se soucier de moi.

Au moment de récupérer l’addition, en tête à tête avec Michal, je ne pus m’empêcher de lui rappeler l’existence de sa copine, Alice.

-T’inquiètes, nous sommes un couple ouvert. On a déjà prévu de se marier dans 5 ans et d’avoir au moins 3 enfants et un pavillon en banlieue, la totale. D’ici là, nous vivons en hédonistes sans nous priver de quoi que ce soit. Esprit libre, tu vois le délire…Et puis Roch est trop chou. Quitte à se sacrifier pour la bonne cause sur l’autel de la promotion canapé, je préfère que ce soit avec un beau petit lot comme lui…

Je ne me sentis plus le droit de lui faire le moindre reproche après que la serveuse eut annoncé le montant débité de sa carte bleue :

-147 euros, s'il vous plait.

-Merci, lui soufflai-je, gênée.

-T’inquiète, c’est avec plaisir. Et maintenant, retournons au paradis des harpies.

Magguy était déjà, pauvre enfant, en train de charbonner. Elle profita d’un moment d’inattention de la Diva pour me glisser un post-it dans la poche. Le numéro de téléphone de Roquette, qu’elle avait réussi à obtenir aux ressources humaines.

Il n’y avait toujours aucune trace de Roquette, nulle part dans la boite Nous ne savions pas dans quel service elle avait été affectée. Maguy s’était vaguement renseignée, avec l’habituelle mollesse qu’on lui connaissait, mais non sans efficacité.

Elle ne marqua cependant pas la moindre volonté d’aller plus loin dans ses investigations ou de copier le numéro de Roquette, de son côté. La Diva mobilisait toute son énergie et attention.

Je me questionnais parfois sur cette nécessité absolue de considérer chaque mystère non résolu comme une requête subliminale de l’univers à mon attention. Je n’appréciais pas vraiment la compagnie de Roquette mais je l’avais prise sous mon aile pendant la formation et je voulais savoir ce qu’elle était devenue.

Michal, tout à sa nouvelle conquête, s’en foutait.

Où était Roquette? J’étais bien la seule à m’en soucier.

Je ressentis le besoin, dans les semaines qui suivirent la prise de poste d’avoir un peu plus d’autonomie dans mes fonctions. Et puisque je ne pouvais y prétendre au bureau, je décidai de mettre à profit les remarques et conseils de Maya sur la nécessité d’incarner un personnage différent au travail, qui correspondrait davantage aux exigences du métier, non du point de vue des compétences, mais du tempérament. Et alors que je me penchai sur mon clavier pour faire la liste des qualités que j’avais déjà et celles qui me restait à acquérir, mes doigts se mirent à voler de touche en touche, et à créer le personnage de Bérénice, mon alter-ego imaginaire.

Bérénice était tout ce que je n’étais pas, et que je n’aurai pu être, même en m’y appliquant jour et nuit : encore plus cassante que toutes les langues de vipères du bureau réunies, miss crotale en personne. J’empruntais deux ou trois traits de caractère de Michal, tout en m’inspirant des crachats de feu de Jacqueline, notre ancienne formatrice.

Je n’éprouvais absolument aucun scrupule à accentuer les défauts de l’un et caricaturer les expressions de l’autre afin de donner vie à un personnage sur lequel moi seule, en demiurge absolu de la page blanche, avait autorité. Je m’enivrai au fil des jours de cette totale liberté de création en laissant Bérénice faire les pires cabrioles et improbables audaces, au gré de mon inspiration. Nous étions puissantes.

Rassemblant mon fragile courage à deux mains, et en m’appuyant sur l’irrésistible assurance de Bérénice, personnage plus vraie que nature, je déposai mon essai sur le bureau de Roch. Bien en évidence.

Son entrée fut fracassante……..me semblait-il.

« Ne me demandez pas pourquoi ma brillantissime créatrice se cache derrière mon ego-surmesure, taillé à la hauteur d’ambitions que ne limite pas l’esprit humain, si étroitement cartésien…je n’ai jamais compris.

Je ne suis jamais à court d’idées. J’adore parler, surtout de moi, sujet passionnant et inépuisable. Je suis loquace, dit-on. Cocasse, dites-vous… peut-être à mes dépens alors. On ne blague jamais avec une carriériste dont les dents menacent à tout moment de perforer un fragile plancher. Cette volubilité rencontre cependant parfois certains obstacles.

La première fois que j’ai été confrontée à une page blanche, on m’avait assigné l’ingrate tâche de répondre aux lourdes questions existentielles portant sur les désordres capillaires de ménagères qui promènent leurs grosses cuisses moulées dans des caleçons aux fleurs encore plus grosses dans les rayons vides de supermarchés perdus en zone péri-urbaine, en poussant des caddies surchargés de produits industriels.

Or, il existe une faille spatio- temporelle dans ces contrées sauvages, dont le difficile accès nécessite peut-être un passeport ou au moins un visa, et dans lesquels les méandres de mon imagination, tout comme le l’eau courante, les bars branchés et le bon goût ne s’aventurent jamais.

Slalomer lascivement entre les bureaux de la salle de rédaction, juchée sur des talons de 12, une redoutable arme que je ne dégaine tel un sniper qu’en cas de menace imminente, préférant en général le confort pantouflard de ceux de 10, relève du grand art.

Mais utiliser cet art consumé pour contourner des missions aussi ingrates que découvrir toutes les fonctionnalités de la machine a photocopieuse à l’occasion d’une centaine de copies recto-verso, est un chef d’œuvre assumé, signé et breveté.

Je n’ai cure du cliquetis rageux sur leur clavier lorsque je passe avec la nonchalance du black mamba, près de leurs trop larges bureaux, disposés en hostile bataille rangée au sein de l’open space. Et au-dessus leurs mines renfrognées, aux naseaux dilatés desquels émane parfois la même fumée que celle des narines d’antiques dragons.

Mon autre arme infaillible est le 30cm. De tissu.

Demandez-leur donc pourquoi elles ne me réquisitionne plus, pour aller chercher, toutes les deux minutes l'encas qu'elle pourrait se faire livrer par capsule autonome….La petite jupe japonisante noire.

Pourquoi se sont -elle mise à aller prendre toute seules, leurs cafés, comme les grandes filles qu’elles n’ ont jamais cessé d’être….la petite jupe en latex rouge.

Suis-je jolie?

Tiens, je ne me suis jamais posée la question : ce sera à vous de le décider. Et que vous en conveniez ou non, ça ne change rien au chemin que je suis bien décidé à tracer, du haut de mes interminables jambes que vous adorerez détester, dans votre salle de rédaction.

Je suis Bérénice, dite Berenayece et je décline toute responsabilité de l’horripilante représentation que l’imagination débridée de ma créatrice vous donnera de moi.

Autrement dit, je suis en roue libre préparez-vous à tous les excès.

Bérénice

  • QUI A POSE CETTE DAUBE SUR MON BUREAU!!!!!, hurla Roch, de l’autre bout de la pièce.

J’accourrai auprès de lui. Je m’étais naïvement refugiée à la machine à café, attendant le moment fatidique où il aurait posé les yeux sur l’irrésistible Bérénice. Sur mon texte.

En fait, notre entrée se fracassa nette sur les premières marches de l’autel du succès : elle atterrit dans la corbeille à papier de Roch, qui me réprimanda pour mon manque d’attention.

Je te prierai d’être plus vigilante, à l'avenir. Ne laisse plus personne s’approcher de mon bureau. Qui sait ce qu’une personne capable de pondre un tel torchon, a pu laisser comme autre merde sur notre bureau. Oui, ma chère « Notre » bureau! Tu en es donc à présent, aussi responsable que moi….On devrait bruler ce papier…non, mais qui utilise encore du papier, ces nids à bactéries et microbes de nos jours. Pas du tout écolo en plus! Pfff!

Je rentrai chez moi complétement dépitée, sans me douter que la journée pouvait être pire qu’elle ne l’avait été jusqu’ici.

Skye, ma petite sœur qui rencontrait un succès commercial croissant, sur la métasphère tout en étant major de sa promotion au lycée avec une année d’avance, avait envahi le salon, y déversant sa bruyante et délurée équipe de captation holographique en live. Les éclairages surchauffaient la pièce, tandis que les équipements et techniciens l’encombraient sans égard pour ceux qui vivaient sur ces lieux. Le salon donnait sur une cuisine américaine et un patio verdoyant, dans lequel j’aimais me reposer lorsque l’univers entier me renvoyait à mon infinitésimal insignifiance. Mais il était impossible d’y accéder.

Skye, …Eh oh Skye…. » tentai-je de l’interpeller en vain, alors qu'elle ébrouait de dos, sa longue chevelure brune dont les extrémités balayaient le bas du dos. La séance de divination virtuelle de Skye, allait commencer.

J’avais d’abord regardé d’un air assez dubitatif les supposées qualités extra-lucides de ma sœur. Les prédictions de Skye s’avéraient être insuffisamment approximatives pour être considérées comme fausses. Se pouvait-il qu’elle ait en effet hérité d’un réel pouvoir de divination?

Notre bisaïeule recevait des visites des quatre coins du pays, de femmes éplorées souhaitant connaitre la durée des escapades infidèles de leurs époux ou d’aventuriers désargentés, curieux de découvrir les secteurs futurs les plus porteurs.

Et puis, il y eut cette frêle jeune fille au poil rare, et dont la prédiction fut sa place sur la première marche d’un podium olympique, une médaille en or autour du cou. Aussi à l’aise sous le crépitement des flashs et le brouhaha des journalistes, qu’elle n’était embarrassée avec son propre corps au moment de la prédiction.

Ah bon, lui avait répondu Shauna (c’était son prénom). Vous êtes certaine qu’il s’agit bien de moi?

Mais oui, vous dis-je, avait retorqué Skye, ne cherchant pas à masquer son agacement. Ils ont dit que vous étiez la plus rapide sur le 100m. Et parlez de moi lors de l’interview surtout. Je ne vous ai pas « vu » parler de moi, ce qui est assez ingrat. Parlez de moi!

Ah bon, moi, une sportive de haut niveau? Mais j’ai une scoliose et un genou droit dont les ligaments sont….

Skye coupa la communication holographique, en levant les yeux au ciel, d’impatience.

Quelques temps plus tard, une nouvelle discipline apparut sur la métasphère. Les adolescents en raffolaient, les adulescents encore plus et les challenges se multipliaient. Les parents dont le cœur s’arrêtait de battre quand leurs enfants enfourchaient les trottinettes qui avaient multiplié le nombre d’accidents, parfois mortels, avaient retrouvé un rythme cardiaque à peu près normal grâce au Slowtrott.

Des clubs sportifs de Slowtrott se mirent à pulluler dans toutes les villes de la région. Une licence de slowtrott avec classement des meilleurs joueurs du pays précéda de peu l’apparition de cette discipline aux championnats du monde, puis aux jeux Olympiques. Déjà, les plus grandes nations se disputaient les meilleurs joueurs au classement mondial.

Shauna Bonsitte les surpassait tous, survolant les épreuves avec une patience acharnée de tortue sous acide. Elle multiplia les apparitions télé, suite à sa médaille d’or aux J.O.

La prédiction de Skye s’était réalisée: elle était en effet la plus rapide des athlètes de la discipline la plus lente des J.O de cette Edition. Le Slow-trot (la bonne orthographe) consistait à réaliser une certaine distance à pied joint sur une trottinette avec comme seule force de propulsion de légers à-coups en fléchissant les genoux (définition de Shauna).

Lors d’une ses interviews depuis le salon virtuel d'où les usagers pouvaient s'essayer à la pratique, une journaliste de l’édition régionale de Spot-intervision 27 présentant Shauna Bonsitte comme un jeune prodige de 15 ans. Elle lui demanda, avec le plus grand sérieux, quelles étaient les qualités requises pour atteindre un tel niveau d'excellence dans la gestion de la lenteur :

C’est un sport qui demande beaucoup de concentration et de détermination, vous savez. Parfois sur ma trottinette, quand il me reste encore 50m à parcourir, je pense à ma liste de courses. Ça fait passer le temps plus vite. Je vous présente ma plus grande fan….

Skye, qui était comme moi devant l’écran suspendu, avait tendu l’oreille à ce moment-là, tandis qu’une femme courte, trapue et étrangement couverte, prenait place aux cotes de Shauna.

Voici ma mère, poursuivit Shauna, elle ne rate aucun de mes entrainements. Elle vient toujours avec sa boite à tricoter. Elle vient de finir son 3e lot d’écharpes en véritable laine de mouton, regardez moi ça, si c'est pas beau? On a pensé les labelliser, et en faire des produits dérivés Slow-Trot car un récent sondage a prouvé que le tricot était un peu au Slow-trot ce qu’est le pop-corn au cinéma. Du coup, ça serait bien que votre chaine…

Les américains font aujourd’hui du relais sur cette discipline, l’interrompit brusquement la présentatrice en lui retirant aussitôt le micro, Est-ce que vous pensez que la France et l'état fédéral de Parthes y viendront bientôt?

Pourquoi pas…Mais la difficulté est de trouver de très bons coéquipiers. J’avais commencé à m’entrainer avec une copine de lycée qui avait d’assez bonnes performances. Mais elle s’est faite attraper par la police après un vol à l’étalage, alors qu’elle s’enfuyait en slow-trottant. Elle aurait mieux fait de filer à pied.

Euh…merci, dit la journaliste, manifestement catastrophée par l’inattendue réponse de Shauna. On rends l’antenne.

Skye avait, ce jour-là, éteint rageusement l’écran holographique qui nous avait suivi de la cuisine à la salle à manger, où nous venions de nous poser.

Je le savais, cette bécasse n’a même pas parlé de moi. On m’y reprendra à vouloir aider les gens

-Aider, c’est vite dit. Elle t’a payé, lui rappelai-je. Je te signale que ton appli est tout sauf une entreprise philanthrope.

Tu te trompes. Je l’ai aidé, et on peut être philanthrope ET faire du profit. Mes tarifs sont très abordables pour ne pas dire solidaires.

Le dernier mot m’arracha un sourire. Le concept de solidarité chez ma sœur ne se dissociait pas de celui de buzz: une chaine la conduisant solidairement jusqu'aux sommets de la célébrité. Fine stratège, elle sût profiter de cette exposition médiatique pour gagner encore davantage en popularité, et engagea une équipe de bénévoles afin de gérer son image holographique sur les différentes plateformes métasphériques sur lesquelles elle présentait son offre, tout en y assurant des consultations en réalité augmentée.

Son activité avait très vite été monétisée grâce à la densité immédiate du Traffic, et ensuite accrue via certains placements de produits et contenus publicitaires judicieux. Les encarts invisibles, ceux qui étaient omniprésents et en filigrane dans toutes images holographiques étaient les plus couteux. Indétectable à l’œil et à l’oreille, ils avaient été conçus par une nouvelle branche du marketing, le marketing subliminal, et présentait l'avantage de répondre aux besoins des consommateurs ne supportant plus l’irruption intempestive de publicités ostentatoires dans leur quotidien, tout en anticipant les desideratas des annonceurs, dont la préoccupation première était de faire connaitre leurs produits. Même de façon subliminale.

Je soupçonnais Skye et son équipe d’avoir eu recours à ces pratiques que nos parents réprouvaient. Le cerveau était le nouvel eldorado de ce siècle et des études présentaient des taux de conversion 30 à 40% supérieure à la publicité classique, pour la publicité subliminale par suggestion cognitive: les zones du cerveau activés lors de cette transmission « silencieuse » retenait davantage, et plus longtemps, le message transmis.

Je n’étais, qui plus est, toujours pas convaincue des dons de divination de ma sœur, ni même de la véracité de ses prémonitions. Mais le fait est que les gens, eux, y croyaient.

Aussi, fus-je à peine surprise, l'indignation ayant pris le pas, d’entendre, le lendemain , à la machine à café, deux secrétaires de rédactions échanger autour de l’holosite de ma petite sœur. Des athlètes beaufs, des starlettes has-been, des gigolos sur le retour, passe encore, mais deux très sérieuses et prometteuses professionnelles d'un prestigieux média…Je le pris comme une offense toute personnelle.

Alors t’as réussi à avoir un rendez-vous avec SILN« Sky-is no-a-limit »?

Oui!!!!

Mais c’est pas possible, comment tu as fait? Je n’en ai pas avant trois mois….Chaque fois que je me connecte sur le métasite de SILN, ça me propose des dates ultérieures, j’ai fini par renoncer à la possibilité de la rencontrer avant noël prochain!

Ben, c’est simple. J’ai essayé la nuit, pendant que tout le monde dort. Et j’ai essayé plusieurs fois, en comptant sur la vitesse de calcul du serveur pour avoir un rendez-vous plus proche à chaque tentative.

Pas bête! Je crois que je vais faire pareil! Ses prédictions sont trop top!!! Qui se soucie qu' elles soient vraies? On s'interesse plus à ses cheveux!

- Ses cheveux sont déments, t'as vu les chignons d'inspiration rétro-nippone qu'elle se fait? J'adoooore

Toute cette affaire n’aurait pas du tout amusé nos parents, dont l’intransigeance n’était plus à démontrer.

Nous avions la chance d’avoir des parents, bien plus éveillés qu’ils n’étaient érudits. L’érudition correspond généralement au capital de connaissances atteint par une civilisation à un instant T, et auquel un individu a accès pour peu qu’il soit un peu curieux. Des siècles de civilisation et de progrès technologiques et scientifiques nous avaient amenés à un certain niveau d’érudition, affirmaient-ils. Un niveau encore jamais atteint, les dernières décennies ayant changé les rapports de l’homme à son environnement, à une vitesse vertigineuse sans retour possible en arrière.

La révolution numérique, grâce à l’avènement d’internet, et en particulier l’internet quantique, avaient rendu la consultation et le partage de communs de connaissances, accessible au plus grand nombre sur la planète, à une vitesse plutôt vertigineuse. Or, comme nos parents aimaient à le rappeler, l’érudition accessible n’était en rien l’état de connaissances réelles dont disposait le monde, puisqu’une partie d’entre elles étaient volontairement cachées à l’opinion publique.

Nos parents faisaient en effet partie de la catégorie grandissante de personnes, pensant que de nombreuses innovations scientifiques étaient passées directement des laboratoires de recherches à la sphère privée des cartels industrialo-militaires, sans transiter par la sphère publique. Raison pour laquelle le grand public, dindon de la farce, n’en avait jamais eu vent.

Mon père notamment affirmait que ces travaux étaient financés par des entreprises privées, qui les protégeaient jalousement grâce à une armée d’avocats zélés, aux cœurs secs et atrophiés, ainsi qu’une muraille infranchissable d' opaques brevets et sombres licences de propriété. Mon père avait toujours eu un don pour les images dont la force évocatrice résidait dans la provocation.

Ces « égarements lucides » leur avaient néanmoins permis de pressentir le succès commercial de l’ Implanto bien avant sa mise sur le marché.

Nos parents avaient recoupé les signalements de nombreux lanceurs d’alerte entre les années 2000 et 2035, faisant état de phénomènes étranges, comme des sons intracrâniens qu’eux seuls entendaient. Une forme d’invasion auditive interne qui les emprisonnait dans une geôle invisible et que les médecins et psychiatres, souvent complices, diagnostiquaient volontairement comme de la schizophrénie.

Ces lanceurs d’alerte, traités alors comme des pestiférés et des malades, se disaient persécutés au quotidien par des voix les insultants, les rabaissant et se moquant d’eux, une méthode Coué inversée ayant pour but de les détruire psychiquement et les isoler socialement.

Il s’agissait presque de conditions de détention identiques à celles de prisonniers à ciel ouvert, entre coercition mentale et hypersurveillance continuelle. De nombreuses dénonciations de ces cybertortures, balayées par la censure et le discrédit qui sévissaient alors sur « les complotistes », et de multiples dossiers concernant des essais sur des cibles non-consensuelles, avaient parfois fuité, en dépit de la lourde omerta qui les entourait.

Ces phénomènes furent, peu à peu connus, suite à l'amoncellement de rapports alarmants qui atterrirent sur les bureaux de l’ONU, sous le terme générique de cybertorture. Le terme Cyber faisant référence non au numérique de l'époque, mais à l’ensemble des technologies convergentes, comme les biotechnologies, les neurosciences, les l’interface cerveau-machine en informatique, les sciences cognitives, qui annonçaient l’avènement de l’intelligence artificielle, mis au service de la torture.

Skye et moi avions souvent soupçonné nos parents d’avoir fait partie du lot des victimes tant leur répulsion à l’égard de cette technologie, l’Implanto, était épidermique.

Nous avions essayé de les faire parler de cette période, en vain.

Maman, tu sais comment c’était avant l’implanto? Est-ce qu'il y'a vraiment un rapport entre cette technologie et les gens qui disaient être victimes de torture cérébrale, à l'époque ?

C’était des cobayes, ma chérie. Ils étaient victimes pour la majeure partie d’entre eux, d’expériences médicales non-consensuelles comme celles dont votre professeur vous a parlé, sous l’Allemagne nazi.

Mais je ne comprends pas, c’était pas une période de guerre, en tout cas pas à Pax, pas Odysséa et certainement pas en France...

– Ce n’était pas une guerre formelle, mais une période de grande corruption, qui a entrainé une guerre larvée, souterraine. Des armes confidentielles et dangereuses circulaient dans les réseaux criminels. Ça allait du petit gang local au cartel organisé en empire, couverts par des politiciens véreux, policiers corrompus, médecins criminels, institutions dévoyées…Ces armes et ce système ont fait beaucoup de mal, détruit de nombreuses vies, parfois des familles entières.

Et toi maman, tu as été victime de ces criminels? toi ou papa…?

Oh tu sais, à un moment, le niveau de corruption était tel ici que nous avons tous été plus ou moins victimes de ce système. Victimes ou collaborateurs, pour certains. Les gens l’utilisaient pour se débarrasser de rivaux économiques. Des maris jaloux et trompés punissaient ainsi leurs femmes. On écartait n’importe quel libre-penseur de cette manière. Il n'y avait aucun contrôle. C’était une époque fasciste aux allures démocratiques…

Ca devait être difficile. J’arrive même pas à imaginer comment on a pu autoriser des gens à entrer dans l’esprit de quelqu’un sans son autorisation, alors qu’entrer dans une maison ou dans un corps sans y avoir été invité est condamné…c’est bizarre, je sais pas!

Ouais, c’est fou de se dire ça aujourd’hui où la moindre intrusion cérébrale nécessite des protocoles bien définies et un encadrement juridique, mais ça a été le cas à une époque. C’était un double instrument de torture : A la fois physique et mental, mais aussi institutionnel car les cibles qui s’en plaignaient étaient injustement enfermées. C’est pourquoi votre père et moi sommes très suspicieux quant à l’implanto. C'est pas si anodin que ça. Nous préférons préserver votre intégrité physique le plus longtemps possible.

Les informations que nous obtenions d’eux étaient parcellaires et lacunaires. Nous les complétions par ce qu’on nous enseignait à l’école, ou en marge. Nous apprîmes ainsi que de nombreux groupes d’activistes s’étaient organisés et avaient exigé des gouvernements mondiaux, une législation encadrant l’utilisation de ces neuro-armes, qu’elles soient acoustiques, électromagnétiques ou à énergie dirigée, afin de protéger la société civile de cette dangereuse criminalité souterraine.

Ce fut un immense scandale mêlant politiques, magistrats, institutions policière et militaires, qui poussa enfin les dirigeants mondiaux, sous la pression de citoyens sortis de leur léthargie, dans un inattendu etsalutaire sursaut démocratique, à enfin légiférer sur cette question et protéger, a minima, leurs populations.

Peu à peu les troubles « de santé mentale» des « cobayes humains » cessèrent. Cet arrêt coïncida, comme par le plus grand des hasards avec l’apparition "officielle" des premières technologies de neuro-communications, dont l’implanto était la dernière génération.

L’implanto, optimisé par la réalité augmentée et ses hologrammes, permettait la lecture de pensée de son interlocuteur. La communication était d’autant plus fluide, rapide et précise, que le message était pris à la source. Il est difficile de dire si cette percée technologique avait accompagné la transformation sociétale, ou crée les conditions de son émergence, mais le rapport à la communication en avaient été complétement bouleversé. Les gens n’avaient plus besoin d’ouvrir la bouche pour se parler, et pourtant les silences n’avaient jamais été aussi bruyants, voire cacophoniques.

Des ThinkShare, des réunions en distanciel ne reposant que sur des échanges cérébraux étaient organisés, en entreprise. Les professeurs, surtout dans le supérieur, privilégiaient de plus en plus ce mode d’interactions avec leurs élèves, sur le principe du savoir augmentée et téléchargeables des benesciencias.

Des conférences, appelés Forums de pensées, s’organisaient via plateforme holographique, comme jadis se tenaient des réunions tupperware de vente pyramidale dans les salons.

On pouvait désactiver la fonction Implanto, mais la plupart des gens, comme pour l’Iphone jadis et sa tyrannie de l’image, ne le faisaient jamais.

Qui eut cru que le son serait aussi addictif que l’image ? Les gens prirent l’habitude d’être très vite, toujours en lien. Certains oubliaient même d’éteindre leur implanto avant d’aller dormir. Ce qui favorisa l’apparition de certains troubles du sommeil, et du langage.

Il est vrai que l’implanto avait été un progrès technologique sans précèdent, et dont la portée équivalait au moins à celle de l’invention de l’écriture à une époque, puis de l’imprimerie, à une autre.

Au-delà du langage, et du lien que celui-ci entretenait avec la cognition et la communication, la société s’était elle aussi repensée, et réinventée au prisme de cette innovation. Il n’existait quasiment plus, grâce à la fulgurance des calculs de conversion, de barrière de la langue. Y compris pour les sourds-muets, le langage des signes étant tombé en désuétude.

Et bien que ce soit une technologie très encadrée, avec une haute sécurité cryptoquantique contre toute forme de biohacking, et que les intrusions non autorisées de la pensée étaient aussi lourdement sanctionnées que des viols, nos parents auraient préféré mourir immédiatement foudroyés plutôt que de céder à la pression sociétale autour de l’Implanto.

Les bureaux de Trend’Art n’échappait pas à la règle, et la plupart des réunions, par souci d’économie et de temps, se tenait sur les habituelles plateformes holographiques, compatibles avec l’ implanto. Aussi, en tant que non-implantée, j’avais parfois l’impression d’être dans une situation de handicap encore plus grande que ne l’aurait été un sourd-muet au siècle dernier.

Je n’étais informée qu’en dernier, lorsque l’information apparaissait sur les autres supports de communication interne, du rendu des réunions dont mon étage était malheureusement féru : la réunionite diarrhéique. Le mal contagieux du siècle!

Je m’agrippais parfois, avec un désespoir non feint à la manche de Michal, qui détachait un à un, mes doigts de leur étreinte crispé afin de regagner la vaporeuse nébuleuse mentale de leurs échanges cérébraux. Je ne détestais jamais autant mes parents que dans ces moments-là!

Un jour, je décidai de mettre à profit mon éviction sociale afin de prendre des nouvelles de Roquette, supposément exilée à l’aile ouest du bâtiment voisin : -« Au 5éme, dernière porte en partant de la droite » me précisa-t-on enfin, au 3é bureau que je venais d’inspecter.

Dans le sombre bureau des affaires générales que je pénétrai précautionneusement, je ne vis qu’une montagne de fournitures de bureaux, ne cadrant pas avec l’idée que je me faisais de ce titre pompeux. « Affaires générales », à défaut de l’agent 007 version fashion week, un ersatz même lointain de Carrie Wells de FBI-portés-disparus, était au moins attendue.

Au lieu de ça, une dame sans âge, grise comme les murs dont son profil se détachait à peine, m’indiqua sans prendre la peine de me regarder que Roquette n’était pas là, et qu’elle était détachée auprès d’une entreprise partenaire, DOLEO.

Vous n’avez qu’à la contacter via implanto, c’est bien votre truc à vous les jeunes, non….Ah suis-je bête, la pauvre enfant a une malformation qui empêche l’implantation. Ben faudra utiliser le bon vieux téléphone, ma petite. Ahaha, vous devez pas savoir de quoi je parle!

De toute façon, je ne comptais pas faire autrement, je suis pas implantée non plus.

Cette-fois, la dame leva la tête, pantoise et admirative :

Par choix?

Plutôt celui de mes parents.

Je vais vous dire : ils vous ont fait le plus beaux des cadeaux. Ils ont bien raison, vos parents.

Tout à coup, elle avait cessé d’être suroccupée par sa méticuleuse gestion comptable et semblait toute disposée à converser au milieu de son capharnaüm d’objets hétéroclites.

Ok, désolée de vous avoir dérangé, madame, je vais l’appeler, me hâtai-je de dire, en reculant vers la sortie à grande enjambée.

Je gagnai l’ascenseur au plus vite, en composant le numéro de Roquette que j’avais obtenu au bureau précédent. Elle ne répondit pas, mais m’envoya aussitôt un message.

"Hello biquette, j’ai reconnu ton profil. Je suis pas sur le site de Trend’Art. Je suis chez DOLEO, mais chut, c’est top-secret. N’en parle à personne. Je serai demain au bureau. On dejeune ensemble si tu veux, mais sans personne, juste toi et moi. J’ai quelques conseils d’ordre privé à te demander. Bises."

Je lui répondis à l’affirmative, soulagée. Elle respirait. Nous avions beau ne pas avoir spécialement d’atomes crochus, j’avais besoin de savoir que la vie pulsait encore sous ses veines, et qu’elle était là, quelque part sur terre, à débiter ses habituelles conneries. Je me tenais d’ailleurs prête à les entendre stoïquement demain, puisque j’avais cherché moi-même, sans que quiconque ne me commissionne, à avoir de ses nouvelles. Je me gardai bien d’en parler à Michal qui m’aurait tué pour nous avoir rappelé à son bon souvenir.

Une large vitre donnait sur le côté droit de la porte métallique de l'ascenceur. Au delà de la vitre, l'aile opposé du batiment circulaire offrait une vue à la symétrie parfaite. Mon oeil, alors que je tournai la tête, fût attiré par le mouvement ondoyant de ce qui semblait être une large banderolle. Je déchiffrai à la volée les mots en immenses lettres capitales rouges sur fond blanc, "NOUS T'AIMONS". Lorsque je ramenais mon visage vers la vitre, la fenêtre que j'avais cru voir grande ouverte, était close. La banderolle qui n'aurait pu être repliée en un si court laps de temps même à toute vitesse, avait complétement disparu. Aucune trace de vie en face. Pas le moindre mouvement. J'eus longtemps le sentiment étrange d'avoir assisté à quelque chose de bizarrre, mais sans preuve tangible comme un enregistrement visuel permettant un retour en arrière, il m'était impossible d'affirmer ou non, avoir halluciné.

Le lendemain, je rejoins Roquette sur le parvis de la place, et nous choisîmes par précaution de déjeuner dans un bistrot situé dans un arrondissement mitoyen afin de réduire les risques de croiser un membre du bureau. Nous fumes à peine installées qu' elle me saisit les mains, et me remercia avec une emphase qui me mit un peu mal à l’aise.

Tu ne sais pas à quel point ça m’a touché que tu prennes de mes nouvelles. Surtout que nous n’avions pas accroché tant que ça. Je te remercie, ça me fait un bien fou de sortir un peu de tout ça…de voir des amies…je peux bien dire qu’on est amies, non ? J’oserai pas avec Michal, mais avec toi, c’est différent. Y’a qu’une amie qui se soucierai d’une autre comme tu l’as fait pour moi, pas vrai?

C’est rien ! Je m’inquiétais de pas te voir parmi nous, c’est normal. Je pense que tu en aurais fait autant…Dis moi, je vais te poser une question un peu curieuse mais est-ce que des gens ont l'habitude de déployer des banderoles depuis les fenêtres du dernier étage de l'aile droite du batiment en U, des gens comme des activistes ou manifestants par exemple?

- Ca m'étonnerait! Cette aile est condamnée depuis plusieurs mois et les fenêtres sont definitivement scellées, dans l'attente de travaux de démolition. Pourquoi?

Je n'insistai pas, bien que trés intriguée: Roquette ne pouvait m'apporter aucune réponse. Je recentrai donc notre échange sur elle.

- C' est sans importance, oublie! Mais alors ,du coup, pourquoi t’es pas restée avec nous , au sein de la rédaction? Ca t’intéressait plus ?

Loin de là. J’aurai adoré, mais on m’a jugé plus utile ailleurs, sur une autre mission…

Aux affaires générales ????? Tu ne t’es quand même pas tapé toute cette sélection drastique, et une formation pour aller classer des fournitures dans un bureau à la limité de la vétusté, exilé au fin fond du monde…J’ai traversé tellement de couloirs que j’étais même plus certaine d’être à Odysséa, en y arrivant. Ca te plait, vraiment ? Tu ne dois pas te laisser discriminer, tu le sais...je t'aiderai si c'est le cas! il existe des outils pour comb....

Ce n'est pas de la discrimination, mais une couverture…pour un programme expérimental et inclusif, au contraire!

Roquette avait baissé la voix, et la tête dans la foulée. Elle parlait à quelques centimètres de la table, à immédiate proximité de son plat de pâtes au saumon. Puis me faisant signe de me rapprocher, elle ajouta :

Ca doit rester entre toi et moi, mais on m’a confié une mission de la plus grande importance. C’est la raison pour laquelle je fais de fréquents allers-retours entre Trend’Art et Maison Doleo. Techniquement, je n’ai pas le droit d’en parler, mais si tu me poses des questions et que j’y réponde à l’affirmative ou la négative, ce n’est pas comme si j’avais trahis mon informelle fiche de poste. Si tu vois ce que je veux dire!

Ok, répondis-je, tout à coup mobilisée vers ce nouveau challenge qui piquait ma curiosité, allons-y…alors, est ce que tu dois rapprocher Trend’Art et Maison Doleo qui sont deux entités rivales ?

Roquette hocha la tête entre deux bouchées pleines. Je poursuivais :

Maison Doleo couvre les défilés, les fashions week, l’actu des stylistes, photographes et mannequins, bref le monde de la mode….alors que Trend’Art est un magazine plus généraliste. Est-ce qu’il ne s’agirait pas d’une collaboration pour avoir ces deux aspects du métier, en un seul ?

Roquette hocha la tête, manquant de s’étouffer. Je lui servis un verre d’eau, qu’elle but aussitôt. Je continuai sur ma lancée :

Cette collaboration doit etre secrète ? Mais pourquoi ? Ca en revanche, je ne comprends pas trop pourquoi…

Roquette m’interrompis impatiemment :

Elle doit rester secrète pace qu’elle est encore expérimentale. Ma mission, superviser l’entrée d’un investisseur, est un prétexte en quelque sorte. L’avancée est ailleurs et elle concerne les personnes comme moi, et comme toi aussi d’ailleurs, les non-implantées…Tu sais qu’on nous voit, comme des handicapées. C’est un peu « touchy », tu vois….Mais en revanche si ça fonctionne, à terme, y’a pas meilleure…

Elle suspendit sa phrase pour ne pas complétement trahir la probable clause de confidentialité de son contrat.

…Y’a pas meilleure PUBLICITE !!!, complétai-je triomphalement.

Chut, pas si fort, me réprimanda-t-elle avec désapprobation, tu veux pas un haut-parleur non plus ?

Oups, désolée. Je comprends mieux à présent pourquoi tu ne voulais pas que ça se sache pour l’instant, mais du coup, pourquoi t’ont-ils choisi, spécifiquement « toi » ?

Roquette fronça les sourcils, mi suspicieuse, mi vexée…

Comment ça, moi ?! Et pourquoi pas moi? Hum…je ne comprends pas bien le sens de ta question!

Non, je voulais juste mieux comprendre le contenu de tes missions. Désolée.

Ma réponse la rassura :

Ah ok, ben en fait, je suis détachée auprès de Fabrizzio Di Mattei….

Carrément ? L’héritier de Maison Doleo ?

Oui, ils ont préféré me confier cette mission pour des raisons qui leur sont propres. Moi, je fais juste ce que j’ai à faire, sans me poser de questions. Je vais aux réunions, je fais des comptes-rendus que je transmets à Mr Di Mattei.

Et tu l’as déjà rencontré ?

Oui, une fois. Mais il n’est jamais là, tu sais. C’est pourquoi je le remplace aux réunions. Je suis un peu ses yeux et ses oreilles…Ce qui est assez cocasse quand on sait que je n’ai pas implanto.

Oui, bon, moi non plus. On en meurt pas….hein! La preuve!

Roquette me regarda avec la plus grande commisération et prit mes mains dans les siennes.

Je sais. C’est pourquoi nous sommes si proches. Notre handicap nous rapproche.

Je ne relevai même pas la remarque, sur l' instant. Mais plus tard, dans la journée, je la retournai dans tous les sens, sentant qu’un requin était planqué quelque part sous un gravier. Quelque chose ne collait pas.

Pourquoi Roquette, une jeune femme très sympathique, mais dont l’absence de vivacité d’esprit était connue de tous, se tenait-elle à la table de si importantes négociations, en représentant le numéro 1 de Maison Doleo, qui plus est ?

Ils ne pouvaient ignorer le fait qu’elle ne soit pas implantée, et donc dans l’incapacité de participer complétement aux réunions…ce qui était aussi mon cas, du reste ! Se pourrait-il qu’elle ait été choisie spécifiquement pour ces traits distinctifs, dans un but autre que la démarche inclusive annoncée ?

Je rentrai directement à la maison, en déclinant la proposition de Michal et Alice, de passer un moment en terrasse. Roch s’était littéralement collé à eux, et il m’avait semblé avoir perçu un bref éclair rageur dans le regard de la douce Alice.

Une fois rentrée, je ne pris même pas la peine de passer par le salon, toujours occupé par les équipes survoltées de Skye, et me dirigeai tout droit dans ma chambre.

Mais comment s’organisaient Baissé, Doris et Oksana, les employées de Mama-Zen pour circuler dans tout ce foutoir. Je réalisai d’ailleurs que cela faisait un moment que je n’en avais croisé aucune, et que le bac à linge sale ne se désemplissait plus dans la salle de bain.

Je regardai mon téléphone : aucun message. Personne ne pensait à moi. Par un automatisme relevant quasiment du fétichisme régressif, j’écoutai un ancien message laissé par nos parents, il y’a quelques jours, quelques semaines ou quelques mois….qu’importe, au final ils n’étaient pas là.

« Coucou ma chérie, c’est maman. Comment allez-vous, toi et Skye ? J’espère que vous ne faites pas trop tourner vos nounous en bourriques, en particulier Baissé ! Rangez au moins vos chambres, ce ne sont pas des bonnes. Vous nous manquez énormément. Nous finissons encore cette tournée dans quelques villages, et nous rentrerons bientôt. Vous nous manquez tellement…Je vous embrasse fort, toi et ta sœur Skye. Veille sur elle, ou elle sur toi (rires)

Reste en ligne, papa veut te dire un mot… ». Hello, hello, mes deux petits gribouilles, je vous aime. Soyez aussi sages que vous le pouvez. On vous aime fort. A très vite ! » Bisous, bisous, à 3 on raccroche, 1, 2, … mouak, mouak »

Ma mère avait l’irrépressible besoin d’embrasser le combiné en mimant le bruitage exagéré d’une bise, en fin d’appel, tout comme elle avait instauré un ridicule décompte avant ce baiser lointain. C’était plus fort qu’elle. Le grotesque ne tuait pas, sinon nos parents auraient été décimé avec toute leur espèce, avant ma naissance. Même les nouveau-nés n’avaient plus de « nounous », mais des puéricultrices responsables. Et Gribouille était un dessin animé des années 70, peut-être en noir et blanc…voire même muet , qu'on ne passait plus que dans les irréductibles ciné Art et Essais, à la limite de l'activisme culturel.

Ils me manquaient néanmoins cruellement et j’aurais tout donné pour les serrer, là tout de suite, dans mes bras. Je m’endormis en pensant à eux, à leur amour chaud, tendre et enveloppant.

Je me réveillais le lendemain, en sursaut, avec l’impression de ne m’être assoupie que quelques minutes. Mon réveil n’avait, une fois encore, pas sonné.

Je cherchais un vêtement propre sans souci d’harmonie des couleurs ou de recherche stylistique. Les seuls que je trouvais étaient lamentablement froissés : un chemisier mauve fleuri, plus chiffonné que Doris dans ses mauvais jours. Impossible de trouver un jean ou un pantalon propre dans le linge jonchant, en vrac, le sol de la salle de bain. Idem dans les armoires, commodes et bac à linge.

Passant furtivement la tête par l’entrebâillement de la porte de la chambre de Skye, alors absente, je m’apprêtais à passer en revue sa garde-robe car si huit années nous séparaient, Skye était déjà plus grande que moi d’une bonne tête au moins, en plus d’être plus charpentée. Une main passa la porte avant moi, me présentant un pantalon noir en flanelle, assez chic, que je ne me souvenais pas avoir jamais vu. C’était aussi vrai pour cette main, jeune, ferme et manucurée. Je me jetai sur le vêtement que j’enfilais à toute vitesse avant de me tourner vers ma bienfaitrice, que je remerciai également.

-C’est vraiment sympa, merci ! Mais…vous êtes qui ? Demandai-je, Mama-Zen ne nous a pas prévenu de l'arrivée d'une nouvelle nou...gouvernante!

-Bérénice !

Je marquai une pause :

-Sans blague ! Quelle curieuse coïncidence, dis-je en souriant, comme c’est étrange !

-C’est l’adjectif qu’on emploie le plus souvent pour me décrire.

Je la regardai avec défiance. Mama-Zen devait être vraiment débordée pour nous l’avoir envoyé. Nos parents ne l’auraient jamais choisi. Je n’eus cependant pas le temps de m’interroger davantage sur l’étrangeté de la situation, ni du drôle de choix de carrière de ce top-modèle slave en minijupe et hauts talons. Mes retards étaient devenus une règle et non plus une exception. Je risquais le renouvellement de ma place dans le programme.

Après avoir avalé à la hâte un jus de fruit, je quittais précipitamment les lieux pour finalement arriver au boulot en retard, malgré les dix minutes précédentes de sprint.

Rock hurla depuis son poste de travail :

-Trente minutes de retard aujourd’hui. C’est Quinze de moins qu’hier. C’est bien, y’a du progrès. Tu seras peut-être à l’heure le jour de ton renvoi !

J’enlevai mon faux vison à motif léopard, et courus servilement récupérer sa tasse afin de la remplir.

-Laisse tomber le café, j’en suis à mon 3é ! S’il fallait que je compte sur toi pour une tasse matinale, je pourrai aussi bien le cultiver et le moudre moi-même, ca irait plus vite ! Sinon, j’adore ton manteau, c’est une pure tuerie. Je le préfère au café, si tu vois ce que je veux dire…

-Ouais, ben je vais quand même te faire une petite tassounette de plus, je sens que t’es pas bien réveillée, t' es en train de rêver!

Rock avait beau râler, il ne commencerait pas à travailler avant une heure, comme la moitié du bureau du reste. C’était le moment de sa revue de presse, autrement dit le visionnage de plusieurs vidéos sans réel interet pour la ligne éditoriale du magazine, ni de lien direct avec ses articles en cours. Je lui tendis son café en contournant l’écran holographique en suspension.

-Tu sais, tu peux le traverser. Ça ne risque strictement rien, dit-il en guise de remerciement.

Mais je faillis finalement laisser tomber la tasse sur ses cuisses, saisie par la surprise, peut-être même par un léger effroi. Là, à l’écran et depuis notre salon, Skye donnait une conférence TedEx interactive.

-As-tu entendu parler de cette petite nana, mi-prophétesse, mi-neird ? Elle fait des prophéties qu’elle prétend tirer à la fois de fugaces intuitions, des prémonitions en quelque sorte et l’analyse cérébro-quantique que ses équipes font des données des usagers, issues de leur Implanto. Le croisement des deux permet d’avoir des prédictions dont l’exactitude avoisinent les 90% ! du jamais vu ! Le pire est qu’elle n’est même pas implantée la gamine, tu peux y croire…?! Ben oui, suis-je bête, toi non plus tu ne l’es pas !

Il éclata de rire en faisant tournoyer son siège. Me sentant défaillir, et ayant un besoin soudain et irrépressible de m’assoir, je me posai sur son accoudoir.

-Ben faut pas te gêner…Là où il y'a de la gêne, y'a pas de plaisir!

Je l’écoutais à peine. Une voix féminine, familière sans être intime, rauque et suave à la fois, me tira de ma léthargie :

-Je ne la trouve pas si télégénique que ça, ta sœur, dit-elle.

-Bérénice !!!!! m’écriai-je, vraiment catastrophée cette fois, mais que faites-vous ici ?!

-Attends…ta sœur ? coupa Rock en me dévisageant d’un œil neuf. Peut-être me regardai-t-il vraiment pour la première fois. Il faut absolument qu’on en reparle toi et moi, mais quand t’auras remis ton cerveau en mode ON. Béré est avec nous depuis trois semaines déjà. En stage d’obs, c’est bien ça, Béré ?

-C’est bien ça, dit-elle en reposant sur le bureau de Rock la tasse qui avait failli tomber et qu’elle avait saisi au vol.

Elle précisa : – « Ce qui signifie que mes deux yeux sont les seuls organes que je suis supposée utiliser ici : pas de pieds pour d’incessants allers-retours entre deux étages, et pas de mains pour le café. Juste une jolie paire de yeux verts pour observer. »

-Elle est drôle, tu trouves pas ?, ponctua Rock

-Moyen, tempérai-je de mauvaise grâce.

Bérénice semblait connaitre tout le monde, ou plutôt nul ne semblait ignorer qui elle était. Elle saluait un tel d’un absurde sobriquet sans qu’il ne s’en offusque et claquait trois bises sonores à telle autre, réputée pour ne supporter personne à plus de quinze centimètres d’elle. J’assistai à des scènes surréalistes d'aisance et de familiarité :

Elle faisait des courses de chaises de bureau roulantes avec les autres membres du bureau, de la machine à café jusqu’au double ascenseur, depuis lesquels elle et ses concurrents accédaient au rez-de-chaussée. Il fallait ensuite faire le chemin inverse, en ayant fait tamponner sa main par l’hôtesse du hall d’accueil. Bérénice était imbattable, et tous y compris la Domi-la-diva et Sofia Kolza. Rock avait manqué par deux fois de gagner ! Domi-la-Diva, mauvaise perdante avait surchargé la pauvre Maguy de tâches ingrates, et pris le reste de son après-midi.

Je surpris, plus tard, Maguy avec Bérénice dans la salle des archives où cette dernière l’avait rejoint afin d’alléger sa charge monumentale de travail.

-Tu devrais rire plus souvent Maguy, la vie n’est pas toujours facile, ni drôle. S’il faut attendre une occasion pour s’amuser, elle ne nous y invite jamais. C’est à nous de faire le premier pas vers la joie…

Maguy se cacha derrière son opulente frange. Je sursautai presque en voyant Bérénice les lui relever en chignon. Elle lui tendit ensuite une paire de créole et un gloss. Maguy hésita avant de les saisir, et enfiler gauchement les boucles d’oreilles, puis appliquer le gloss avec encore moins d’assurance.

-Voilà ! Tu sais ce que disait Coco Chanel, ou Marylin Monroe, ou peu importe, n’importe qui de mort, ne pouvant contester ce que je dis, fera l’affaire…hum… ?

-Non, répondit Maguy en gloussant…

-Tout va tout de suite mieux avec le bon rouge à lèvres, et la bonne paire de boucles !

-Ok, je veux bien te croire , mais ça n’enlève rien à mon actuel fardeau !

Bérénice balança la moitié des dossiers par-dessus la corbeille.

-Et voilà ça de fait ! Le reste, on le partage à deux !

-Mais…Mais…Tu connais pas Domi, toi ! Elle va…

-Elle va quoi, râler un bon coup ! Ce qu’elle fait déjà que le travail soit fait ou non, qu’il soit bien exécuté ou balancé par-dessus une corbeille à papier…Ménage-toi autant que Domi se ménage. Tu pourras toujours avancer avec une graine de riz, et c’est à peu près le niveau de reconnaissance qu’elle te donne…une graine de riz, juste histoire de pas crever de faim et d’ingratitude.

-Mais de quoi tu parles ?

-C’est un conte populaire ancien, qui relate l’histoire d’un âne à qui son propriétaire ne donne qu’une graine de riz par jour à manger. Ça le tient suffisamment en vie pour qu’il accomplisse sa tâche…mais pas assez pour qu’il soit en bonne santé, et s’émancipe. Ne sois pas cet âne, Maguy-San !

Puis, en prenant l’accent japonais le plus médiocrement imité de tous les temps, Bérénice mima une posture bouddhiste et rajouta :

-Le grand maitre Zheng a dit : « Si tu as faim…mange une pomme ! »

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire depuis le secret de mon mirador.

-Ah ben voilà, je me disais bien qu’on n’était pas seules Maguy…heureusement qu’il ne m’est pas venu à l’esprit de te rouler une galoche ! ESPIONNE !

-J’étais juste venue te dire que j’allais rejoindre Roq…euh Diane à l’entrée du bâtiment voisin.

-Je viens avec toi, répondit prestement Bérénice en sautant sur ses longues gambettes.

Elle se tourna rapidement vers Maguy, en lui rappelant de renvoyer Domi-la-Diva vers elle en cas de réclamation:

-Je vais te la canaliser, moi, tu vas voir….elle va arrêter de diva-guer !

J’essayai tout le long du chemin de me débarrasser de Bérénice, mais elle semblait impossible à semer. Elle trouvait une parade à la moindre excuse, et lorsque je parvins après un bref sprint à refermer les portes de l’ascenseur sur elle….je la trouvais en bas, assise, ses longues jambes croisées, à m’attendre.

-Mais comment t’as fait ?!!!

-On y va? , dit-elle en déroulant avec la grâce d’un lierre grimpant sa silhouette élancée, et elle ceintura son bras autour du mien, décidée à m’accompagner à ce rendez-vous.

Nous rejoignîmes Roquette, qui commençait à s’impatienter. Sa colère redoubla lorsqu’elle nous vit, et je la soupçonnais d’utiliser notre retard mineur comme exutoire à la jalousie naturelle que provoquait généralement Bérénice, parmi la gente féminine. Cette magnifique blonde d’1m80, moulée dans un perfecto à col mao et une mini-jupe japonisante noire et juchée sur de hauts talons de créateur, ne passait pas inaperçue.

Mais c’était sans compter sur l’art consumée avec lequel Bérénice savait attirer la sympathie des gens.

-Hello, tu dois être Diane…Je suis super contente de faire enfin ta connaissance.

-Oui, répondis Roquette, gênée. Euh, moi aussi. Tu es ?

-Bérénice ! J’ai manqué votre promotion JCD (Jeunes Créatifs de demain). Du coup, je suis un peu la stagiaire volante….Je vais là où il y’a besoin, et aujourd’hui, je suis Kora comme son ombre. Ca te dérange pas ?

-Non, pas du tout, se radoucit-elle, toujours méfiante. Je propose qu’on se pose dix minutes dans le troquet d’à côté. L’heure de déjeuner étant passée, a priori, on n’y croisera personne.

Nous allâmes donc nous attabler autour de trois cafés et cinq cupcakes, exclusivement réservés à Bérénice qui les engloutissaient les uns derrière les autres. Roquette et moi, la regardions fascinées.

-Mais comment tu fais, demanda Roquette en riant, où vont donc tes kilos ?

- Ils sont flechés exclusivement en direction des seins et des fesses! C’est injuste :moi, j’en prends dix anarchiquement, rien qu’en posant les yeux sur une pâtisserie.

-Si vous saviez depuis combien de temps je rêve de gouter à ces petits amas de sucres et de graisses saturés, surenchérit Bérénice, entre deux bouchées.

Je redirigeais notre entrevue vers son objet initial :

-Alors , comment se passent tes réunions en ce moment, chez DOLEO ?

-Comment ça? Demanda Roquette en désignant silencieusement de la tête Bérénice

- Ca va, la rassurai-je. Elle est cool, elle dira rien.

- Ecoute, ça va super bien ! J’ai même pu échanger un peu avec Fabrizzio Di Mattei, le directeur de DOLEO. Il est très content de notre collab' car il a toujours voulu donner à son entreprise une dimension RSE assez prégnante. Les non-implantés à l’heure du transhumanisme étant considérés comme des « handicapés », à tort selon lui, il a vraiment voulu me mettre en avant dès qu’il a appris ma « singularité ». Et ce nouvel investissement en est l’occasion parfaite. Ca me fait du bien, surtout que j'ai toujours manqué de confiance en moi...Pour une fois, je me sens valorisée.

- Désolée de m'immiscer dans la discussion, mais Kora aussi n’est pas implantée, pourquoi pas elle ? demanda Bérénice la bouche pleine, et les pieds dans le plat.

-J’en sais rien…Peut-être qu’ils ont vu, avec mon profil que je serai mieux à l’administratif qu’à la créa comme Kora. T’en penses quoi, Kora ?

La question aurait agacé Roquette en d'autres circonstances que celles-ci, qui n'aurait pas manqué d'exterioriser en des termes fleuris son mécontentement, mais attablée entre deux femmes qu'elles admiraient et considéraient comme des amies, elle en fût bouleversée.

Je restai silencieuse. Quelque chose me chiffonnait aussi dans toute cette affaire, sans que je ne parvienne à mettre vraiment le doigts dessus.

-Tu m’as parlé d’un certain Mr Sagato, qui n’était ni de Trend’Art, ni de maison DOLEO. Tu peux m’en dire plus sur lui ? Il assiste à toutes les réunions, c’est bien ça ?

-Oui, tout à fait. Mr Sagato est un investisseur d’Asie du Sud-Est, qui participe à l’ensemble des réunions, bien qu’il ne soit pas très loquace….

-C’est bien ça le problème, nota Bérénice, il n’a pas besoin de parler, comme tous les autres du reste. Tu es la seule Diane, à avoir cette nécessité et obligation d’échanges par la parole. Les autres communiquent non-stop par Implanto, c’est une dimension de la réunion à laquelle tu n’as pas accès. Tu ne rends donc compte que d’une partie de la réunion, pas toute la réunion…au directeur de Doléo, Mr Di Mattei.

Roquette jetait vers moi des regards affolés, et agitant les mains, catastrophée.

-Que veux-tu dire ? Je ne comprends pas vraiment…

-Tu es instrumentalisée!, ajoutai-je, soulagée de voir, enfin, le nuage d’incertitude se dissiper. Ils ont vendu ça en communication interne et externe, comme une opération de Responsabilité Societale des Entreprises envers des publics en difficulté, empêchés ou pseudo-handicapés, tout ce que tu veux... mais au fond, il s’agit juste de tractations officieuses, allant bien au-delà d’un simple investissement.

-Tu penses à de l’actionnariat?, demanda Bérénice ?

-Ca pourrait être le cas, en effet. La prochaine réunion a lieu quand ? m’enquis-je auprès de Roquette.

-Je n’ai pas mon agenda sur moi, mais je t’envoie ça dès que je suis à mon poste de travail.

-Il faudrait qu’une personne de confiance, une personne implantée t’y accompagne sans attirer leur méfiance, Ajouta Bérénice…Et je propose que ça soit moi !

-Certainement pas ! m'exclamai-je, avec le soutien de Roquette qui secouant négativement la tête, avait perdu la langue, mais pas la raison.

-Ah bon, et pourquoi ?

-Parce que tu attirerais même l’attention d’un aveugle, mort et enterré. Ouais, tu pourrais bien le ramener à la vie, alors l’équipe de dirigeants composée à 70% de mâles tout à fait fonctionnels, euh…non, merci, ça va aller !

-Est-ce que je t’ai pas prouvé mes grandes capacités d’adaptation aujourd’hui, Kora ? Tu l'as vu la Domi chevaucher sa chaise comme un pur-sang? Bon alors, laissez-moi vous aider sur ce coup. Croyez-moi, je serai indétectable. Donnez-moi au moins une chance d’essayer ? S'il vous plait, s'il vous plait, s'il vous plait.....

Il fut finalement conclu que Bérénice accompagnerait Roquette à la prochaine réunion. Et bien que Diane, la Roquette et moi, étions absolument convaincues de courir à la catastrophe, nous n’avions aucune autre option, et nous fîmes donc, contre mauvaise fortune, bon cœur.

Le soir, Bérénice s’invita assez cavalièrement chez moi, et en dépit du fait que nous ayons déjà passé toute la journée ensemble, j’acceptai de la recevoir pour le dîner. Bérénice était marrante, et j’avais précisément besoin d’énergies positives, en ce moment. L’ambiance, sans que je ne sache dire pourquoi, était devenue pesante à la maison. Même les intervenantes de Mama-Zen semblaient fuir notre univers domestique, autrefois si cosy et accueillant. Je n'en croisais plus aucune. Si Skye, avec sa nouvelle lubie de papesse de la métasphère, ainsi que sa fâcheuse tendance à rendre poreuse la frontière entre vie-privée et vie-publique , était le bouc-émissaire idéal, je savais au fond de moi, que le problème était ailleurs.

Nous restâmes à l’étage, le temps que Skye termine son habituel petit manège avec son équipe de professionnels, et de bénévoles.

Quand elle eut fini, elle nous alpagua du bas de l’escalier d’un tonitruant :

-J’ai faim !!!!la place est libre !!!!

Je m’apprêtais à descendre et faire à manger puisque Doris, Oksanna et Baissé ne s’en chargeaient plus depuis quelques semaines, mais Bérénice m’arrêta net :

-Et tu crois que ta petite sœur va grandir comment, si tu ne le lui en laisses pas l’occasion ?

Je la regardai, interrogative. Elle n’avait pas tort, et puis j’étais crevée.

-C’est ton tour cette fois-ci, Skye!

-Comment ça, mon tour ? T'es sérieuse ? Tu veux manger ou tu veux tester ma capacité à transformer tout ce que je touche en charbon ?

Je capitulai : elle avait raison, j’avais faim ! Mais Bérénice me bloqua le passage, puis élevant le ton, elle hurla à son tour :

-Dans ce cas-là, on mangera du charbon, et toi, la première. J’espère que t’as aucun problème de transit, parce que faire un direct sur la métasphère en ayant la chiasse, ce n’est pas super commode !

-T’es qui toi ? De quoi je me mêle ?!!!

-Je suis votre invitée ce soir. L’art de la Teranga, si cher à vos parents, ça te parle ? Alors, plus tôt tu t’y mettras, et plus tôt on mangera…et plus tôt, je m’en irai. Ça te va ?

Skye ne répondit pas, mais nous entendîmes au bout d’un moment le bruit des casseroles, et je m’installai enfin sur mon lit, soulagée. C’était vraiment une super idée de l’inviter, finalement.

Bérénice était restée debout, et inspectait les différents posters et babioles disposés sur les murs, et étagères de ma spacieuse chambre, dont j’étais plutôt fière. Elle reflétait bien avec ses tentures perses, son paravent asiatique, ses bibelots africains, ma personnalité avec tous ces objets que mes parents rapportaient de leurs voyages en des contrées reculées.

Mes parents….

Bérénice venait de parler d’Art de la Teranga, et de mes parents. Comment savaient-elles que c'était un de leurs principes éducatifs. Elle ne les avait jamais croisés.

Mes parents étaient en effet très attachés à ces codes ancestraux africains, tout comme à la charte du Manden , en bons pacifistes, mais comment elle, Bérénice, dont j'ignorais l'existence il y'a vingt-quatre heures encore, le savait-elle?

Je me relevais et la regardais. Qui était-elle ?

Elle fixait, immobile, une photo épinglée, au milieu de dizaines autres. Celle de mes parents, moi et Skye lors d’un des rares voyages que nous avions fait avec eux au Sénégal, pays de la Teranga. Comment le savait-elle ?

-Qui es-tu ? Lui demandai-je, la voix tremblante

Elle se tourna vers moi, et me regardant intensément, sans concession, implacable comme la tranchante vérité, elle dit :

-Tu sais qui je suis. Tu m’as appelé.

-Comment ça, je t’ai appelé ? Tu racontes n’importe quoi ? Comment tu connais mes parents ? Tu les as rencontrés ? Où et quand ? Mais t’es qui, bordel ?!

J’eus soudainement extrêmement chaud, ma tête tournait, ma gorge était à la fois sèche et brulante. Un nœud invisible s’y coulait, rendant ma respiration difficile et haletante. Je pleurai sans même savoir pourquoi, étreinte par une angoisse caverneuse. Je regardai Bérénice, qui portait sur moi le même regard de commisération que j’avais lu des semaines plus tôt dans les yeux éplorés de Baissé, Oksana, Doris, Maya, ce regard qui comprenait mais ne pouvait venir me sortir du gouffre dans lequel j’étais plongée depuis la terrible nouvelle, et qui ne m’était d’aucune aide face au précipice devant lequel je me tenais, menaçant de m’engloutir par vagues de réminescences.

Un hurlement glaçant jaillit de ma poitrine :

-PAPA !!!! MAMAN !!!!!!!

Bérénice me prit aussitôt dans ses bras, et j’y pleurai à chaudes larmes. Skye nous regardait en pleurant aussi silencieusement dans l’encadrement de la porte. Une marmite de pâtes brulées à la main.

Dès l’instant où nous dûmes faire face à cette indicible réalité, la disparition de nos parents et la certitude de ne plus jamais les revoir sous la forme que nous leur connaissions, il fallut organiser « la suite ». Cette expression signifiait pêle-mêle : la succession, la vente de la maison, le déménagement et la tutelle de Skye, puisque j’étais majeure.

L’avocate avait laissé de nombreux message que j’avais tout simplement éludé, oblitéré de mon réel et de notre quotidien. Les factures avaient cessé d’être payées, les comptes des parents avaient été bloquées, mais les nôtres étant encore approvisionnées, en partie grâce à l’activité trés lucrative de Skye, les dépenses de notre quotidien étaient largemment couvertes.

J’avais dans l’idée de trouver rapidement un travail, chez Trend’Art ou ailleurs et prendre mes responsabilités en tant qu'ainée, majeure, et seul parent proche encore vivant de Skye. Nous avions déjà un toit au-dessus de la tête, et avec le substantiel héritage de nos parents et mes propres ressources, je pourrai assurer le couvert. Si Skye voulait travailler, cela devait etre exclusivement par plaisir, et pour elle seule. Non par nécessité.

Mais l’appel que je reçus le lendemain, de l’avocate me laissa sans voix :

Nos parents s’étaient davantage endettés qu’ils n’avaient gagné d’argent avec leurs multitudes brevets et licences, gracieusement offerts au domaine public. Leurs campagnes de sensibilisation à la médication naturelle étaient financées, en raison de nombreuses coupes budgétaires, par la double hypothèque qu’ils avaient faite sur la maison. Une fois leurs dettes soldées, il ne restait plus rien. Aucun plan-épargne, aucune économie, rien. La maison était la propriété de la banque, et l’avocate avait négocié 48 heures de plus pour nous permettre de la vider.

Tous les employées de Mama-Zen s’étaient portées volontaires pour nous aider à faire les cartons et vider les pièces de la maison, une fois que Skye et moi aurions empaqueté nos effets personnels, ainsi que quelques objets et photos que nous souhaitions conserver, en mémoire de nos parents. Baissé s’était spontanément proposée de nous accueillir jusqu’à ce que nous soyons en mesure d’être autonomes. Cela pouvait vouloir dire six mois, un an, ou deux, voire trois. Peut-être plus. Mais dans la bouche de la pragmatique Maitre Goldberg, cela signifiait surtout un problème dont elle n’avait pas à se charger : j’étais majeure, j’avais la charge de ma sœur et nous étions hébergées chez Baissé Ouedraogo, mère de Maya, ma meilleure amie. Cette ligne de sa « do-it » liste pouvait être rayée. Problème suivant !

Elle ne pouvait pas imaginer que cela signifiait pour moi, comme pour Skye de quitter le confort spacieux d’une maison de banlieue verdoyante, pour l’exiguïté verticale des tours bétonnées des quartiers Nord. Baissé avait eu Cinq enfants, et trois étaient toujours à sa charge. Seule la mort, irréversible, lui inspirait une grave solennité. Le reste devait être appréhendée avec philosophie, y compris la douleur d’un deuil inévitable, celui des parents. Il fallait bien les enterrer un jour, non ? L’inverse eut été une tragédie. Pour la pudique Baissé, le temps allait faire son œuvre, mais il n’avait aucune prise sur leur réorganisation immédiate, ni sur la promiscuité de son petit deux pièces. Le temps ne repoussait pas les murs : il fallut acheter un lit superposé, qui prit la place de la bibliothèque et la commode de Maya, ravie de partager sa chambre, avec ses « deux sœurs de coeur», comme elle les appelait.

Afin d'échapper à la vigilance musclée de sa mère, la promiscuité des lieux mais surtout tromper la douleur du deuil, Maya me donnait parfois rendez-vous au cineverse de nos années d'adolescence. Nous nous rejoignions dans le joli petit square boisé qui lui faisait face. Maya arrivait toujours la première, prenant place dans le même banc public, situé sous une allée de robustes platanes, profitant de leur ombre, du soleil filtrant leur frondaison et de la brise légère qui la bravait.

A cette heure de la journée, les enfants sortaient par grappes bruyantes des écoles modestes ne disposant pas de programmes innovants de téléchargement. Ils se ruaient sur les jeux, tobbogans et balançoires, en répondant au piaillement des oiseaux par un joyeux brouhaha.

Comme toujours, Maya avait anticipé mon retard et donné rendez-vous à l'un de ses crush du moment. Elle avait rencontré Dave quelques semaines plus tôt sur une des nombreuses plateformes de rencontres de la métasphère. Après quelques échanges, elle lui avait donné un rendez-vous plus privé au même endroit que moi, anticipant mon léger retard. Grand, athlétique et confiant, Dave attirait par sa démarche tous les regards adultes, célibataires ou non, du square, ce qui excita Maya que la compétition avait toujours émoustillé.

Aprés les salutations d'usage, il s'assit assez prés d'elle pour que lui parvienne l'odeur boisé et marine de son after-shave. Sa voix était grave et suave, s'harmonisant parfaitement à sa machoire carré au sourire enjoleur qu'elle aimait regarder à la dérobée. Ce fût lui qui prit l'initiative du premier contact physique en aisissant sa fine main, qui se perdit dans sa grande paume tiède, rêche juste-ce-qu'il-faut. Des mains d'hommes, mais pas de bucheron non plus. Alors qu'il s'approchait pour l'embrasser, son image s'altéra, puis disparut en gresillements toussifs.

Je secouais Maya, dont les yeux vitreux reprenaitent peu à peu leur teinte habituelle.

- Désolée pour le retard, lui dis-je après sa compléte déconnexion, j'ai fait aussi vite que j'ai pu. Ne me dis pas que tu étais encore en train de procéder à une de tes simulations de rencontres débiles!

- Ca n'a rien de débile! Je ne vais pas aller directement à la rencontre d'un mec dans la vraie vie, comme une dératée. Non, mais QUI fait ça??! Je préfère tester son avatar en simulation, dans un premier temps. Et si ça match, là on peut se croiser dans un des pub du mirrorverse.

- Je vois! Et si son moi-verse n'est pas à la hauteur de son avatar de simulation, ou inversement, est-ce que tu comptes quand même lui donner une chance IRL...ou pas du tout?

Elle me jeta un regard exaspéré.

- Je ne vais même pas te répondre. Si tu essayais, tu ne te poserais même pas la question. Allez viens, je t'offre ta place de cinéverse!

- T'es gonflée, elle est gratuite, je suis même pas implantée, répondis-je en lui passant la main sous le bras.

- Justement! Voilà la réponse à ta question: je t'ai bien laissé plus qu'une chance IRL, non? Et ej vais même t'offrir une vraie glace, tiens!

En effet, Maya avait toujours été plus qu'une amie pour moi, elle a toujours été la soeur que je pensais jusqu'ici ne pas avoir.

SKYE

Skye eut beaucoup de mal à faire le deuil de son ancienne vie : changer d’école et passer du privé au public, se déplacer en bus, manger épicée, supporter le chahut des deux petits-frères de Maya…ce qu’elle avait perdu, et qu’elle refusait d’admettre, c’était plus que deux parents.

Nous fûmes surtout au contact immédiat et constant de toute une population très largement implantée, ce qui était déstabilisant pour deux jeunes filles dont les parents n’avaient jamais autorisé la leur.

Entrer dans une rame de tramway surpeuplée et parfaitement silencieuse pouvait filer, même au plus valeureux d’entre tous, des angoisses hitchcockiennes. Chaque usager était perdu dans sa propre bulle cérébrale, en plein échanges silencieux avec un correspondant, ou perdus dans un des nombreux metavers peuplant l’internet quantique. Les implants les plus performants permettaient de passer de la vision réelle à la réalité augmentée sans la médiation de casques ou lunettes adaptés, et projettaient hologrammes et interface en transparence, grace aux signaux neuromoteurs.

Maya, technophile assumée, venait de bénéficier du dernier bijou issue de la nano implantologie, de toute dernière génération. L’implant était plus petit qu’une graine de riz, et permettait, via l’hub holographique, de converser avec n’importe quelle autre génération d’implants, y compris celui de sa mère, qui nécessitait encore un appareillage intracrânien, une oreillette « visible, ce qui constituait le comble de la ringardise », et surtout une commande sonore comme

« Ok VoiceToSkull » pour établir une communication cérébrale.

Mon hermétique incompréhension la poussait à dévoiler des argumentaires dignes des plus grands prétoires, sans que mon avis ne vacille d’un pouce :

-Tu réalises, tout ce qu’il est possible de faire depuis son seul cerveau ? Depuis mon Hub, une intelligence artificielle « organique » qui est à la fois une plateforme de contrôle et une vitrine d’interaction sociale, je peux choisir n’importe quel avatar et naviguer dans les métavers de mon choix. Je peux surveiller mes constantes vitales, les apports nutritifs de mon alimentation, mes besoins en eau ou éventuels défaillances organique. Je peux écouter de la musique, télécharger les cours gratuits des bénésciencias, faire des thinkshare, des conférences. J’ai même un GPS intégré avec vue aérienne, trop kiffant ! Mais attends, le nec plus ultra, accroche-toi bien, je peux faire des enregistrements visuels de courte durée car l’implant est aussi relié au nerf optique ! Non mais est- ce que tu réalises les possibilités infinies dont tu te prives ? »

-Oui et ça me va !

-Non, ça va pas du tout. Tu es à présent la représentante légale de Skye, qui est déjà une petite star sur pas mal de plateformes du métavers. Les Hubbers les plus influents de la holosphère et du net quantique la citent régulièrement…et elle n’est pas implantée ! Tu la prives des capacités de son propre cerveau…il ne s’agit pas que de machines, mais bien des capacités optimisées du cerveau par la machine ! En gros , tu la prives de son avenir, quoi…

-Ne t’inquiète pas pour elle. Si elle a réussi à tirer son épingle du jearu sans etre implantée, chez les implantés, elle s’en sortira partout. Elle est bien plus futée que tu ne le penses !

Skye m’inquiétait : elle avait laissé tomber ses activités du jour au lendemain, en dépit de l’engouement suscité. Elle avait donné quelques interviews locales, dans lesquelles elle prétextait avoir besoin de repos et de se concentrer sur son année scolaire, afin de justifier d’une pause dont elle ne pouvait prévoir la durée, à ce stade. Les consultations et la prise de rendez-vous étant suspendus, son équipe ne communiquait que sur le contenu dont ils disposaient avec toutes les précédentes captations et consultations.

Mais même dans l’intimité de notre nouveau foyer, Skye conservait une distance sociale, issue de sa nouvelle posture professionnelle, qui n’avait rien à voir avec l’impertinente pétulance que ses proches lui connaissaient. De plus, elle disparaissait régulièrement de l’appart, sans aviser qui que ce soit du lieu où elle se rendait, ou même de la durée de son absence.

Baissé, dont l’inquiétude grandissait toujours dans le calme, l’avait aussi noté et m’interrogea un jour à ce sujet.

-Tu sais où vas ta sœur, ces temps-ci ? Elle est comme ce Clark Kent, ou la femme au lasso magique là, dans les anciennes séries. Elle disparait toujours aléatoirement, pour réapparaitre de façon encore plus impromptue. On ne sait jamais ce qu’elle fait, ou elle va ..pourquoi, comment…je sais pas moi, elle a peut-être un costume de super-héros dans les placards, une bat-mobil garée sous l’immeuble et elle va sauver le monde pendant qu’on met la table

Je riais à gorge déployée, l’humour désarçonnant de Mama Baissé était aussi doux et réconfortant que l’ordre chaleureux et la nonchalante discipline avec lesquels elle orchestrait le quotidien. Bérénice joint ses rires aux miens, et ressentant probablement l’élan de tendresse que j’avais pour elle à ce moment-là, se leva précipitamment et trotta sur ses talons de douze, les bras grands ouverts dans l’idée de l’enlacer. Baissé s’était aussitôt écarté en mettant son écuelle entre elle et Bérénice, l’œil sourcilleux.

-Je ne crois pas, non ! On n’est pas si proches ! Et d’ailleurs, qu’est-ce que vous faites toujours fourrée chez moi ? Y’en a une qu’on voit plus et une autre qu’on voit trop !

Bérénice recula, en haussant les épaules, un large sourire aux lèvres. Mais Baissé n’était pas disposée à se contenter de ses ravissantes dents blanches : « On ne mange pas la beauté » avait-elle coutume de dire, adage qu’elle tenait de sa grand-mère africaine, qui le tenait elle-même de générations de femmes avant elle, ayant connu un temps où la parole était si précieuse et secrète qu’elle ne transitait même pas par les livres, passant de lèvres sacrées en lèvres sacrées. Il y avait des chances pour que le discours ait été transformé au fur et à mesure des énonciations, et interprétations, mais l’idée même approximative, était là !

-Sérieusement Kora, que fais cette jeune fille sous-alimentée dans ma cuisine ? Elle te lâche plus, je croyais que c’était Maya ta meilleure amie.

Sa jalousie de mère pointait sous le reproche, ce qui amusait follement Bérénice :

-Maya est NOTRE meilleure amie, se hâta-t-elle de rectifier, sous le regard courroucé de Baissé et mon étonnement amusé.

-On ne peut pas sortir quelqu’un de sa table, dit Baissé, le plus calmement possible, mais après le diner, je vous prierai de quitter les lieux mademoiselle. Je n’ai pas vocation à vous accueillir, après une certaine heure. Les filles sont de ma famille, Skye et Kora sont aujourd’hui mes enfants, comme le sont Maya, Thomas et Niels. J’en ai donc 5 à ma charge et non pas 6. Vous restez la bienvenue, mais aux horaires « normaux » de visite. On n’est pas en boite de nuit ici !

Nous éclatâmes franchement de rire. En partie parce que Bérénice, poursuivant ses pitreries, s’était mise à danser, après avoir exécuté une théâtrale révérence auprès de Baissé, qui tordait sa bouche dans tous les sens pour se pas se laisser emporter par l’hilarité générale, et préserver son autorité de mater familias.

Le lendemain matin, je demandai à Bérénice de filer en douce Skye afin d’avoir une idée de ce qu’elle faisait de son temps libre, à présent qu’elle avait cessé ses consultations holographiques. Bérénice se montra extrêmement compréhensive, et retira même un poids énorme de mes épaules en évoquant mes nouvelles responsabilités qui m’obligeraient à faire parfois des choses dont je n’aurai pas envie, que je n’aurai peut-être jamais eu à faire en tant que sœur, mais auxquelles je ne pouvais échapper aujourd’hui, en ma qualité d’unique représentante légale. C’est donc pour son bien, conclut-elle. Elle m’en convainquit.

De mon côté, j’arrivai à l’heure au boulot, ce qui n’était pas arrivé depuis très longtemps. Je trouvais Michal en larmes au pied de l’immeuble, sa main tremblante tentant de porter maladroitement une cigarette à moitié consumée à ses lèvres. Nous nous exilâmes aux toilettes pour dames, dont nous condamnèrent l’issue. Michal était au bord du nervous breakdown. Je le laissais organiser sa pensée et rassembler ses mots :

-Merci. T’es vraiment adorable Kora. Je ne me comprends pas toujours…du coup, je ne délivre peut-être pas les bonnes pensées au bon moment. Bon, toi t’as pas ce problème, puisque t’es pas implantée. Mais sache que si on peut filtrer ce qu’on dit, on ne peut pas filtrer ce qu’on pense. Du coup, ma petite amie Alice, est persuadée que je ne suis pas bi, mais un gay. Voire même un gay qui ira peut-être au bout d’une transition, un jour ! tu te rends compte…ok, je suis pas super viril mais, je pense pas ne pas l’etre à ce point-là, non plus.

-Toi, tu veux quoi ? demandai-je stoïque

-Comment ça, ce que je veux ? J’en sais rien, je sais pas ce que je veux. J’ai 24 ans, pas 44 ! Puis, elle est supposée mieux le savoir que moi. On a jamais eu besoin d’ouvrir la bouche comme toi et moi pour savoir ce que l’un ou l’autre pensait. Nous échangeons cérébralement tous les soirs, on s’endort littéralement dans les pensées l’un de l’autre. Même des jumeaux intra-utérins n’ont pas notre degré d’intimité…

-Tu veux qui, Rock ou ta copine ? demandai-je.

Depuis que le voile sur la mort de mes parents s’était levé, je n’avais plus de temps ni de patience pour les faux-semblants. Michal pris à nouveau le temps de dissiper la confusion de ses pensées, et de les clarifier avant de les exprimer :

– « Je ne pensais pas qu’à notre siècle, à l’ère de la communication quasi télépathique, le siècle de la transparence et de l’évolution quasi transhumaniste de la société, on en serait encore à se poser ce genre de question primaire sur le genre ! »

-Tu as dit 2 fois « trans » : transparence, transhumanisme.

-Très drôle, tu peux en rajouter une 3e, transplantation d’un organe…sérieux, fais-toi greffer un cœur !

-Ou alors « transcender », car si tu veux mon avis, tu en fais des tonnes. Dépasse ce stade, ne te focalises pas sur ce détail. Tu as le droit d’expérimenter ce que tu veux, c’est ta vie et il faut bien que jeunesse se fasse (une expression qui était chère à ma mère) ! Mais tu n’as pas le droit de l’imposer à ta copine, dont tu connais aussi les pensées et les envies. Tout le monde a le droit à l’excentricité et la découverte, au polyamour non genré et à la sexualité fluide, mais tout le monde a aussi droit à l’hétéronormativité tradi et planplan. Y’a pas de normes « acceptables » au final, juste des envies légitimes qui divergent…et donc une séparation aussi sympa, propre et cool que la relation tissée ….tu comprends ?

-T’as peut-être pas de cœur, mais t’as une cervelle dit donc !

-Offre-lui la plus belle des ruptures : c’est aussi un geste d’amour, tu sais…de laisser partir ceux qu’on aime. Je l’ai moi-même appris récemment, en acceptant enfin le départ de mes parents !

Il la regarda avec tendresse, et la prenant dans ses bras, ajouta :

-Tes parents seraient drôlement fiers de toi, tu sais ! sacrée ch’tite nana, va ! Je t’adore !

-Mais moi aussi, je t’adore !

Je passais la journée entière à éviter Rock, ayant assez donné en conseils amoureux sur les relations triangulaires. Je ne voulais pas avoir à arbitrer quoique ce soit, même pas la couleur du ciel ou le prix des croissants, entre deux personnes qui s’étaient déjà vu nus. Je me glissai hors du bâtiment le plus discrètement possible, une bonne demi-heure avant l’heure du déjeuner. Bérénice était déjà là. En jupe courte en latex rouge, talons vertigineux et veste de brocart dans un camaïeu afro-bleu, elle ne passait pas inaperçue. Elle seule semblait l’ignorer.

-Tssss, tsssss, me sifflait-elle avec l’indiscrétion criarde que seule la recherche excessive de discrétion rend possible

-Je t’ai vu Béré, j’arrive. Alors, comment ça s’est passé ? T’es sûre que Skye n’a rien remarqué ?

-Non, j’étais plus discrète qu’une ombre. Elle n’a pas pu me voir ! Impossible.

-Si tu le dis, répondis-je, dubitative

-Mais, je n’ai pas de bonnes nouvelles. Pas bonnes du tout.

-Ne tournons pas autour du pot, qu’est ce qui se passe avec Skye ?

-Elle fréquente des coins pas nets, et des gens qui le sont encore moins…Elle s’est rendue ce matin au Val-de-Garde.

-C’est un quartier qui lui est prohibé ! Tu as pu voir ce qu’elle y faisait ?

Bérénice projeta l'ecran entre elle et moi: l’image holographique de Skye, en jogging, capuche relevée sur une casquette baissée, et lunettes noires, apparut. Malgré son mode incognito, on pouvait clairement voir que c’était elle : elle portait les infames converses jaune-poussin que notre père lui avait offert. J’étais à peu près certaine qu’il n’existait aucune autre injonction qu’un indéfectible amour filial, capable de pousser un être vivant à s’infliger pareille torture vestimentaire.

-Oui, je sais moi aussi, elles m’ont fait mal à la rétine…

-Mais comment tu sais ?! J’ai pas implanto..

-Ma chère, 90% du langage est non-verbal. L’expression de ton visage était sans équivoque !

-Bref, ce n’est pas le propos. Je ne distingue pas très bien. Est-ce que tu peux zoomer ?

Skye sortait une liasse de billet qu’elle remettait à un lascar à casquette, entourée de trois autres. L’homme comptait lentement les billets, et regarda Skye avec une lueur malsaine dans les yeux. Je sentais sa lubricité poisseuse d’ici. Je priais pour que Skye s’en aille vite, mais au lieu de ça, elle pénétra dans l’encadrement sombre de la porte que lui indiquait le type. L’enregistrement s’arrêtait là.

-C’est tout ? demandai-je, inquiète

-Oui, c’est tout. Enfin, je me suis un peu renseignée ensuite sur ces types qui tu t’en doutes ne sont pas des enfants de chœur. Ils vendent toutes sortes de drogues, comprimés en tout genre et substances hallucinogènes. Je crains que ta sœur ne cherche à faire son deuil d’une drôle de manière.

J’avais beau avoir les idées encore un peu embrouillées, je savais que Skye ne touchait à aucune drogue. Nous n’avions pas été élevées ainsi. Mais Bérénice déroulait un argumentaire convaincant :

-On fait parfois les choses de manière quasi inconsciente. C’est comme si l’esprit se scindait en deux, et qu’une partie déraillait pendant que l’autre était incapable de réagir. C’est bien ce qui t’est arrivé avec ce déni assez costaud, non ?

-Tu n’as pas tort. Je reste dubitative, mais je vais lui parler. C’est aussi mon rôle de prévenir toute dérive et rester attentive. Merci Béré, c’est super sympa…ça n’a pas du être simple de la filer avec tes talons. Je n’en ai jamais vu d’aussi pointu…l’avantage est qu’ils peuvent aussi te servir d’armes en cas de problème !

-Je décline toute responsabilité, mais crois-moi ou non, être enfermée dans un rôle de bimbo à la garde-robe limitée, par un esprit créatif certes mais un brin paresseux, peut présenter quelques avantages auprès de la gent masculine…

-Je n’en doute pas , mais j’espère que tu sais que la mission qui t’attends cet aprém avec Diane requiert la plus grande discrétion ?

-Je le sais : je serai totalement invisible !

-Je me demande bien par quelle magie….

-Pas de la magie…de la science !

-Pardon ?

Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. », c’est une citation de Arthur C. Clarke….Tu connais?

Je ne relevai pas. Bérénice était une personne vraiment bizarre, à laquelle je m’étais attachée en partie pour cette excentricité. J’avais renoncé à la changer, et à complétement la comprendre. Sa part de mystère était lié à son extrême marginalité : on ne pouvait remettre en cause l’un sans que ne soit affecté l’autre. J’avais accepté ces deux pans de sa personnalité.

Roquette qui arrivait en courant, eut la même remarque que moi :

-Waow, Béré, tu déchires ! J’adore ta jupe en latex ! Très rouge, très sexy et très voyante dis donc ! Tu n’as jamais froid ? Tu es toujours en jupe !

-Non, ca va, Tu devrais essayer aussi, je suis certaine que ça t’irait bien.

-Je te remercie, mais non merci, se hâta de répondre Roquette gênée, J’ai des jambes de gnomes, un vrai petit farfadet ! Puis il faudrait s’épiler et j’ai horreur de ça : tu n’imagines même pas le nombre d’hommes que j’ai converti aux poils aux pattes, surtout en hiver…Mes poils me tiennent chaud! Si on rajoute la couverture dessus, ça fait 2 couches. Plus un gars un peu épais en 3é couche…on fait même des économies au niveau du chauffage, dis donc!

Roquette rit seule de sa blague, comme toutes les fois où elle s’aventurait sur les sentiers tortueux de l’humour, qui lui étaient particulièrement inhospitaliers. Elle joua la carte de la diversion :

-Et puis ces talons, ces stilettos en métal HIGH HEEL…leur dernière collection printemps-été, je crois. Je les adore : très pratique pour se glisser discrètement en salle de réunions.

-C’est exactement ce que je lui ai dit, surenchéris-je cette fois.

-Rooo, les filles : je gère ! On y va, Diane ?

-Ok, on y va ! A tout à l’heure Kora.

Je regardai s’éloigner, leur improbable duo comique en priant, pour la première fois depuis longtemps, pour qu’il réussisse à déjouer la tragédie qui se jouait en un acte.

Nos parents avaient toujours veillé à ce que Skye et moi ayons, à défaut d’une éducation religieuse, une véritable initiation spirituelle. Nos parents étaient chrétiens. Pas le genre à se prendre pour les substituts de l’Eternel sur terre, jugeant les autres à l’aulne de leur culture religieuse en oblitérant le fait que les chemins spirituels étant pluriels, nul ne pouvait prétendre détenir la vérité. Pas le genre non plus à avoir des positionnements dogmatiques strictes et coercitifs sur des sujets comme l’homosexualité, plurisexualité ou les frontières du genre. Plutôt le type de chrétiens ouverts, un peu folk-baba cool-rétro, n’allant pas à l’église puisque la plus grande des cathédrales, celle de la Nature, témoignage vivant de Dieu, était à leur disposition.

Dans cette cour intérieure, encadrée de hauts cyprès verdoyants et opulents, balayés d’un côté à l'autre d'une légère bourrasque ou d’un murmure, j’eus tout à coup envie d’adresser une prière secrète à l’univers. Levant les yeux vers l’immensité du ciel nuageux, depuis lequel se devinait la présence timide du soleil, je lâchai enfin prise :

On ne pouvait rien contre la bêtise, la méchanceté humaine, l’acharnement, les épreuves, les blessures…Mais rien n’était éternel. Seule la terre l’était. Et encore.

Les arbres centenaires le savaient, eux qui accueillaient stoïquement la pluie et le soleil, et avaient vu passer des générations d’hommes, et de femmes de toutes conditions. Tous retournaient un jour à la poussière, après avoir nourri la terre bienfaitrice, de leur chair en décomposition dans un cercle vertueux :la biomasse microbienne autour du cadavre permet à la vie végétale l’environnant, de se diversifier.

Lorsque ta sœur et toi, êtes moquées pour votre différence, pour le fait de n’être pas implantées, souvenez-vous qu’un jour, même vos détracteurs les plus virulents et acharnés, ceux qui auront passés leur temps à haïr, détester, détruire, ne seront plus. Ils pourriront sous terre encore plus vite qu’ils ne vous pourrissent la vie. Lâcher-prise : rien n’est éternel. Sauf l' Eternel.

Il fut un temps où j’aurai longtemps lutté, crispée, au bord du précipice pour ne pas être inexorablement attirée par la force d’attraction du néant et sa supposée tranquillité. Mais aujourd’hui, ici et maintenant, était le moment parfait pour ne plus rester accrocher à ce qu’aurait dû etre la vie, comme si elle était gravée dans un quelconque marbre normatif. La vie était organique, à la fois prédestinée et accidentelle.

Je me signai gauchement d’une croix maladroite, après cette prière peu conventionnelle, ressemblant plus à un pacte sacré envers moi-même qu’à une récitation craintive et dogmatique. Puis je remontai au bureau.

Ma prière fut peut-être entendue car le soir venu, malgré la douleur sourde de l’absence et la conscience aigüe de l’insupportable et irrévocable perte qu’elle entraine, j’eût le sentiment un peu honteux d’avoir gagné, malgré tout, la chaleur d’un foyer. La familiarité avec laquelle Skye et moi nous étions glissés dans la truculente vie familiale et monoparentale de Baissé tenait moins du miracle que des années durant lesquels celle-ci avait veillé sur nous en tant qu’employée appliquée et aimante, laissant parfois ses propres enfants à l’exception de Maya que j’avais rencontré par son intermédiaire, sous la responsabilité de tierces personnes. Baissé s’assurait que notre linge soit propre et repassé, que nos repas soient bien empilés dans le frigo suivant les jours de la semaine et notre régime alimentaire, et que nos devoirs soient bien faits. Et même si elle ne comprenait pas un traitre mot du blabla-esoterico-new-wave d’Oksanna, elle l’avait intégré à notre routine, comme le voulaient les directives de nos parents alors en vie. L’exiguïté de son appartement, et les disponibilités des unes et des autres, avaient depuis réduit ces possibilités.

Mais Baissé prenait d’elle-même l’initiative d’appeler certains soirs Oksanna et Doris , afin de préserver notre lien avec les autres « nounous ».

Aussi, je me sentais chez moi bien avant d’y avoir mis les pieds parce que Baissé était un ancrage sur et solide, auquel Skye et moi pouvions nous amarrer au sens propre comme au figuré, lorsqu’elle fermait sur nous ses bras replets, nous protégeant de l’âpreté du monde, vers lequel elle nous renvoyait après un revigorant câlin.

Ce soir, comme les précédents, « à la maison », la tablée fut animée et bruyante. C’était une tradition familiale à laquelle nous eûmes du mal à nous plier, Skye et moi, habituées à diner dans nos chambres respectives et devant des écrans distincts. Mais nous en appréciâmes très rapidement les bénéfices : Chacun énonçait, tour à tour, les aspects les plus marquants de sa journée. Qu’ils soient positifs ou négatifs, il y avait toujours une leçon commune à en tirer.

De joyeux échanges volaient ensuite au-dessus des assiettes pleines et du cliquetis de nos couverts. Environ une heure plus tard, nous étions tous couchés dans la chaude quiétude des étroits espaces personnels, qui nous étaient réservés. Je profitais ce soir là du tour de vaisselle de Maya pour parler à cœur ouvert avec Skye :

-Skye, je peux te demander, sans que tu te braques, où tu étais aujourd’hui ?

-J’étais en cours. Pourquoi ?

-Non, avant tes cours. Ce matin ?

Skye me jeta un regard soupçonneux, pas loin d’etre colérique.

-Pourquoi cette question ?

-Ecoute, je veux juste m’assurer que tout aille bien pour toi. Ce n’est pas une période facile. On a connu de nombreux bouleversements : on a perdu nos parents, notre maison, nos repères. Et moi, je me suis peut-être aussi égarée, un moment. Du coup, tu t’es retrouvée seule, je le vois bien. J’en suis désolée, j’aurai dû etre là. Je t’ai laissé te débrouiller toute seule, et malheureusement, il n’y a rien qui puisse être dit ou fait pour effacer cette période. Mais je suis là à présent : tu peux compter sur moi. Tu peux TOUT me dire. Je veux juste etre certaine que ça va, pour toi.

Skye se raidit un moment, avant de lâcher-prise.

-Et qui t’en as parlé ? Laisse-moi deviner…Bérénice !

-On ne peut rien te cacher. Oui, elle t’a vu ce matin, dans ce quartier mal famé…

-Où elle passait par hasard, je suppose…C’est qui cette fille à la fin, un agent de la police sécrète ou quoi ?

-Non, juste une personne qui s’inquiète pour toi, tout comme moi.

-Et puisqu’elle est omnisciente et omniprésente, elle t’a pas dit que j’en suis sortie avec une voiture ?

-Non, son enregistrement était plutôt court. On te voyait entrer mais pas en sortir…

-P*tain d’implantés, des mouchards sur patte ! Désolée, c’est sorti tout seul, je ne voulais pas être si grossière. En fait, c’est un garage pas cher, qui revend dans sa cour intérieure des véhicules d’occasion. Rien d’illégal, tout est réglo. Et j’ai aussi passé ma licence de supervision routière, en accéléré si tu veux savoir, afin de gagner en autonomie, aider un peu Baissé pour quelques courses ici et là. Je l’ai eu, et avec mes économies j’ai investi dans l’achat d’une petite flotte de véhicules robotisés, permettant un déplacement autonome en pilotage automatique. Je le vois comme un investissement.

Je la regardai, franchement admirative.

-Quoi, tu ne me crois pas ?

-Si je te crois ! Et je trouve tes choix très matures. Tu t’en sors finalement mieux que moi, ta grande sœur : t’as créé une boite, tu as innové, tu es devenue une star du net, t’as passé ta licence de supervision en conduite routiere, et investi dans une flotte de véhicules autonomes ! Waw ! Je suis hyper fière de toi !

Je pris ma petite sœur dans mes bras, instinctivement, sans la gêne habituelle, ressentant le besoin pressant de la protéger, et être à son apaisant contact. Skye, la revêche rebelle, posa sa tête sur ma frêle épaule de grande sœur. Nous étions désormais responsables l’une de l’autre.

-Tu crois qu’ils seraient fiers de moi ? me demanda-t-elle d’une petite voix, après une longue communion silencieuse.

- Fiers comme t’as même pas idée !

- Papa me ferait quand même remarquer que c'est une licence de supervision routière de vehicules autonomes, et non le permis super bolides, ajouta t-elle en souriant.

Le lendemain, je me dépêchai d’arriver au bureau afin de m’acquitter le plus tôt possible de l’ensemble de mes taches, et programmer une pause méridienne plus longue, me permettant de profiter pleinement du briefing de la réunion qu’avaient eu la vieille Bérénice et Roquette. Roquette, autobaptisée et non sans humour « lance-Rocket » pour l’occasion, dont le potentiel de combattivité avait dépassé les prévisions les ambitieuses de mon imaginaire guerrier !

-Ecoute, elle m’a bluffée, elle m’a juste bluffée débitait-Roquette dans un flux rapide et saccadé, à peine fût-elle assise. Je crois que personne n’aurait pu rater l’entrée d’une telle bombasse en salle de réunion. Les mecs étaient en chien. Tu sais quoi, ils bavaient tellement qu’ils auraient pu, tous ensemble, remplir une piscine olympique de bave lubrique ! Je crois qu’ils n’avaient jamais vu une telle apparition de toute leurs vies, y compris antérieures. Puis elle a sorti d’improbables lunettes des années 80’s, et elle s’est « évanouie » !

-Comment ça « évanouie « ? Elle est tombée…t’as fait un malaise, Béré ?…ça va ?

-Je ne suis pas tombée et tout va très bien. Ecoute plutôt le rapport de Diane !

-Quand je dis « évanouie », c’est parce que je ne trouve pas d’autres mots…je ne sais pas comment dire…Ce n’est même pas qu’elle a disparue, non elle s’est « évanouie ». Elle s’est comme fondue dans le décor, dans une sorte d’invisibilité cognitive. C’est pas qu’on la voyait plus ou on l’entendait plus, c’est qu’on avait juste plus conscience de sa présence incarnée, quoi ! Je n’ai jamais vécu une telle expérience.

Roquette semblait fascinée par cette scène, comme si elle la revivait en la racontait…ou plutôt la comprenait enfin, en l’explicitant. Elle poursuivit :

-C’est un peu comme une pièce négligemment posée sur le bord de la fenêtre que tu ne vois plus car tu es absorbée par le spectacle au-delà de cette fenêtre. Tu passeras 100 fois, peut-être même 500 ou 1000 devant cette pièce, et tu verras que la fenêtre, les rideaux, les volets, les carreaux sales, l’horizon lumineux…et puis un jour, tu verras à nouveau la pièce, et elle seule ! Ça nous a fait à tous dans la pièce, cet effet-là, lorsqu’à la fin de la réunion, Bérénice nous est comme "réapparue", en remerciant l’assemblée et en sortant la première. Ils étaient tous choqués ! Bravo ! Je ne sais pas comment tu as fait, mais tu les as eus en beauté, sans mauvais jeu de mots.

Bérénice ne boudait pas son plaisir et souriait malicieusement. Elle enchaina :

-Et comme nous nous en doutions, ces saligauds organisaient bel et bien des Thinkshare en marge de la réunion, dont Diane était exclue à son insu, et par extension aussi Fabrizio, le patron de Doleo. Ils ont profité de son « handicap » et de la démarche inclusive de Fabrizio pour mettre en place une véritable prise de contrôle de l’entreprise. L’Investisseur, Mr Sagato,était en fait un actionnaire majoritaire. Ils avaient collectivement prévu plusieurs étapes avec pour objectif final d’évincer Fabrizio : Tout d’abord, l’impliquer de moins en moins dans les décisions stratégiques. Puis procéder au déménagement du siège social, faire passer ses parts de 70%, à 5% , diminuer son salaire de 90% , après l’avoir rétrogradé au rang de simple salarié sans responsabilité, et enfin à terme… le virer, sans indemnités. J’ai rarement vu un tel concentré de cruauté, assumée en plus !

-Incroyable ! soufflai-je, absolument atterrée par ces révélations.

-Ils ont bien essayé, rajouta Roquette, de contester la validité du Procès-Verbal de réunion lorsqu’ils ont noté que Bérénice avait assisté à la réunion, et donc à leur Thinshare en aparté, mais nous avions respecté toutes les clauses : Nous avions leur consentement pour la mise en réseau des implantos, c’est juste que je n’y avais structurellement pas accès. Mais juridiquement, nous sommes couverts. Et la clause de confidentialité ne nous concerne pas, puisque j’avais demandé une autorisation exceptionnelle à Fabrizio pour Bérénice en la présentant comme une stagiaire en …Stage d’observation. Ca s'invente pô!

Elle fit un clin d’œil à l’attention de Bérénice en prononçant ces derniers mots.

-Alors là, Bravo les filles. A toi, une belle promotion bien méritée Roquette !

Et joignant le geste à la parole, je les applaudis chaleureusement. Lorsque Roquette nous quitta avec ses expansifs, toujours excessifs, tremolos, Bérénice et moi, nous retrouvâmes seules. J’osai enfin lui demander, surtout au regard des derniers développements, la raison véritable de sa présence parmi nous.

-Qui es tu finalement ?

-Je te l’ai déjà dit: tu m’as appelé. Et tu le sais.

-Je me souviens en effet, à présent, avoir écrit sur toi. Je te voyais plus brune que blonde d’ailleurs…Mais, je ne pensais pas que tu apparaitrais. Tu étais un fantasme égarée de velleité de toute-puissance d'une gribouillarde en mal de reconnaissance...pas une personne incarnée. Au final, tu es quoi au juste…un programme avancé d’intelligence artificielle ? Un ange envoyé du ciel ? T’es pas un de mes deux parents au moins…parce que là je ne te pardonnerai pas d’être revenu(e) sous cette forme en m’ayant légué ces gênes !

Bérénice rit, exagérément me sembla-t-il, de toutes ses belles grandes dents blanches.

-Disons que je ne peux pas te répondre avec précision car dés l’instant où je te dirai qui ou ce que je suis plutôt, la somme des possibilités qui ont permis mon existence s’annuleront. Et je disparaitrai. Mais sache, pour nourrir ta culture générale, qu’en alliant l’intelligence artificielle à la physique optique, on peut créer un système d’algorithme capable de modéliser des objets holographiques qui peuvent évoluer dans le même espace et interagir avec toi, Roquette, Michal, Baissé, un Conseil d’Administration crapuleux, et…Je suis le fruit de la science, pas de la magie!

-Ok, je comprends grosso modo, c’est ce qui te permet de t’« évanouir » aussi , par exemple ! Mais ça fonctionne comment concrètement, si tant est que tu puisses répondre ? Ça a un lien avec la lumière ?

– Tu es vraiment la digne fille de ton père. En effet, cette « illusion » est en partie possible grâce à un faisceau laser quasi invisible qui en se déplaçant très vite, va générer une persistance visuelle. C’est une technologie assez ancienne, connue sous le nom d’Optical Trap ou « piège optique », qui ne nécessite aucune force électrique comme l’implanto, mais plutôt une force thermique et va agir sur les particules absorbant la lumière, afin de créer l’hologramme…Bon, je m’arrête là, je sens que je te perds !

-En effet, la théorie de l’ange gardien descendu du ciel, en plus d’être beaucoup plus digeste, m’aurait davantage botté !

-Cela dit, j’ai quelque chose qui pourrait te plaire ! Tu ne sais pas à quel point il me tardait de vous délivrer ce message à toi et à ta sœur, mais vous deviez être prête. C’est un message de tes parents.

Je me redressai vivement, les yeux brillants.

-Quoi ?! Tu as connu mes parents ?

-Je ne peux pas t’en dire plus sans la présence de ta sœur !

Je gardai le silence pour ne rien laisser paraitre de ma colère. Mais la blonde, que j’invectivais muettement, devina mes pensées sans les lire.

-Je n’ai pas cessé d’être ton amie, tu sais. Ne m’en veux pas d’être aussi celle de tes parents et de respecter leurs dernières volontés.

-Je comprends, répondis-je, résignée.

La douce chaleur qui m’accueillit le soir, une fois rentrée, bien plus que l’appétissante odeur des pastels que Kora aidait à frire en compagnie de Baissé et Maya, me donna l’impression d’appartenir à ces lieux. On se sent chez soi, lorsqu’on est plus saisie par l’odeur intime des lieux habités, et qu’elle fait au contraire, partie de vous. Je me dépêchai de les rejoindre en cuisine, salivant déjà devant le délicieux diner qui nous attendait, et espérant chiper un pastel à la dérobée. Mais Baissé qui connaissait ma gourmandise de longue date veillait impitoyablement, régnant en despote dans sa cuisine. Je m’attablai auprès de Maya, dans ce gynécée culinaire, prenant ma faim en patience.

Skye avait gagné en aisance et en confiance depuis que Baissé l’avait prise sous son aile :

« Une femme doit savoir cuisiner, conduire et nager » se plaisait-elle à répéter, bien qu’elle n’ait qu’une compétence parmi les trois. Et aucune intention d’acquérir les deux autres.

-Courir vite, peut aussi aider dans certaines circonstances, ajouta Maya qui venait de prendre un pastel et filait le manger en dehors de la cuisine.

-T’as intérêt de courir vite, gare à toi, si je t’attrape ! menaça sa mère, riant de sa facétie et son culot.

Maya revint sur ses pas, et rompant le pastel en deux, m’en tendit la moitié, que je saisis aussitôt. J’avais terriblement faim. Je l’avais déjà avalé à moitié lorsqu’elle dit :

-Maman, tu as vu, on est deux sur le coup ! Je demande une amnistie !

Je n’en revenais pas, Maya était en effet vraiment culottée. Skye, sur ces entrefaites, demanda le silence en frappant une écuelle en bois contre un bocal en métal.

-J’ai une annonce à vous faire. Et comme il n’y a jamais vraiment de « bons moments », on va dire que celui-là fera l’affaire. J’en reparlerai aux garçons aussi à table, mais bon, ils sont pas décisionnaires. C’est pas facile du tout à dire, en fait…

-Parle, on t’écoute, ma fille, la rassura Baissé.

-Voilà, je voudrais prendre une année sabbatique dès à présent, si vous m’y autorisez. J’ai bientôt 15 ans, j’ai un an d’avance, j’ai des économies. J’ai prouvé ma maturité en lançant SILN, qui a très bien marché. Je viens de le revendre et franchement, j’ai fait de très bons bénéfices, avec lesquels après avoir bien réfléchi…je voudrais voyager. découvrir au moins les autres états et fédérations.

-Mais…et ton école ? demanda Baissé

-Je peux reprendre l’an prochain, en profitant de mon année d’avance. J’aurai aucun retard.

-C’est pour ça que tu as investi dans une flotte de véhicules autonomes ? demandai-je, un peu sonnée par la nouvelle.

-Non, j’ai profité d’une bonne occasion pour investir. Je me suis pris un van d’occasion…un Wolwaggen T1,que je suis en train d’aménager en Tiny House.Je veux voir du pays comme nos parents l’ont fait, et ils nous ont toujours encouragé à le faire jeune !

-Mais tu es si jeune, tempéra Maya, tu n’as pas peur ? Toute seule, sur les routes ? C'est déjà trés déconseillé aux adultes, alors aux ados....

-J’ai un plan de route, et toutes mes étapes seront connues. Ca sera relativement encadré. On se parlera tous les jours via l’holophone….je voudrais avoir ton autorisation, Kora…et toi Baissé, ta bénédiction me serait précieuse !

-Si c’est moi, je n’ai pas les moyens de t’en empêcher, tu le sais bien. Mais je suis pas trop d’accord. Bon, comme c’est Kora qui décide de toute façon, tu as ma bénédiction.Tu l’auras toujours : tu as largement prouvé que tu étais une jeune fille avec la tête sur les épaules.

Baissé la prit dans ses bras, de la façon si particulière qu’elle avait de le faire depuis que nous étions enfants. Je proposai , quant à moi, mitigée:

-Est-ce que je peux te donner ma réponse sous 24 heures ? On a un rendez-vous important demain. On décidera ensemble après.

Je savais que le terme « ensemble » la rassurerait, et de toute façon, l’autorité que je pouvais avoir sur une presqu’adulte, qui s’était montrée plus mature que moi sur bien des aspects, ne pouvait qu’etre concertée. Mais Maya avait raison, les autorités déconseillaient fortement de sortir des frontières.

-Bon sur ce, blagua Maya, moi aussi je veux arrêter mes études pour un an et voyager, maman ? T’en penses quoi de cette idée ? T’es fan ou pas ? Et si je le faisait en slow-trottant, le nouveau sport à la mode, hum ?

-Toi ?!, rit Baissé à gorge déployée, mais t’as même pas assez d’économies pour faire le tour du quartier….Tu veux aller où? Comment?

Nous éclatâmes toutes de rire avant de passer à table. La perspective d’un éventuel futur départ rendait ces moments de joie et cohésion familiale, d’autant plus précieux.

Le lendemain, nous rejoignîmes Bérénice au lieu de rendez-vous qu’elle nous avait donné, un parc en centre-ville, qui était aussi l’un des poumons verts de la ville depuis le 19é siècle. Etabli dans une ancienne carrière, il disposait de vastes espaces clairs, de grands arbres centenaires dont un majestueux sophora aux branches sinueuses, dansant une bacchanale au-dessus de l’eau. Une île rocheuse et poétique élevait, au milieu du lac, un temple antique dédiée à la Sybille, prêtresse de la divination. Nos parents avaient toujours adoré ce lieu reposant : Bérénice avait fait un excellent choix.

Nous la vîmes arriver avec une femme d’âge mur, très élégante et soignée. Son visage déterminé s’éclaira d’un large et chaleureux sourire en nous voyant, comme si elle nous reconnaissait. J’étais à peu près certaine de la croiser pour la première fois.

-Les filles, dit Bérénice, je suis particulièrement émue et honorée de vous présenter Fatem. Elle a bien connu vos parents, et a beaucoup de choses à vous dire à leur propos. Je vous laisse avec elle.

C’était aussi la première fois que je voyais Bérénice, visiblement émue. Alors qu’elle s’éloignait, nous laissant en compagnie de Fatem dont les yeux aussi étaient embués, je lui demandai :

-On te revoit après, Béré ?

-Ça ne sera pas nécessaire. Mais je ne suis jamais loin. Si tu as besoin de moi, tu sais où me trouver, répondit-elle au loin, en faisant mine de griffonner.

Après avoir pris une longue inspiration, et laisser s’échapper une larme, Fatem nous prit chacune une main :

-Je suis très contente de vous rencontrer enfin. Je déplore que ça le soit dans ces circonstances, et je vous présente toutes mes condoléances. J’aimais beaucoup Erik et Line, et j’avais la plus grande admiration pour eux. Vous leur ressemblez tellement :je vous regarde et je les vois, désolée. Ca me bouleverse. On s’assied ? Vous devez vous demander qui je suis…On ne s’est en effet jamais rencontré. Mais je vais tout vous raconter.

Elle reprit, une fois assise, en nous faisant face. C’était une belle femme à la peau cuivrée.

-« J’ai d’abord connu votre mère, Line, très jeune, ou plutôt sa petite sœur Alma. Nous nous sommes rencontrées sur les bancs de l’école, du même quartier d’Odysséa. On a quasiment fait toute notre scolarité ensemble. Line était pour nous, une grande sœur du quartier. Elle avait déjà l’esprit libre et fantasque qui l’a caractérisa toute sa vie. Elle quitta le quartier bien avant nous pour entrer en résidence universitaire. Ce choix me sauva peut-être la vie. A cette époque, certains pères de famille dans ces quartiers enclavés qui n’avaient jamais eu de problème avec la mixité, ont été peu à peu manipulés par leurs fils, les fameux « grands frères » qui prônaient un retour aux valeurs plus rigoristes et rejetaient la mixité, et le métissage. Mon copain de l’époque était d’une autre origine que la mienne. Je devins une cible pour eux. Lorsque les premiers enlèvements commencèrent, je ne me sentis pas immédiatement concernée, mais le récit de l’enlèvement de ma cousine m’invita à la plus grande vigilance : ayant réussi à s’échapper dans un premier temps, elle avait ensuite été piégée par sa famille qui l’avait mise manu militari dans l’avion afin de la marier à un cousin au pays. Son départ me choqua. Quand j’appris que ma sœur et moi, allions faire l’objet d’un mariage forcé, polygame et incestueux, avec des inconnus ayant deux fois notre âge, j’ai fui et je me suis réfugiée chez Alma, ma camarade de classe…votre tante que vous ne connaissez probablement pas. Elle nous a emmené dans la chambre universitaire de votre mère, afin que nos « grands frères » ne sous trouvent pas. Nous y sommes restés cachés une semaine et avons pu faire toutes les démarches à l’aide de certains professeurs et travailleurs sociaux. Je dois à votre mère la vie. J’ai pu poursuivre mes études, voyager, devenir une femme indépendante et autonome. Epouser l’homme que j’aimais, tout comme votre mère, qui épousa un homme merveilleux, mais sans fortune…ce que sa famille qui avait pris une certaine orientation idéologique et ultralibérale, ne lui pardonna jamais.

Votre mère ne le réalisa pas tout de suite, mais elle perdit peu à peu la place d’ainée qui était la sienne au profit de ses frères et sœurs ayant mieux réussi, portés par une ambition dévorante. Votre mère se réjouissait pour eux, et elle ne voyait pas comme ils la tournaient en ridicule dans son dos, avec leurs proches, dont mes « grands frères », devenus leurs hommes de main.

Lorsque votre grand-père, pilier de la famille et authentique humaniste, est mort…toute la famille s’est arrangée pour piller l’héritage de votre mère, beaucoup plus conséquent que le leur. Ils se sont offert les services d’hommes de lois, de notaires et plusieurs autres cœurs de métier, corrompus. Votre mère n’aurait même pas pu franchir les portes d’un commissariat de quartier sans être aussitôt signalée, et sans certitude non plus de recouvrir ses droits. Elle était devenue une citoyenne de non-droit. Son caractère patient et pacifique l’a beaucoup desservi, face à la cruelle cupidité des siens. A cette époque, elle fréquentait déjà votre père, et voulait l’épouser. Et la tragique histoire des filles de banlieue, supposées passer de la tutelle de leurs pères à celle de leur époux, s’est répétée. Avec l’expertise des « grands frères », votre famille a essayé de la piéger, à son insu, dans un mariage illégal et arrangé avec un cousin. L’objectif était patrimonial, récupérer sa trop grande part d’héritage mais le cousin, qui se voyait déjà avoir des droits sur elle qui n’était même pas informée de ce projet machiavélique, a essayé de la violer.

C’est devant la mansuétude familiale face à des faits aussi graves, et leur volonté collective de l’incriminer elle afin de protéger le seul fautif qu’elle a décidé de s’enfuir. »

-Aidée de tante Alma ?

- Votre tante Alma ne l’a pas aidé. Bien au contraire…C’est aussi le cas de votre grand-mère. Parfois, les femmes sont les gardiennes les plus fidèles du patriarcat oppressif, tant qu’il leur assure une place de prestige. C’est l’un des « grands frères » de quartier, qui a probablement eu pitié d’elle qui m’a contacté et m’a aidé à l’exfiltrer. J’ai organisé sa fuite et sa disparition. Elle a pu épouser votre père, et accessoirement changer de nom, de région, de vie. Elle ne les a jamais revu, mais elle et moi sommes devenues très proches. Nous organisions des « exfiltrations societales» pour les femmes victimes de violence, mais surtout d’emprise.

Elle marqua une pause et pu lire l’admiration béate que nous avions pour notre mère, dans nos regards attentifs. Ceci expliquait toute ces longues absences, cette constante indisponibilité.

-« Votre mère a beaucoup souffert, poursuivit-elle. Elle a non seulement connu la cybertorture para-étatique, mais aussi la torture perpétrée par des proches. C’est d’autant plus traumatisant. Aujourd’hui Implanto est un mode de communication connue de tous, mais à l’époque, les choses étaient différentes. C’était une période d’incertitude et très complexe. Une certaine catégorie de personnes étaient ciblées par des expériences illégales, comme la cybertorture. C’était le cas de ta mère, qui faisait l’objet d’une traite humaine. Je soupçonne Alma qui a toujours eu le bras long de l’avoir balancé dans ces programmes informels, paraétatique, couvert par le cartel militaire et le secret defense. Mais votre mère n’était pas la seule : de nombreuses personnes, considérées par leurs pairs un peu mieux lotis, y compris leurs proches, comme des personnes inutiles, alimentaient ce traffic d’êtres humains. Une nouvelle forme d’esclavage pour des surnuméraires vivant, soi-disant, aux crochets de la société. En échange de politiques publiques d’assistanat les concernant, des programmes confidentiels de cybertorture expérimentale avait été mis en place. C’était probablement considéré comme un échange de bons procédés.

D’autres étaient ciblées pour des raisons politiques, ou personnels comme votre mère, et atterrissaient dans les mêmes programmes, ce qui confirmaient bien leur aspect punitif et éliminatoire, car personne ne les croyait et ils passaient pour schizos.

Ces expériences ayant permis de mettre au point une innovation technologique majeur, l’Implanto, marquant notre entrée dans la véritable révolution numérique, certains politiciens réactionnaires ont étouffés ce dossier, en considérant même que c’était un service rendu à la nation, puisqu’ en dehors de cela, ce qu’ils estimaient etre des rebuts de la société n’avaient rien à offrir d’autre que ce tribut nécessaire au progrès. »

Skye et moi étions en larmes. Notre mère avait vécu l’horreur, mais avait tenté par sa joie débordante qui n’avait d’égal que cet opaque omerta, de nous protéger.

-Vous pouvez être fières de votre mère. Elle aurait pu tourner le dos à tout cela et vivre égoïstement sa vie, mais au lieu de ça…elle a rendu au centuple qu’elle a reçu.

-Comme vous, précisai-je, en lui reprenant la main.

-Merci, c’est très gentil. Mais sans vos parents, Line et Erik, je n’aurai pas pu poursuivre mes exfiltrations et organiser les disparitions de femmes violentées. La mise au point d’Implanto, communication par empreintes cérébrales qui sont aussi que les empreintes digitales, a compliqué nos process. La géocalisation de ces femmes devenait possible et très aisée pour un bon biohacker, et c’est pas ce qui manque chez leurs prédateurs. Ce sont vos parents qui ont mis en place un nouveau protocole avec brouilleur de fréquences, et ont acheté un domaine recouvert d’un dôme électromagnétique. Ca a sauvé le programme, et tant de femmes !

-Et votre cousine qui a été enlevée et envoyée au pays. Vous avez pu faire quelque chose pour elle ? s’enquit Skye

-« Ma cousine, c’est fini pour elle. Elle est engluée dans une tout autre dimension, prise au piège d’un mariage polygame. J’ai essayé de l’exfiltrer depuis le pays, mais elle n’a pas voulu : elle avait déjà des enfants. Elle aurait pu faire un mariage arrangé, mais finalement heureux comme pour certaines, mais qui dit « polygamie » dit aussi « régime matrimonial », ce qui implique de revenir à la base de ce qu’est le mariage : c’est un contrat, protégeant les intérêts des épouses, mais surtout ceux de leur descendance.

Or, quand un patriarche monogame meurt…c’est déjà le panier de crabe au niveau des ayants droits, au regard de la succession qui relève pourtant du droit napoléonien. Votre maman en a fait les frais.

Au pays, le régime polygame, fait partie du droit coutumier…et disons que même l’astrologie, qui fait le lien entre la position des astres et l’humeur de Mme Michu dans la journée, est plus précis et concis que le droit coutumier. La coutume, orale en plus, c’est « A » le lundi, et peut-être « Z » le lendemain: ça dépend souvent de votre capacité de distribution de pagnes, caisses de bière, régime de bananes, ect….

L’interprétation de la coutume, c’est la grande roue, et la polygamie, c’est la pagaille, au niveau des droits de succession, il n’y a aucune protection juridique des ayants-droits :c’est un contrat imparfait qui , pour moi, n’a pas lieu d’être ! Mais on marie et de force de jeunes filles n’ayant rien demandé, sous ce régime ! Pour le replacer dans un contexte occidental, la polygamie du droit coutumier, c’est le genre de contrat que font les assureurs avec les clauses invisibles en police 5, noyés dans la 251éme page, dans un français abscons, et qui vous prive de vos droits au moment où vous en avez le plus besoin….Ma cousine qui était la 6éme épouse d’un inconscient, vit aujourd’hui dans la plus grande indigence. Aucun de ses « grands frères » ne pourvoit à ses besoins. Je suis la seule à lui envoyer, quand je le peux, des subsides. Excusez-moi, je me suis un peu lâchée…on touche un sujet si personnel. »

-On comprend parfaitement. Vous n’avez pas à vous en excuser. Merci d’être venue jusqu’à nous, nous parler de nos parents. Ça nous fait tellement de bien !

-« Je ne suis pas venue que pour ça. Vos parents se sont assurés que Bérénice m’introduise à vous au moment où vous seriez prêtes à m’écouter vous confier une histoire dont ils n’ont pas voulu vous embarrasser de leur vivant. Je suis en quelque sorte "la passeuse"! A présent que vous connaissez leur histoire, vous êtes préparées à faire vos choix : ils m’ont aussi confié deux enveloppes à votre attention. La première concerne votre famille maternelle et son vaste domaine familiale, dans la fédération d’Odyssea, où vivent votre grand -mère , Alma et ses enfants. C’est à trois heures de route. Vous avez certainement des cousins et cousines de votre âge que vous voudrez peut-être rencontrer. Ou Pas. C’est un choix qui vous appartient, Dans la deuxième enveloppe, vous avez l’adresse du dôme de vos parents, qui est restée un lieu de mise à l’abri pour les femmes violentées. Il est à l’opposé. Je ne vous cache pas que je préférerai que vous preniez celle-ci, afin de poursuivre le programme d’exfiltration, mais je ne dois pas influer sur votre décision. Les directives de vos parents sont très claires : Vous pouvez n’en choisir aucune, ou prendre les deux et les bruler dans la seconde suivante. Aucune contrainte. De toute façon, nous resterons en contact. Comme Bérénice et Baissé, je veille aussi sur vous. Je dois vous laisser à présent : certains groupes, adeptes du crime de haine pratiqué en meute, me surveillent. Je ne voudrais pas que votre image soit associée à la mienne : c’est trop dangereux. »

Elle les embrassa chaleureusement l’une et l’autre, et se sauva presque aussitôt.

Se rendre à la première adresse était pour nous une évidence. Skye avait par chance choisi un véhicule autonome aux options les plus avancées, ce qui nous laissa tout le loisir de débriefer cette rencontre bouleversante. Je choisis, consciente que nous aurions à affronter une prochaine lourde charge émotionnelle, le parti de l’humour :

-Alors, Mme Michu…Aka SILN, ironisai-je, vos prévisions seraient donc aussi aléatoires que vos sautes d’humeur ? Hum…

-Sérieux, j’étais trop mal quand elle a parlé de ça ! Tu crois qu’elle a entendu parler de SILN ?

-Qui n’a pas vu ta conférence TedEx, serait plutôt la question…Rappelle moi le nombre d’hololike s’il te plait ?

-Je sais, c’st aussi pour ça que j’ai tout lâché ! J’en avais marre de cette surexposition, même si elle n’était que locale. Bon ok, peut-être fédérale quand même!

-Ca répond pas à ma question…cette science « divinatoire », ça t’es venu comment ? On a grandi ensemble et tu ne pouvais même pas prévoir le jour de tes règles. C’était de l’esbrouffe, un coup de génie marketing ?

-J’aurai pas eu des taux de réussite avoisinant les 90% si ça avait été une simple arnaque. Je ne suis pas à ce point géniale. C’est juste de la science et du bon sens. On a crée un code qui permet de faire une simulation, donc une prédiction, Tout repose essentiellement sur le choix des paramètres qui va définir les différentes possibilités, le tout est optimisé par la vitesse de calcul que permet l’ordinateur quantique. Les simulations sont ensuite complétées d’éléments que je grapille lors de l’entretien…rien de nouveau sous le soleil, c’est de la psychologie pour débutant…

-Et c’est cette méthode que tu as vendu avec la boite ? Bravo ! Mais t’es vachement douée en fait. Maya avait raison : heureusement que t’es pas implantée !Tu serais bien capable de briguer la présidentielle le mois prochain…

- Ca risque pas! Nos parents avaient complétement raison sur les dérives d'un progrès scientifique mal encadré. J'aurai aimé le réaliser et le leur dire.

- Tu crois qu'on fait bien d'aller voir la famille de maman?

- J'en sais rien...On verra bien sur place, non?

- Et sinon, puisque tu es si calée en NBIC...est ce que tu saurais me dire, toi, ce qu'est Berenice exactement? On a une réelle sensation d'incarnation physique en l'approchant...la science est déjà capable de créer un hologramme aussi vrai?

- Hum...Possible. Les technologies vont tellement vite de nos jours. On a à peine le temps de tourner la tête qu'une innovation vient en remplacer une autre, et ainsi de suite. Regarde, par exemple le métavers implanté, il est trés sensoriel, je dirais même presque trés innervé: les cinq sens sont transposés dans une sorte de virtualité faite réalité, et non plus l'inverse. Je crois que même au début d'internet, à l'époque de la gratuité des codes sources, quand tout était encore un vaste espace vierge plein de possibilités, on atteignait pas ce niveau de démesure quasi vertigineux dans l'exploration de l'illimité. Les frontières sont sans cesse repoussées avec les métavers, la réalité augmentée, la réalité virtuelle, à tel point sis', que je me demande même si on en viendra pas à s' interroger sur ce qui fonde le principe de réalité.

- Waow, t'avais tout ça en toi et moi, je suis passée à côté toute ma vie, dit Kora admirative, En tout cas, t'as bien fait une filière scientique, je confirme. Tu parles déjà comme eux: en répondant à toutes les questions, sauf à celle qu'on a initialement posé.

- Non, ça c'est la politique, justemment!

La capsule s'immobilisa une demi-heure plus tard devant une grande batisse au style victorien qui se dressait fièrement au milieu d'un impeccable jardin à la française et son bassin central. Nous n'eumes pas vraiment le temps de réflechir à ce que nous allions dire, ni comment nous présenter que nous sonnions déjà à la porte. Une domestique en livrée nous ouvrit la massive porte, sans nous laisser la moindre ouverture.

- Bonjour, en quoi puis-je vous aider?

- Nous aimerions voir madame Andrieux, dis-je d'une voix claire et décidée.

- Mme Andrieux, mère ou fille?

- Peu importe, l'une des deux, si c'est possible.

- Ca ne sera malheureusement pas possible. L'une est absente et l'autre se repose. Pourriez-vous repasser dans une heure?

Nous rebroussames chemin, déçues. Une Baissé nous aurait fait entrer, permit de nous asseoir et nous rafraichir avec un verre d' eau. Ces gens arrosaient leur jardin prétentieux de plusieurs litres d'eau par jour , mais étaient incapables d'offrir un verre d'eau à un visiteur, de passage.

Nous n' eumes pas besoin de beaucoup nous concerter pour déchirer, après entente tacite, l'envellope qui les concernait. Si nos routes devaient se recroiser un jour, soit. Mais nous n'en serons pas à l'initiative. Inutile de contrarier le destin: notre curiosité avait été satisfaite.

Nous ouvrimes alors fébrilement la deuxième envellope qui contenait une adresse, un jeu de clé et une photo. Au premier plan, nos parents tels que nous les avions connus. Délurés, amoureux de la vie, autant que l'un de l'autre. Derrière eux, un chalet en bois rustique et accueillant, entouré d'une luxuriante végétation et dégageant une lumière diffuse et apaisante, depuis la grande baie vitrée de l'entrée.

Nous reprimes la route en sens inverse. L'état fédéral vers lequel nous nous dirigions était à l'extrême opposé mais l'autonomie de la capsule était suffisante. Nous n'avions encore jamais été si loin, le cloisonnement fédéral n'était pas explicite mais la mobilité était peu encouragée, voire suspicieuse. Mais au delà du simple appel à l'aventure chère à Skye, le devoir filial nous appelait dans ce cas.

Qu'il s'agisse de nos parents décédés ou de notre trinité de mères de substitution (Baissé, Fatou ou même la fantasque Bérénice), tous comptaient fermement sur notre solide détermination à vivre, non suivant les critères de réussite ou de succès établis par la société, mais dans le respect de nos aspirations les plus profondes: Trend'Art voulait m'embaucher, mais cela pouvait attendre. Le road-trip de Skye, en tiny house écolo, aussi. Peut-être même assez pour qu'elle change d'avis. Qui sait!

En revanche, il nous tardait d'aller à la rencontre de la secrète mission de vie qu'honorèrent dignement leurs parents, toute leur vie durant.

LINE ET ERIK

Une femme noire sans age avec un imposant turban africain, dégageant un large front scarifié d'un tourbillon de cercles au centre duquel s'enfonçait le dessin boursouflé d'un oeil. Berenice ouvrit en la saluant avec la familiarité de vieilles âmes se retrouvant au croisement d'un carrefour.

- Enfin, vous arrivez juste a temps! Vous n'avez que deux heures de retard. C'est parfait!

- Je me disais aussi que j'etais un peu en avance.

- Comment vous portez-vous?

- Pas comme vous! Vous faites comment pour ne pas prendre une ride. Habituellement c'est l'un des rares privilèges réservés aux peaux gorgées de melanine. Il faut croire que la mise à jour de votre programme est plus efficace que nos crèmes au collagène marin. Elles sont arrivées ?

- Oui, elles vous attendent.

Skye et Kora accueuilirent cette femme qui leur semblait familière et étrangère, à la fois. Elle avait le profil rustique de Baissé, mais tout dans sa facon d' être, de se mouvoir ou de parler l'en eloignait. Guinée se présenta à elles, après les avoir embrassé, non sans effusion et émotion.

- Excusez-moi, je suis tres émue de vous rencontrer. J'ai si bien connu vos parents. Je leur dois la vie, tout comme mes enfants probablement.

Comme vous le savez peut-être, je suis une des premières femmes à avoir bénéficié du programme de protection et d'extraction. Vos parents m'ont permis de sortir d'une situation inextricable. J'ai payé le prix cher: c'était le prix de la liberté et de la sécurité de mes enfants. Je ne les ai pas vu grandir, devenir adultes, se marier, avoir des enfants, mais je les ai protégé.

J'étais une personne ciblée, victime d' expérimentations odieuses et d'un traffic humain, à peine souterrain. Grâce à Line et Erik, vos parents, j'ai atteri dans cette dimension dans laquelle j'ai pu non seulement me réparer, guérir mes blessures mais probablement aussi "sauver" la famille dont je suis issue, et qui s'était mise à me cibler. Et je ne savais pas à quel point cette étape était nécéssaire à ma résilience avant d'arriver ici. Lorsqu'on est bléssée, on répond souvent à la haine par....peut-être pas de la haine, mais une forme de protectionnisme et de rejet. Or si une partie du harcélement est liée aux technologies furtives et confidentielles, une autre est définitivement spirituelle.

En arrivant ici, j'ai immédiatement rejoint ma famille, disons le clan qui correspond à ma famille dans cette dimension. Le clan Mongo. Ils n'ont rien à voir avec leurs alter-egos du monde dont je suis issue: ils vivent comme nos aieux, une vie simple proche de la terre. J' ai retrouvé, dans cette dimension, la plupart des personnes que j'ai quitté ...du moins leurs doubles, si tant est qu'on puisse parler de duplication, à l'exception de mes 3 enfants. Dans ce monde, mon alter-ego n'a pas vécu au delà des première heures de gestation. Puisqu'elle est mort-née, mes enfants n'ont donc pas pu exister dans ce monde. Et pourtant, j'étais attendue. Le Nganga, le guerisseur du clan, savait que je viendrai. C'est lui qui a aidé, à regret, ma mère à faire passer sa grossesse, mais pour lui, j'aurai du naitre. Il m'a vu plusieurs fois en songe et savait que je reviendrai vers eux, d'une façon ou d'une autre, sous une forme ou une autre.

Il m'a initié au voyage astral. Certes, je n'ai pas encore son niveau de maitrise, mais j'ai déjà vu mes enfants en songe. Ils vont bien, tous les trois et sont devenus des personnes formidables. C' est le plus important!

Comme le Nganga, je peux dévoiler ce qui est caché à l'aide de plantes, et faciliter le voyage mystique qui permet la délivrance des âmes. Aujourd'hui, les grains, cauris, écorces, dents de fauve et pierre de lune ont remplacé mes tableaux, pinceaux et fusain. A vrai dire, ça ne me dépayse pas tant que ça: c'est une autre forme d'exploration du réel et de restitution de ce qui est imperceptoble à l' oeil pressé. Grâce aux différents états de transe et aux portails que nous pouvons atteindre en glissant à travers les différentes réalités astrales, nous pouvons interpréter le Ndimsi, le mystère. C'est quelque chose qui n'est ni bon, ni mauvais: il permet juste de voir au delà du temps et de l'espace. L'appeler sorcelelrie, avec le sens que l'on donne à ce mot, est un abus de langage.

Dans mon cas, le réel a été un retour aux sources, à la famille, au clan, à l'unité, à toutes ces choses dont le harcélement en réseau et la cybertorture avaient modifié, ailleurs, les règles sacrées pour en faire des régles de domination, de prédation, au détriment des régles séculaires de réciprocité dans la digne lignée de nos vénérables ancêtres.

Au delà de ma propre personne, les équilibres du clan qui avait été détruit dans une autre dimension, ont été restaurés dans celle-ci. J'ai pu être sauvée dans tous les sens du terme, pas seulement d'un ciblage qui allait me tuer à moyen terme, mais aussi de l'effondrement civilisationnel de ma culture, condamnée dans l'autre dimension. Ma dette à l' égard de vos parents, de votre famille, est immense.

Profitant d'une pause volontairement marquée par Guinée qui retrouvait dans les traits de chacune d'entre nous, des expressions ou traits de nos parents, Skye demanda:

- Mais pourquoi nous parlez-vous de tout ca? En quoi sommes-nous concernés?

- D'après le Nganga, en arrivant dans cette dimension, j'étais poursuivie par un serpent, auquel j'ai échappé de justesse. Je peux voir à présent qu'il plane sur l'une de vous, mais tout ne m'a pas encore été révélé, ajouta t-elle en nous fixant alternativement.

- Mais...Comment tout cela peut-il être réel, Guinée? Vous parlez de saut temporel, réalité multi-dimensionnel, mondes parrallèles...et maintenant d'un boa géant? En quoi, tout ceci est -il réel? Sans vouloir vous offenser, est-ce que ça ne serait pas un des effets du stress post-traumatiques?

- Déjà, j'ai pas parlé de boa géant, dit-elle en riant, Cela pourrait être un python, un cobra...et puis pourquoi géant? Vous aimez vous faire peur? Y'a pas de bons cinéverses pour cela?

- On est pas implantées, donc les cineverses nous sont aussi inaccessibles que ce que vous nous expliquez, répondis-je sur le même ton léger.

- Vos parents vous ont pas fait ça? demanda t-elle dans un tonitruant éclat de rire, sérieusement? Vous êtes pas implantées alors que même le nganga du village a de temps en temps, cette position ridicule et crispée de tête rejetée en arrière et yeux vitreux? Je crois que je les en aime d'autant plus! Vos parents étaient des visionnaires. Ils ont crée un protocole d'une complexité et en même temps d'une simplicité désarmante. C'est trés juste de parler d'imagination, même si croyez-moi elle est bien plus proche de la réalité qu'on ne le pense. On a tendance à les opposer, or l'état physique dits "réel" et l'état de "rêve" sont deux états mitoyens, aux frontières poreuses. Ils peuvent être superposés avec la possibilité de ne plus les distinguer, et d'avoir une interaction de l'un sur l'autre. Cela est aussi vrai pour les dimensions antérieures, le passé, car le temps n'existe pas en dehors de nous-même. Erik adorait nous rappeler que le temps ne passait pas, que c'est nous qui passions, et qu'à ce titre le temps n'etait qu'une illusion. Je vois à vos sourires qu'il a du vous bassiner aussi avec cet axiome. Tout ce que nous tenons pour vrai peut-être déconstruit: plus on nous donne de technologies, et moins on nous offre de connaissances. Cette déconstruction de l'idée du temps, peut aussi être appliqué à la matière....qui ne représente que 5% de ce qui nous entoure, et que nos 5 sens interprétent comme étant la réalité, principe auquel vous souhaitez toutes les deux vous raccrocher. Et je le comprends. Mais réalité n'est pas forcémment vérité!

La majeure partie de ce qui nous entoure et même de ce que nous sommes nous échappe, et comme cet étendue nous est inaccessible, nous l'avons apellé "vide" , mais la vérité est que nous ignorons de quoi ce monde invisible, ce vide, est composé et de quelle façon il interagit avec nous. Alors nous essayons de l'appréhender via la science, ou la spiritualité.

Le programme qui persécutait dans l'autre dimension, les personnes comme moi, les targeted individuals comme nous étions confidentiellement nommés, était un programme maléfique, s'appuyant sur des technologies d'essence satanistes. La seule façon d'en sortir était un protocole extra-ordinaire et extra-dimensionnel, en hackant les lois de la physique comme vos talentueux parents l'ont fait!

- Si ce que vous dites est vrai, l'interrompit Skye, suspicieuse, cela signifie que nos parents peuvent aussi être présents quelque part, encore en vie comme vous aujourd'hui?

- Je ne saurai vous le dire, admit Guinée, Je ne suis pas là pour ça ...aujourd'hui.

Mais Skye ne la lacha pas pour autant, je reconnus sans peine la détermination qu'elle avait bati au fil des années, et qui ne souffrait ni limites, ni obstacle. Elle insista, les lèvres crispées:

- Guinée, est-ce que nous les reverrons un jour?

- Je ne suis pas autorisée à vous le dire; Cela fait partie des mystères qui ne peuvent encore être révélés. Même dans le désordre et le chaos apparent vous savez, il y'a un ordre que l'univers lui seul connait? L'ordre, oui, il y'a toujours...

- Mais comment peuvent-ils ne pas vouloir nous revoir, explosa Skye, en larmes, Ordre? Mais quel ordre? Nos vies ont été foutues en l'air à cause de leurs utopies et idéaux de merde!!!

Elle s'était levée sous l'effet d'une colère impuissante, et hurlait. Guinée restait impassible.

-Vous savez, trancha t-elle avec un calme incisif, je n'ai pas revu moi-même mes enfants!

- C' est plus que je ne puis en supporter, dit Skye en saisisant son gilet, prête à sortir.

Je la retins, et passant mes bras autour de ses épaules dans un geste tendre, l'enjoignit à s'assoir. Et même si la consolation était maigre, je l'embrassai sur le front comme le faisaient nos parents.

- Ok, Guinée, repris-je une fois ma soeur apaisée, d'un point de vue technique, comment ça fonctionne cette extraction? Comment le protocole fonctionne d'un point de vue scientifique et comment s'inscrit-il dans le dôme? Notre époque moderne et si avancée n'a jamais entendu parler de ça. Je suis à peu prés certaine qu'aucun des programmes telechargeables, même les plus avant-gardistes, des benesciencias à la pointe de la technologie, ne propose un tel contenu. Comment est-ce possible?

La voix de Skye, qui gardait dans un renoncement vaincu la tête baissée, devança celle de Guinée.

- C'est possible grâce à la stabilisation de l'énergie et de la vitesse quantique, probablement par le moyen de Qbits avec impulsions lasers espacés.

Je regardais Skye, avec effarement mais sans surprise excessive.

- C'est quoi une sorte de téléportation?

- Oui, une téléportation quantique basée sur le principe d'intrication. Papa faisait des recherches dessus. Je m'en souviens.

Bérénice, comme à son habitude de tomber aussi inopinément qu' une perruque dans la soupe, fit théatralement son appartion.

- Bien Skye, c'était ma partie normalement, mais je vois que tu es aussi redoutablement douée qu'Erik. Le protocole de vos parents se base sur l'idée de patron d'interférence, et copie grosso-merdum l'expérience de Young. Un état de superposition en deux endroits distincts ...tant qu'on n'y regarde pas de trop prés. Et pour répondre partiellement à ton interrogation Skye, il se trouve que dans le cas de Guinée, son double mort-né, lui permet d'exister ici sans risque de destruction majeure. Tire en les conclusions que tu peux, ma belle. Nous n'irons pas plus loin sur cet aspect là et tu sais pourquoi.

- La moindre intrusion entraine un nouveau calcul ou reinitialisation, donc l'annulation d'autres possibilités. D'autres réalités possibles, oui je sais, admit Skye, à regret.

Cherchant à changer de sujet afin d'atténuer la deception de ma soeur, je demandai précipitamment:

- Vous évoquiez tout à l'heure un serpent, qu'en est-il?

Guinée rassembla ses idées, et après un bref silence, se lança:

- Je ne voudrais pas vous induire en erreur, et faire une erreur d'interprétation, car la figure du serpent revêt une représentation proteiforme.

Le programme d'élimination qui m'avait ciblé reposait sur un enchevêtrement de manipulations: les tortionnaires eux-mêmes étaient manipulés par le biais de leurs systèmes de croyances, puis ils étaient controlés et corrompus par le biais de leurs vices: Images suggestives, manipulation des zones du cerveau spécifiques et usage de drogues...Rien n'était épargné aux tortionnaires, parfois à leur insu afin d'optimiser leurs capacités, exciter leurs cruautés et manipuler leurs sens.

Les commanditaires et organisateurs de ces programmes ont encouragé chez des profils borderline, et recrutés pour cela, les dérives de bacchanales sordides et pratiques déviantes.

Telle une experience de Milgram decuplée, ils exerçaient sur ces executants une autorité abusive et un controle social total. L'implication de ces derniers, les tortionnaires...en d'autres temps j'aurai dit "Kapos" dans de graves actes de torture les rendaient à la fois complices conscients de cette entreprise de déshumanisation , et objets non-consentants d'une étude encore plus informelle: celle de leur propre capacité de soumission à des ordres contraires à l'éthique et à la morale. Voire à aller au delà, ce qui explique les nombreux cas de dérives entrainant une mise en abyme de ce processus d'élimination sociale: un harcélement dans le harcélement. Cela arrivait lorsqu'un réseau local organisait un tel sous-modèle économique en volant la cible au delà de ce qui était initialement prévu: ses prestations sociales, ses comptes bancaires, son accès au logement, au travail....et même les faveurs d'un soupirant au capital sovcial trop elevé, pouvant compromettre la mise en oeuvre de cette lente agonie.

Cela pouvait prendre des formes encore plus graves : des réseaux pédocriminels, du traffic d'êtres humains avec viol répété et prostitution forcée sous GHB...

Les commanditaires, sauf commande spéciale, laissaient toute latitude aux kapos de gérer ce recel en obervant scrupuleusement leurs objets d'étude secondaires, et l'impact que cela avait sur le délitement des liens de solidarités des corps intermédiaires qu'étaient les familles et les communautés. Ainsi que l'inévitable recul d'état de droit. Nos tortionnaires étaient encore dans la tranquille phase "covert" du harcélement global, celle que chacun de nous, personne ciblée, avions connu avant que la phase frontale ne s'abatte sur nous avec une violence irreversible et cataclysmique.

Ils ont détruit des familles entières en encourageant le viol, l'inceste, la pédophilie chez leur kapos. L'instrumentalisation jusqu'au dégout, de leurs vices permettaient de les faire plonger toujours plus loin dans ce crime de haine.

Les rapports autrefois sains de tendresse et affections, glissaient vers des liens unilatéraux de domination et de prédation, ou au mieux des liens d'évitements."

Guinée marqua une pause, visiblement éprouvée.

"Désolée, l'âge...On a plus grand monde à qui parler à nos âges, on digresse vite quand on capture une oreille attentive. Désolée, revenons en au serpent...oui, le serpent prend des significations différentes, suivant les cultures. Ce programme d'élimination systémique, solution finale optimisée, ne pouvait l'ignorer puisque tout référentiel culturel était récupéré et instrumentalisé. Dans ma culture, le serpent représente une divinité aux cheveux de serpent, une sorte de Méduse, à qui sept vierges furent sacrifiées dans un passé lointain. Dans la culture édeniste, son aspect phallique et maléfique prime. Il est celui qui entraina la chute de la femme originelle, en la poussant à pécher. La maitrise de ces mythes culturels, la neutralisation de l'affect et le sentiment de secret partagé a aiguisé l'hybris naturel de profils à la dangerosité jusqu'ici muselé par la peur ou le censure social du tabou. Ils sont passés de pensées lubriques au viol, parfois multiples comme ce fût mon cas. Mais plus grave encore était l'emprise, comme système coercitif et de légitimisation de ces actes barbares, par une incroyable inversion des valeurs dans laquelle la luxure était érigé en vertu.

Lorsque des familles, des communautés entières se sont laissées piéger par leurs propres vices, institués en crime de toute-puissance et pacte aussi secret que démoniaque...dès lors, comment faire société?

En faisant voler en éclats les interdits, garants des équilibres sociétaux, ils ont tous partagé une turgescence honteuse, et d'autant plus dangereuse qu'elle avait la vélocité débridée d'un reptile sournois, concupiscent traquant lubriquement sa proie. Le chaos.....

Un chaos organisé en système délétère, mais d'où pourtant -depuis toujours- naissent les étoiles, dit-on.

Elle nous regarda en souriant, confiante, et reprit:

- A condition de trouver en soi les ressources pour l'affronter et travailler à une résilience créatrive...C' est ainsi que j'ai dû affronter ce serpent 7 nuits! Le premier jour de mon arrivée, je n'étais reconnue de personne à l'exception du Nganga. Les gens se détournaient de moi, même après avoir été informée de mon identité d'être dupliqué. Ma propre mère pleurait en baissant les yeux afin de n'avoir pas à croiser les miens. Le Nganga m'encouragea à trouver mon nom caché, mon nom secret, celui avec lequel mes parents avaient "pensé" en leur coeur, la Guinée de cette dimension. Vous imaginez mon désarroi! S'il fallait donner à nom à chaque chose n'ayant pas existé, chaque ébauche de vie se baladant dans les limbes...hum! Et c'est pourtant ainsi que les enfants naissent ici, dabord dans le coeur, avant d'envahir le corps de leur mère. Pendant 7 nuits, ce serpent m'a tourmenté jusqu'à ce que je saississe sa peau visqueuse et écaillée entre mes deux mains nues et que j'arrache sa gueule ouverte à pleines dents, avant de la recracher, inerte.

En rendant l'âme, ce serpent m'a restitué mon identité cachée et donc mon nom secret. Dès lors, chaque chose a repris sa place et j'ai été accueillie avec chaleur par les miens et leurs proches, comme si j'avais toujours appartenu à ces lieux.

Je sais que cela a aussi été le cas , par l'effet d'une supraconnectivité, dans la dimension quej'ai laissé. Je sais que les choses se sont aussi apaisés pour mes enfants et que même si nous ne nous voyons pas, nous sommes à jamais liés.

C'est sur toi que pèse à présent ce danger Skye...je ne le sais que depuis les 30 dernières secondes. Ne me demande pas comment: Nous ne sommes que des vecteurs neutres , nous autres passeurs. Je ne suis ni Line, ni Erik, ni Béré, la pie qui devient plus taiseuse qu'une carpe quand il s'agit des vrais choses."

Elle ricana à ces derniers mots. Skye et moi, nous regardâmes interdits. Le logo de la boite montée, puis vendue, par Skye était un entrelacement de serpents qui dansaient.

- Je comprends pas trop....ça signifie quoi? Je vais mourir étouffée dans mon sommeil par un serpent à sonnette, ou être transformée en pierre par une vieille méduse locksée parce que j'ai confié la conception de mon logo à un type un peu barré, en mal d'imagination! Je lui ai dit en plus que je n'aimais pas ce logo!

- La luxure ou la colère ne sont que deux interprétation du mystère. Le myangi peut en compter autant qu'il existe d'âmes, précisa Guinée.

Alors que je recherchais inquiéte, celle qui aurait pu s'appliquer au seul être au monde que j'aurai plus que ma vie et dont j'avais la responsabilité, la voix de Skye s'éleva timidement:

- Je dois t'avouer quelque chose Kora...et tu ne vas pas apprécier. J'ai été au garage du Val de Garde pour me faire injecter un nano-implant piraté. Sa durée de vie est limitée, c'est temporaire. Je peux me le faire retirer au même endroit sans danger.

- Oh non...pas ça, m'entendis-je crier.

- Je suis désolée soeurette. C'était la seule façon de passer les multiples barrages fédéraux, si je voulais poursuivre mon projet de road-trip. Je n'ai pas réalisé à quel point la mobilité citoyenne était entravée: voyager sans être implantée est carrément impossible dans un monde aussi connectée. Je voulais pas t'inquieter ou t'embêter avec ça, d'autant plus que c'est provisoire...c'est juste pour avoir un numéro d'empreinte cérébrale dont l'immatriculation sera reconnue, sans que cela ne soit pour autant définitif. Je te l'aurai dit...une fois de retour, et la puce retirée. Je sais, ce n'est pas sans danger...mais ils sont reconnus comme étant les meilleurs, et les plus safe, faussaires. Je...Je suis désolée. Pardonne-moi!

Sous le choc, je pris ma tête entre les deux mains, fixant le sol, catastrophée et m'appretant à être toute engloutie par l' abyssale brèche qui ne manquerait pas de fendre le sol ferme en deux. Une pensée fulgurante et rageuse, me traversa:

- Et toi, Béré, en effet, t'es bien silencieuse. On t'entend plus! Je croyais que tu étais "omnisciente"! Que tu voyais tout, savait tout, anticipait tout!

- Omnisciente n'est pas synonyme de "mouchard", rétorqua t-elle avec flegme.

______________________________________

Celle-ci est fondamentalement une troisième, car elle inspire la peur: à la fois celle de l'origine du monde, mais aussi du néant, le gouffre...Je crois que certains doivent se le représenter comme un trou noir, limite!

C'est un AKA féminin, Oui, c'est laid. Tant mieux, on est pas là pour plaire, il s'agit de TERRORISER l'adversaire,

et défendre le territoire du sacré féminin!

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