29

8 minutes de lecture

Elle ferme les yeux une seconde, se concentre sur sa respiration comme le lui a appris la psy. Elle pense Autant profiter de ce temps de trajet pour m’organiser, et déjà les tâches se remettent à défiler dans son esprit, sauf que cette fois elle se concentre pour mieux les ordonner, les ranger dans des cases d’agenda imaginaires. Ce soir, elle se repose, de toute façon il est trop tard pour quoi que ce soit. Demain, elle appelle le frère. Qu’importe l’heure, au pire elle laissera un message, tant pis si c’est encore le milieu de la nuit de son côté de l’Atlantique, tant pis s’il est déjà dans l’avion, mais non la mère lui a dit qu’il n’arrivait que dans deux jours. Elle tient à l’informer qu’elle est au courant et qu’elle compte sur lui pour gérer quelques affaires. Elle lui refourguera la vente de la maison, tiens ! À bien y réfléchir, elle n’a rien à y récupérer, rien de si personnel, rien de vital, enfin peut-être que si, ça mériterait qu’elle y jette un œil mais elle sait très bien que si elle commence elle voudra tout garder et ce sera compliqué et si elle veut pas se faire des nœuds au cerveau c’est sûrement plus simple de laisser Pierre gérer ça comme il le souhaite. Après tout, il était au courant bien avant elle pour le viager, ce serait dans l’ordre des choses. En revanche, elle s’occupe de la partie funérailles. La mère a raison, elle le comprend maintenant : le frère est trop matérialiste, trop rationnel. Il serait du genre à dire De toute façon elle est morte elle voit pas ce qui se passe on va l’enterrer avec Papa ce sera plus simple et ils seront très contents de se retrouver, ils mangeront des pissenlits comme ils faisaient chaque hiver mais cette fois ils les commenceront par la racine. Et il rigolerait de son rire gras, son rire de beauf, son rire qui clame De toute façon j’ai réussi dans la vie donc j’en ai rien à foutre de ce que tu penses de moi, son rire qui ne suffit pas à camoufler les peurs et les faiblesses tapies derrière. Elle secoue la tête. Résume du bout des lèvres J’appelle Pierre demain, il s’occupe de la maison et moi des funérailles, point.

Il faudra qu’elle prenne un moment pour annoncer la chose aux enfants, aussi. Pas ce soir. Ça peut attendre le lendemain. De toute façon, elle est certaine de ne pas dormir cette nuit, ça lui laissera le temps de réfléchir aux mots à leur sortir. Quelque chose de pas trop déprimant, si possible. Poétique, même. Il existe sûrement des textes sur la question, des beaux trucs écrits par des grands auteurs, elle pourrait s’en inspirer, leur en lire un extrait. Non. Trop surfait. Faut du naturel pour ces trucs-là. Laisser l’émotion primer sur la forme. Elle s’y voit déjà, Jo descend l’escalier, la tête encore dans le pâté, il grogne un bonjour, elle attend qu’il se verse son verre de lait avant de mettre les pieds dans le plat, Au fait ta grand-mère est morte, il arrêtera son geste, le verre encore à moitié plein, ou à moitié vide, les yeux dans le vague, elle laissera quelques secondes de silence avant d’expliquer, C’était une femme très forte, très digne, elle a choisi de le rester jusqu’au bout et de se suicider plutôt que de s’engager dans une longue course contre l’incertitude et d’éventuelles maladies et l’ennui et tous ces trucs qui vous conduisent sur un lit d’hôpital avant que vous ayez eu le temps de dire ouf et… Non, trop long. Surtout au petit-déjeuner. Peut-être qu’il vaut mieux éviter de trop y réfléchir, laisser parler l’instant, l’humeur du moment. Ça ne l’empêchera pas de cogiter toute la nuit, elle le sait, mille autres discours vont se succéder au-dessus de son oreiller, mais le moment venu elle laissera les mots couler comme ils viennent.

Pour son chef, en revanche, elle mettra les formes. Dès demain, elle envoie un message. Avant le réveil des enfants, même : elle prend son café et elle écrit ça. Tant pis si la mère n’est pas encore morte à ce moment-là – elle n’avait pas l’air prête à changer d’avis, donc difficile d’imaginer que ce ne soit pas pour ce week-end, sûrement même dès ce soir. C’est peut-être déjà fait, elle pense, alors elle attrape son téléphone sur le siège à côté, déverrouille l’écran, une notification, elle ouvre, une promo valable uniquement le lendemain dans une parfumerie, bon, d’accord, c’est pas la mère, en même temps elle allait pas envoyer de sms elle-même pour annoncer Ça y est je suis morte ! ou Hop je mange mon bocal, Bon appétit à… Un raclement la fait sursauter, ses yeux reviennent sur la route, elle était trop à droite, les roues sur la bande rugueuse. Elle corrige la trajectoire, secoue la tête, inspire, expire, inspire, pose le téléphone sur ses cuisses pour le sentir vibrer si quelqu’un envoie quelque chose, mais qui, les pompiers les voisins les pompes funèbres Pierre J’en étais où déjà ? Le chef, oui, elle lui enverra un mail, simple, juste une ou deux phrases, quelque chose qui montre qu’elle gère la situation en femme efficace et pragmatique, Ma mère est décédée, mon frère réside à l’étranger donc je dois gérer les funérailles et la succession, je ne pourrai pas honorer notre rendez-vous de lundi, je vous propose de le reporter au mercredi, cordialement. Oui, ça fait pro, elle ne pose pas de questions mais prend les devants, comme si elle lui annonçait la nouvelle en le regardant droit dans les yeux, sûre d’elle-même, sans flancher, tout ce dont elle est absolument incapable de…

Une voiture lui fait une queue de poisson juste après l’avoir doublée dans un virage, celui qui descend, ça tourne pas tant que ça mais elle est jamais à l’aise ici. Elle freine, elle aime pas se retrouver collée à la voiture de devant, elle méprise ceux qui l’obligent à ajuster sa conduite à leur mauvais comportement, elle déteste qu’on la sorte de ses pensées, ses mains se crispent sur le volant, ses mâchoires se serrent, ses pensées se fixent sur une image : la voiture de devant emboutie dans la rambarde quelques virages plus loin, le crâne de son conducteur éclaté contre son pare-brise, et pan, bien fait ! Ce n’est que de l’imagination, bien sûr qu’elle ne souhaite pas la mort de ce conducteur-là, fut-il dangereux. Elle s’en veut aussitôt, elle sait que c’est mal, mais l’idée la défoule, d’ailleurs si elle pouvait elle tuerait dix, vingt, cinquante, cent, mille chauffards en échange de la vie de sa mère. Pourquoi faut-il que ce soit elle qui se suicide plutôt que le conducteur de devant ? Certes, lui aussi doit avoir une famille, des gens qui l’aiment, mais son anonymat aux yeux de Sonia le rend plus facilement condamnable, une victime expiatoire parfaite, semblable à tous ces personnages qui meurent dans les fictions sans qu’on ne s’en émeuve jamais. Ce n’est pas la première fois qu’elle espère ainsi la mort d’autrui. C’est même fréquent. Elle secoue la tête. On n’avoue ça à personne, surtout pas à sa famille ou à ses proches, même pas à de bons amis – en tous cas les siens ne sont pas assez dignes de confiance pour qu’elle en vienne à confier des choses pareilles. Ils la traiteraient de folle, la renverraient aussitôt chez sa psy en conseillant cachetons et camisole. Pourtant, peut-être qu’eux aussi nourrissent le même genre de pensées, peut-être que c’est courant, universel, humain, peut-être que c’est une pulsion naturelle d’imaginer faire du mal aux autres dans cette société qui l’interdit à ce point, y a qu’à voir l’omniprésence de la violence dans les films les séries les bouquins. On est des animaux, après tout, elle se le rappelle souvent pour mieux comprendre ou justifier certains de ses comportements, on est des animaux avec une conscience brimée en permanence par mille règles de vie en société : ne tue pas, n’embête pas, ne touche pas, ne dérange pas, ne parle pas trop fort, ne roule pas trop vite, ne fume pas, ne sors pas trop tard le soir, ne gaspille pas les ressources… Forcément, au bout d’un moment à intérioriser tout ça, la pression finit par monter au point que les vannes cèdent, au moins en pensée. Sonia n’excuse pas les violences observées dans la rue ou à la télé, pas du tout, elle trouve ça abject, mais elle comprend, elle aussi si elle pouvait elle le ferait, elle passerait à l’acte, peut-être pas pour tous les trucs qu’elle a visualisés en pensée mais pour les plus gros, c’est sûr, ça lui aurait fait du bien, elle ne serait peut-être pas si névrosée aujourd’hui, pour reprendre les mots de la psy, d’ailleurs là si elle pouvait ce serait son chef qu’elle tuerait, ou peut-être pas tuer, non, elle ne le porte pas dans son cœur mais elle ne le hait pas à ce point, elle se contenterait d’une bonne grosse maladie, une gastro carabinée qui le cloue au lit, ou un petit covid si c’est encore de saison, comme ça pas besoin d’envoyer ce mail, c’est lui qui prend l’initiative, c’est lui qui devient coupable de ne pas honorer leur point mensuel – ce serait tellement plus simple.

Pour sa mère, en revanche, elle n’a jamais connu de telles pensées. Elle se concentre et essaie de se souvenir des pires moments vécus ensemble, de ses pires rancœurs. Elle l’a détestée, bien sûr, à certaines périodes. Elle a rêvé de fugues, de prises de distance plus ou moins définitives. Mais jamais de mort, ni de maladie. Même au plus noir de son imagination, elle n’a jamais su souhaiter de mal à sa mère. On est tous des animaux, elle se le dit à nouveau, et peut-être est-ce biologiquement impossible de désirer tuer sa mère, en tous cas du moment que celle-ci n’a rien fait de mal, c’est sûrement différent pour les gamins abusés ou battus, d’ailleurs elle repense à la confession de sa mère, Tous les jours j’ai souhaité la mort de ton grand-père, elle crache un Putain ! retentissant, elle s’en veut d’être passée à côté d’un truc aussi énorme, comment la mère a-t-elle pu tenir un tel secret toute une vie, comment a-t-elle résisté au désir de vengeance ou à l’envie d’en finir, comment… Sonia se tourne vers le siège passager, tend le bras, repousse le sac à main, regarde la route pour suivre sa trajectoire, cherche à l’aveugle l’enveloppe, y glisse les doigts, en tire quelques feuilles, Il y a forcément plus de détails là-dedans, elle parcourt la première page, l’écriture manuscrite de sa mère, c’est écrit petit, on n’y voit rien de nuit, C’est sur l’autoroute qu’ils devraient mettre de la lumière plutôt que dans une zone commerciale déserte, elle allume le plafonnier, Chère Sonia, ça a l’air de commencer par des banalités, évidemment, elle ne va pas y aller d’emblée avec des révélations comme ça, elle tourne la page, les autres lui glissent des doigts et tombent entre le siège et le frein à main, elle se penche pour ramasser, elle croit lire le mot Père quelque part elle tend la main elle

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Tocca ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0