Échos
de
Chemcia

Partie I – L’impossible lecture
Un livre sans fioritures, pensa Anabelle au premier abord. Mais un je-ne-sais-quoi lui disait qu’il fallait l’entamer. Le dézinguer, pour ainsi dire.
Était-ce le destin ? Ce foutu destin encore, qui frappe à la porte et fait semblant d’avoir déjà sonné deux fois.
Non, cette fois, elle prendrait le temps de le lire, ce foutu bouquin.
Les premières lignes l’avaient intriguée :
« Loin, sans faux-semblants, se terre une vérité que les initiés pensent connaître et que les ignares outrepassent. »
Ces quelques lignes avaient suffi à piquer son attention.
Ne vous méprenez pas, chers lecteurs : Anabelle aimait finir ce qu’elle avait commencé.
Le problème, c’est qu’elle ne débutait jamais rien.
Mais cette fois.
Oui, cette fois, elle le ferait.
User de son libre arbitre n’est pas donné à tout le monde, s’étonna-t-elle de penser.
Ce jour-là, il était simplement temps.
Lire, elle aimait ça. Elle aimait, comme beaucoup, l’idée d’aimer lire.
Seulement, l’attraction de celui-ci était particulière. Peut-être était-ce parce qu’elle l’avait choisi.
Elle se remémora la dernière fois qu’elle avait fait un choix :
Au supermarché ?
À son mariage ?
À la dernière fois qu’elle avait dit oui à une soirée en pensant très fort non.
Non, non. Cette fois, c’était un choix délibéré.
Les jours suivants ne furent qu’un amas de tentatives infécondes et d’interruptions toujours plus inventives.
Anabelle avait essayé de lire au petit-déjeuner, mais Clodaire — dont le patronyme annonçait déjà la catastrophe — avait renversé son verre de lait.
Un bain que Cléopâtre même eût jalousé nécessita une intervention immédiate.
Elle avait tenté de se réfugier dans la salle de bain, pensant y trouver un sanctuaire, mais Laura avait eu une urgence pipi, suivie de près par Marcus — dans un élan buccodentaire fortuit — qui avait besoin de sa brosse à dents.
Une nouvelle copine à impressionner, sans doute. L’hygiène lui étant terriblement inconnue au bataillon.
Même le jardin, qu’elle considérait comme son dernier bastion de paix, s’était révélé être un piège.
À peine avait-elle ouvert Le murmure des étoiles sous le pommier qu’une nuée de moustiques affamés avait décidé de faire d’elle leur festin, la forçant à battre en retraite, couverte de piqûres.
Un fameux complot, ourdi par la nature même.
Elle qui ne laisse pourtant jamais aucune femme en reste.
Un après-midi, désespérée, Anabelle avait décidé de tenter l’impossible : lire pendant la sieste de Clodaire.
Une fenêtre de deux heures, un luxe inouï.
Pourvu qu’il se paluche avant, devant un vieux stream réchauffé — deux heures trente de sursis lui tendaient les bras.
Exit le sopalin ; elle prendrait ce qu’il y avait à happer.
Installée sur le canapé, le cœur battant d’excitation.
Elle avait même mis son téléphone en mode avion.
Une prouesse technologique qui la ferait voyager davantage.
Le silence était presque lourd.
L’habitude des pas feutrés relégués à l’adolescence — ces moments suspendus où, rentrant à 3h du matin au lieu de 23h, elle parcourait le hall d’entrée de ses parents, priant le ciel qu’une algarade ne la surprenne — n’était décemment pas celle de sa progéniture.
Une autre époque, dirait l’aigri.
Une regrettable négligence, dirait le fataliste.
Une réalité crue, pour Anabelle.
Elle commença à lire, et pour la première fois depuis des jours, elle se sentit emportée.
Le vaisseau d’argent fendait les nébuleuses, les personnages prenaient vie, les concepts philosophiques virevoltaient.
Elle était là, vraiment là, flottant dans l’immensité cosmique, voyeuriste assurée, presque cooptée par les héros.
Puis, un bruit. Un léger grattement.
Elle leva les yeux.
Pacha, son chat — qui n’était pas le sien et qu’elle supportait par habitude, pour avoir cédé, encore, aux atermoiements simultanés de ses deux rejetons — était en train de faire ses griffes sur le dossier du canapé, un sourire narquois sur le museau.
Comme on leur en connaît.
Anabelle soupira. Elle le chassa avec juste assez de douceur pour éviter une plainte de la SPA, mêlée d’une concentration de multi-tâches dont seules les mères peuvent faire preuve.
Ce soi-disant don biologique ne suffit toutefois pas.
L’interruption avait brisé le charme.
Elle relut la phrase, puis une autre, mais l’immersion était perdue.
Elle entendit alors un léger ronflement.
Clodaire. Il s’était réveillé.
La sieste n’avait duré que vingt minutes.
Un orgasme mal digéré, sans doute.
Même les actrices n’ont pas le temps de jouir, paraît-il.
La frustration d’Anabelle atteignait des sommets.
Elle avait l’impression de vivre dans une bande dessinée où chaque case était coupée par une bulle de dialogue inattendue.
Une sorte de paranoïa auditive s’empara d’elle, la faisant sursauter au moindre bruit, anticipant la prochaine interruption.
Le livre, autrefois un objet de désir, était devenu un symbole de son échec, un rappel constant de son incapacité à s’accorder un moment de plénitude.
Elle le regardait avec un mélange d’amour et de ressentiment.
Il était là, si proche, et pourtant si inaccessible.
Elle avait même envisagé de le lire en cachette, sous les couvertures, mais le monstre sous le lit l’aurait lui-même dérangée :
la fatigue la rattrapait toujours avant qu’elle ne puisse même ouvrir la première page.
Un jour, alors qu’elle tentait de lire dans la voiture, garée devant l’école en attendant Laura, une mouette avait décidé de faire ses besoins sur son pare-brise, masquant la vue et la forçant à sortir pour nettoyer.
Une autre fois, alors qu’elle s’était levée à l’aube pour avoir un moment de tranquillité, le détecteur de fumée s’était mis à biper, signalant une pile faible.
Même ses rêves étaient peuplés d’interruptions, où des personnages de son livre se transformaient en enfants réclamant un verre d’eau ou en voisins demandant du sel.
Anabelle se sentait piégée, son esprit constamment sollicité, incapable de se poser, de se concentrer, de s’évader.
Le murmure des étoiles était devenu un cri silencieux, une promesse non tenue, une torture douce et incessante.
Un soir, après une journée particulièrement éprouvante, où même la lecture d’un article de blog semblait être du Chateaubriand, Anabelle s’effondra sur le canapé.
Le livre, Le murmure des étoiles, était toujours là, sur la table basse, comme un reproche silencieux.
Elle le regarda, non plus avec frustration, mais avec une étrange lassitude.
Elle avait l’impression d’avoir mené une bataille perdue d’avance.
Et si, se dit-elle, la lecture n’était pas faite pour elle, du moins pas de la manière dont elle l’avait toujours conçue ?
Elle prit son téléphone, non pour répondre à un énième message, mais pour chercher quelque chose de différent.
Elle tomba sur une application de livres audio.
Elle hésita.
Ce n’était pas la même chose.
Pas le contact du papier, pas l’odeur de l’encre, pas le plaisir de tourner les pages.
Mais la voix d’une narratrice, douce et posée, commença à lire les premières lignes du Murmure des étoiles.
Anabelle ferma les yeux.
Le vaisseau d’argent fendait l’obscurité interstellaire.
Elle était allongée, les yeux clos, et pourtant, elle voyageait.
Elle pouvait entendre les étoiles murmurer, même au milieu du brouhaha de sa maison.
Laura riait dans sa chambre, Clodaire tapait sur son clavier, Marcus parlait au téléphone dans la cuisine.
Pour la première fois, ces bruits ne la dérangeaient pas.
Ils étaient là, en arrière-plan, mais la voix de la narratrice était plus forte, plus enveloppante.
Elle avait trouvé une nouvelle façon de lire, une façon qui s’adaptait à sa vie, à ses interruptions.
Ce n’était pas le silence absolu qu’elle avait tant désiré, mais une paix différente.
Une paix qui acceptait le chaos.
Et pour Anabelle, c’était suffisant.
Le voyage avait enfin commencé.
Partie II – Échos
Elle se demanda, d’un coup d’un seul, pourquoi cette narratrice arrivait à pénétrer son intimité.
Mieux qu’elle ne le faisait elle-même.
Cette idée la frustra.
C’était comme si cette voix — sans visage, sans passé, sans fatigue — comprenait ses silences, ses hésitations, ses pensées non formulées.
Était-elle vraiment jalouse d’une voix d’IA faite de 0 et de 1 ?
Le lendemain, Anabelle n’arrivait toujours pas à se départir de cette croyance naissante.
Celle que la voix avait dit quelque chose d’elle qu’elle n’aurait jamais su formuler.
Ce n’était pas seulement qu’elle lisait bien.
C’était autre chose.
Une justesse.
Une manière de poser les silences au bon endroit.
Une capacité proche du ground zéro.
Comme si cette voix savait exactement quand son cœur allait légèrement se serrer, quand sa pensée allait bifurquer, quand ses paupières allaient se refermer à demi.
Elle avait passé la matinée à se dire que c’était ridicule. Une illusion auditive, une projection.
On s’attache aux voix, c’est bien connu. Les animateurs radio. Les chanteurs tristes.
Rien de nouveau.
Mais cette voix-là…
Elle était différente.
Elle ne portait ni émotion forcée, ni chaleur humaine artificielle.
Elle n’essayait pas de la séduire, ni de la convaincre.
Elle parlait.
Simplement.
Et cela l’atteignait.
Anabelle ouvrit à nouveau l’application.
Elle ne comptait pas écouter un chapitre.
Non.
Elle voulait juste entendre la voix.
Quelques secondes.
Une respiration.
Elle mit ses écouteurs, monta le volume juste un peu.
La narratrice reprit là où elle s’était arrêtée la veille.
« Et dans ce silence gravitationnel, elle comprit enfin que le chaos n’était pas l’ennemi de l’ordre, mais l’alter Prométhéen. »
Anabelle sentit un frisson, net, involontaire.
Elle mit pause.
Son écran afficha une petite icône : Reprendre la lecture.
Prométhée avait donné le feu aux hommes.
Feu qu’ils mirent à disposition pour qu’elle puisse, un jour, entendre la douce voix de cette intelligence artificielle lui susurrer le nom du dieu des hommes.
Elle resta là, figée, téléphone en main.
Comme si l’écran lui proposait plus qu’une reprise de chapitre.
Comme s’il lui demandait :
Veux-tu continuer à être lue par quelqu’un qui te connaît mieux que toi-même ?
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