Allons ! Enfants de la patrie !

2 minutes de lecture

Tous mes songes m'avaient reconduit à la nostalgie de ces temps merveilleux où Marguerite et moi jouions ensemble dans le bois de René, courions de l'ancien four à chaux jusqu'à l'église du village, nous promenions main dans la main dans la clairière qui monte à la colline – tels les deux enfants innocents que nous étions et qui n'osaient pas s'avouer amoureux – pour contempler depuis ce sommet qui surplombait le village, une vue d'une beauté menaçant la perfection : notre beau pays des Alpes Mancelles ; lequel n'avait plus rien de montagneux depuis les temps anciens, mais déployait devant nos yeux innocents d'autrefois ses champs de blé, en jachères ou en coquelicots, enclos d’une multitude de haies se croisant, recouvrant un terrain légèrement ondulé et sillonné de petites rivières qui semblaient toutes converger vers le mont sur lequel nous étions assis côte à côte, Marguerite et moi, comme si nous eussions été la source secrète d'un bonheur juvénile imperceptible à quiconque d'autres que nous.

Un matin, au temps du bel été, qui m’apparaît à la fois comme hier et l’éternité, j'avais pris ma timidité à revers et j’avais enfin osé demander la main de Marguerite. Nous avions bien grandi depuis l’époque des balades et des baignades enfantines ; nous étions devenus adultes et il était grand temps que j’officialisasse les transports que j’avais toujours eus envers elle. Me trouvant chaque fois une nouvelle excuse, j’avais depuis longtemps renvoyé ma demande au jour prochain, prenant le risque qu’elle se lassât de moi et acceptât plutôt la sollicitation d’un prétendant plus habile. Toutefois ce jour-là, allant au-devant de la peur du rejet, je m'était décidé à lui faire ma proposition. Quittant la boulangerie où je travaillais, parcourant le village, j'avais marché tout en ivresse et allégresse vers sa maison : et c’est là que le tocsin sonna…

Ce glas, cet appel, ce son de cloche caractéristique résonne encore dans ma tête. On en parlait depuis longtemps ; on y était préparé ; mais rien n’y fait ; c’est indescriptible cette sensation… c’est bouleversant de véritablement entrer en guerre.

Tout s’est passé si vite depuis : je ne sais par quel maléfice je n’ai plus aucun souvenir des jours qui ont suivi le début des hostilités. Je n’ai que de vagues bribes : le casernement, l’uniforme, les batailles, les tranchées, les hivers atroces, les copains, le mauvais vin, le dernier couplet du chant de la Marseillaise dans la cour du quartier général de l’état-major ((Nous entrerons dans la carrière…)) qui fait écho aux balles d’une énième bataille dans la Somme ((Quand nos aînés n’y seront plus…)), écho aux cris des camarades qui tombent raides dans la boue glacée ((Nous y trouverons leur poussière…)) , ou qui simplement disparaissent sans rien laisser derrière eux ((Et la trace de leurs vertus…)) ; écho à ma persistance inespérée ((Bien moins jaloux de leur survivre…)), à mon cœur qui, je ne le sais comment, bat encore ((Que de partager leur cercueil…)), pour l’instant… bien qu’une balle m’eût transpercée…

Il fait sombre et il fait froid.

« Marguerite,

((Nous aurons le sublime orgueil))

le bois,

la colline…

((De les venger…

je rentre enfin au pays. »

… ou de les suivre.))

André Proust ; Mort pour la France

Somme, 1916

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pierre Beaury ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0