Un passant

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Chaque jour, je prenais le même bus. Assis à la fenêtre, dans le fond de la machine, je regardais les passants disparaître. Tous se faisaient aspirer dans le paysage. La vitre était un écran où les images défilaient en accéléré. Pas moyen de mettre pause, ni de revenir en arrière. Je me perdais dans ce dédale de bâtiments de voiture et de gens. Une métaphore physique du monde. Tout allait trop vite, et nous n’avions pas le temps et nous ne le prendrions pas.

Chaque jour, le bus s'arrêtait au même feu rouge, comme un engrenage bien monté. Je ne voyais que le site de prélèvement d’un laboratoire en construction quelques secondes, puis le bus partait.

Chaque jour, à ce passage piéton là précisément, celui que le véhicule de plusieurs tonnes écrasait sous ses roues. Il y avait quelqu’un. Un homme, habillé comme vous et moi. Il devait arriver quelques secondes après la fin du laissez passer pour les marcheurs. Ces toutes petites secondes c’est ce qui me permettait de le voir. De l’apercevoir en réalité. Je n’ai jamais pu l’observer, son image est floue dans mon esprit. Tout ce que je sais c’est qu’il est jeune, et à une allure droite, comme ceux qui ont confiance en eux. Les contours de sa silhouette se dessinent parfois dans mon esprit. Mais rien de concret. Je ne connais même pas la couleur de ses yeux. Pourtant il m’a semblé les avoir croisé à minte et minte reprise.

Chaque jour il est là. J’ai d’abord cru à un esprit, ou un mirage de mon esprit. Il n’en était sans doute rien. Mon cerveau en faisait une obsession. Comment est-il possible de voir les mêmes personnes chaque jour et de ne pas s’en préoccuper. Pour un enfant de la campagne qui savait tout sur tout le monde, la grande ville ne faisait qu’aspirer mes principes. La politesse était devenu un mythe, tellement que le chauffeur se retrouvait surpris chaque fois que je lui disais bonjour, merci, aurevoir. La bienveillance, un fantôme, je ne savais pas si la jeune fille à côte de moi allait bien, ni si l’homme qui sortait du boulot le soir et prenait place sur le siège voisin avait passé une bonne journée.

Chaque jour, le tumulte de la vie faisait devenir tous ces gens pour des inconnus.

Un jour quelque chose cassa cette routine. L’homme du passage piéton n’était plus là. Dehors la pluie tombait comme pour inonder le monde. Il y avait curieusement moins de monde dans le bus, mais plus de gens sur les routes. Ce qui peut paraître logique. Prendre ce bus les obligeait à affronter la pluie jusqu’à leur destination finale. Moi je n’avais pas cette capacité là. Posséder un véhicule à moi. Peut-être que le bus était un peu à moi. Je payais mon abonnement et mes impôts. Il était finalement un peu à tout le monde, même ceux qui ne le prenait pas.

C’est ce jour-là qu'il est monté. Je n’ai reconnu que ce que savait de lui. Sa veste en jean, et sa carrure. Il est monté, trempé, et s’est assis face à moi. L’espace exiguë faisait que nos genoux se frôlent. Lorsque j’ai levé la tête, j’ai vu ses yeux verts. Je savais enfin quelle nuance ils avaient. Un vert pâle, mais profond, une teinte singulière.

Je me mis naturellement à lui sourir, pour une raison que j’ignore, peut-être ma victoire d’avoir le fin mot de l’histoire. Ces yeux sont verts. Il m’a sourit en retour. Je ne saurais dire si c’est par politesse ou par sincérité. Peut-être que lui aussi il m’a vu. Dans la circulation, chaque jour. Peut-être que nos yeux s’étaient vraiment croisés. Peut-être que lui aussi a cherché la couleur des miens.

Les miens n’ont rien d'extraordinaire par rapport aux siens. Ils sont d’un marron commun, comme il y en a tant d'autres. Je me mets alors à l’observer. Je détail son visage. Il a sur la peau des traces de l'adolescence passée, une petite cicatrice toute fine sur son menton qui crée une petite séparation dans sa barbe coupée de près. Ses pommettes sont fines, mais pas dures, sa mâchoire est bien faite, mais pas mastoque. Il a finalement un visage assez doux, sans être enfantin. Il a un air masculin, sans paraître macho. Ses vêtements sont parfaitement ajustés sur lui, comme cousu pour être sa propriété. Je n’aurait pas un style aussi bien agencé avec mon corps disgracieux. Il est le genre d’homme qu’on veut être. Il est beau sans que cela soit outrageant. Et il n’en joue pas, étant simplement lui-même.

Je continue à détailler son visage, car assis, je ne peux voir le reste de sa silhouette. Ses cils sont longs et d’un brun clair, tout comme sa chevelure. Ses sourciles en revanche parraise noir, ils sont bien fournu, et bein agencé. Son front semble avoir la proportion parfaite, ni trop grand ni trop petit. Une architecture bien pensée.

Je n’ai pas le temps de le contempler plus que cela, puisque deux arrêts plus loin il se lève pour descendre. Un trajet qu’il fait habituellement à pied. Je commencerai cette journée en sachant qu’il a les yeux verts, et un sourire magnifique. Je le croiserai dès le lendemain à son endroit habituel. Sur le passage piéton. Il n’est finalement qu’un passant.

Fin.

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