Dans le noir

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J’essaie de me faire discret, mais à chacun de mes pas, le vieux parquet grince. Je me trouve dans une grande maison. Ou un manoir. En fait, cet endroit me rappelle le château où nous avons passé quelques jours en famille quand j’étais plus jeune. Au bout du couloir, les branches d’un arbre dénudé toquent à la fenêtre, cherchant refuge du froid et de la nuit. Je n’allume pas la lumière. Je ne suis que de passage. Ce qui m’intéresse, c’est cette porte, à quelques mètres.

Je pose enfin la main sur la poignée, et un frisson d’anticipation me parcourt le corps. Je sais que je ne devrais pas être là. C’est interdit. J’ouvre la porte et en franchissant l’entrée, j’ai l’impression de bafouer toutes mes promesses. Mais je ne me rappelle d’aucune. La pièce est encore plus sombre que le couloir. Les volets sont tirés. D’un geste automatique, je tends la main vers l’interrupteur, que je trouve directement. J’appuie, mais rien ne se passe. La peur s’insinue en moi. Je m’acharne sur le bouton, en vain. Je pense à faire demi-tour, mais je ne peux pas, j’ai un besoin primal de découvrir ce que cette pièce cache.

Mes yeux s’habituent peu à peu à la pénombre et je distingue enfin les traits de la chambre. Car c’est une chambre, il y a un lit. Une armoire et un bureau. Je devine deux silhouettes. L’une est assise sur le lit, l’autre est à la fenêtre, absorbée dans sa contemplation du paysage. Ce qui est impossible. Les volets lui bloquent la vue. Qu’est-ce qu’il regarde ? C’est un homme, il en a la posture. Et il tient quelque chose dans ses bras. Un enfant, qui cache son visage dans son cou. Il la berce doucement, sur le rythme d’une mélodie que lui seul entend.

Une femme est assise sur le lit. Elle a le regard tourné vers moi, mais je n’arrive pas à déceler son expression, il fait trop sombre. Je regrette de ne pas avoir pris la peine d’allumer la lumière du couloir, qui aurait éclairé un peu la pièce. L’air est lourd et transpire d’une douleur qui m’accable, que je ne comprends pas. D’une lenteur glaçante, la femme tend la main vers la table de nuit.

Un clic, et la lampe de chevet est allumée.

Ébloui, je cligne des yeux.

L’horreur.

La femme est pâle, presque blanche. Mais ce n’est pas ce qui me glace les veines, me tord le cœur. Ses yeux. Ils sont vides. Noirs. Elle m’hypnotise, je ne peux détacher mon regard de ces abysses. Tous mes sens me crient de fuir, de quitter cet endroit pour ne jamais revenir. Mais elle exsude tant de détresse, de douleur, que je ne peux m’empêcher d’avancer d’un pas, pris d’un besoin de l’apaiser.

Je m’arrête lorsque je détecte du mouvement derrière elle et lève les yeux, prêt à faire face à un autre démon. L’homme s’est retourné et je le reconnais. C’est mon cousin. Il semble bien vivant mais ses yeux bleus me regardent sans vraiment me voir.

-Xavier ? je murmure, espérant le faire réagir.

Il ne m’offre aucune réponse, mais l’enfant dans ses bras lève la tête et me fixe d’un regard aussi vide que la femme. Et soudain, l’horreur de la situation me rattrape, me prend au cou, m’empêche de respirer. Je tombe presque sous le choc, mais je me retiens à la commode à ma droite. L’enfant est Caroline, la femme Nina. La fille et l’épouse de Xavier. Qui sont décédées il y a trois mois. Elles ne peuvent pas être là.

Xavier fait un petit sourire et caresse doucement le visage de sa femme. Il n’a toujours pas remarqué ma présence, il est obnubilé par ces deux êtres, perdu dans son amour et sa douleur pour elles. Un hoquet de détresse me tord le corps. Les larmes coulent sur mon visage depuis longtemps.

-Ne sont-elles pas magnifiques ?

J’observe la petite, un visage d’ange encadré d’une chevelure blonde. Mais elle est blanche, trop blanche, et son visage est parcouru de veines bleues, la rendant presque translucide. Irréelle. Le sentiment de douleur qui imbibe la pièce est la seule chose qui me retient de m’enfuir. Je ne peux pas laisser Xavier ici, entouré de ses démons.

-Xavier, regarde-les. Regarde-les vraiment.

Je murmure, mais mes paroles résonnent dans l’atmosphère étouffée de la pièce. Il lève les yeux vers moi, et il semble enfin me reconnaître. L’espoir me gagne, j’ai pu capter son attention, je vais enfin nous faire sortir d’ici pour nous enfuir très loin. Mais la femme se lève et m’adresse un regard enragé, tel un animal défendant son territoire. Je fais un pas en arrière et j’entends la porte claquer derrière moi. Une berceuse s’élève dans la pièce. C’est Xavier. Je l’ai déjà perdu. Je recule jusqu’à ce que mon dos touche la porte. Je ne veux pas lâcher le démon du regard. Je m’acharne sur la poignée. En vain. Elle s’approche de moi, les bras tendus. J’ignore ce qu’elle va me faire, mais je ne veux pas le découvrir. Ses doigts décharnés ne sont plus qu’à quelques centimètres de mon visage lorsqu’enfin, la porte s’ouvre.

Je sors et la referme brutalement derrière moi. Je me laisse glisser au sol, pose la tête contre mes genoux. Je ne sais pas si je peux sauver Xavier. Mais je suis tellement soulagé d’être sorti qu’un petit rire m’échappe. J’ai survécu.

Quelque chose me touche la jambe. Je relève la tête brusquement et me retrouve nez à nez avec les mandibules d’une gigantesque araignée. Je n’ai que le temps de hurler.

Je me réveille en sursaut, trempé de sueur et je jette les couvertures loin de moi, ne voulant pas que quoi que ce soit me touche. J’approche une main tremblante de la lampe de chevet, mais ce geste me rappelle tant celui du démon que je me recroqueville sur moi-même, toujours dans le noir. Les yeux fermés, je compte mes respirations et doucement, je me calme. J’allume enfin la lumière et l’environnement familier termine de m’apaiser. J’attrape mon téléphone et cherche le dernier contact de la liste. Xavier.

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