Blue Alabama
"Tu viens toujours distribuer les tracts ?"
Birmingham, Alabama, États-Unis, septembre 2022.
James Fletcher avait  reçu ce SMS d'un ami, Melvin Williams, un samedi matin. La campagne  électorale battait son plein pour les élections de mi-mandat. Les  représentants remettaient tous leurs sièges en jeu, et le sénateur, un  vieux conservateur, n'était plus candidat à sa propre succession. Selon  toute vraisemblance, et à moins d'un bug dans la Matrice ou d'un  cafouillage de grande ampleur, le nouveau sénateur de l'Alabama pour les  six prochaines années serait un autre républicain. Ils se suivaient et  se ressemblaient tous. Prendre les mêmes et recommencer.
"Tu viens toujours distribuer les tracts ?" 
Pourquoi James continuait-il de faire campagne avec les démocrates en Alabama ? Il avait fait sa première campagne en 2008, pour Barack Obama, et il avait remis ça en 2012, puis en 2016 pour Hillary Clinton, et en 2020 pour Joe Biden. Il faisait aussi campagne pour les élections de mi-mandat. S'il y avait une élection dont James se rappellerait toute sa vie, ce serait celle du fameux sénateur démocrate, fin 2017, quand il avait fallu remplacer un autre sénateur, nommé dans l'administration Trump. Un coup de chance. L'adversaire républicain était soupçonné très fortement d'être un pervers, genre prédateur sexuel. En plein mouvement #MeToo, il faut bien reconnaitre que ça la fout mal. Évidemment, en 2020, l'ancien entraineur de football n'en avait fait qu'une bouchée, du sénateur Jones. Après tout, le dernier démocrate à avoir remporté l'Alabama lors d'une élection présidentielle s'appelait James, lui aussi, bien que tout le monde l'appelait Jimmy. James n'était même pas encore né.
"Tu viens toujours distribuer les tracts ?" 
James était un des seuls  blancs dans les équipes de campagne du Parti Démocrate local.  L'essentiel des effectifs était constitué d'afro-américains, dont  Melvin, qui venait de lui envoyer ce SMS. Melvin, qui avait été heureux  de faire la connaissance de James. Melvin, qui avait économisé pendant  des mois pour s'acheter ce téléphone portable. Pas le meilleur modèle  sur le marché, mais il fonctionnait, conformément à ce qu'on était en  droit d'attendre d'un téléphone portable, et ça, Melvin s'en contentait.  Et si les pauvres savaient mieux que les riches reconnaitre les choses à  leurs justes valeurs plutôt que de toujours courir après la plus-value ?  
Il y avait aussi Jemina,  elle coordonnait des campagnes pour inscrire les noirs sur les listes  électorales, et chantait le gospel à l'église. Elle aussi avait réservé  un accueil chaleureux à James. Il y avait aussi Dewayne, qui se méfiait  un peu plus de James, qui croyait que James n'était pas sincère dans son  engagement et cherchait simplement à s'acheter une conscience en  faisant des bonnes actions. En fait, quand James avait rejoint le Parti  Démocrate de Birmingham, Dewayne croyait qu'il était un policier en  civil infiltré, ce qui avait froissé James. Qui aurait pu blâmer Dewayne  pour croire cela ? L'oligarchie conservatrice blanche au pouvoir dans  cet état n'était pas très encline à faciliter les relations entre noirs  et blancs. Dewayne avait survécu à plusieurs altercations avec la  police, et au final, ce n'était pas la police qui avait eu raison de  lui, c'était le virus. 
Il y avait surement des  noirs qui votaient républicain, James se l'était toujours dit. Pourquoi,  c'était une autre question. Par contre, il n'en avait jamais vu, quand  il croisait des gens qui faisaient campagne pour le Grand Old Party,  tous les militants républicains qu'il croisait étaient blancs. Un jour,  un militant républicain lui avait dit : "Mais vous savez, Monsieur, nous  avons des militants noirs !" Possible, en attendant, James ne les avait  jamais vus. 
"Tu viens toujours distribuer les tracts ?"
Au fond, James pouvait  quitter Birmingham, quitter l'Alabama, s'il le voulait. Rien ne le  retenait vraiment ici. Son travail ? Il pouvait retrouver un autre  travail autre part. Il n'avait pas de femme, ni d'enfants. Ainsi, cette  femme inexistante n'avait pas besoin de chercher du travail de son côté,  et il n'y avait pas besoin non plus de trouver une nouvelle école pour  ces enfants non moins inexistants. Quand bien même, pour quoi faire ?  Pour qu'ils se fassent harceler ? Pour qu'ils devienne des harceleurs  eux-mêmes ? Pour qu'ils soient rejetés par les autres parce qu'ils n'ont  pas le dernier truc à la mode ? Pour qu'ils aient à réciter chaque  matin ce foutu serment d'allégeance sans le comprendre ? Non merci. Ceux  qui ne quitteraient pas l'Alabama avec lui, ce seraient ses parents,  Percy et Victoria, qui avaient pensé à l'appeler Robert, en hommage au  Général Robert Lee, des conservateurs, des God-Fearing, des gens bien,  dans le fond, qui avaient juste appris tout un ramassis d'âneries à  l'école sur la Guerre de Sécession et la Confédération, selon lesquelles  les nordistes étaient les méchants et les confédérés les gentils. Le  célibat de James leur déplaisait, et ils défailliraient s'il ramenait  une femme noire, ou pire, un homme ! Même s'il trouvait problématiques  certaines de leurs caractéristiques, il trouverait bien le temps de  repasser les voir de temps en temps. 
Il pouvait bien aller  dans la Géorgie voisine. Oui, voilà un état où les démocrates gagnaient  du terrain ! Le vieux Joe l'avait bien gagnée, elle avait ensuite envoyé  comme sénateurs à Washington le pasteur noir qui rejouait son siège  cette année, et le réalisateur de documentaire juif, tous les deux  démocrates. Le pasteur avait de bonnes chances de rester à son poste,  après tout, il était populaire, et les républicains, en face, avaient  présenté le fond du panier. Et si les démocrates faisaient perdre son  travail au gouverneur actuel ? Après tout, pourquoi pas ? Soyons fous !  Les États-Unis étaient, pour le meilleur et pour le pire, un pays  immense, ce n'étaient pas les endroits où il pourrait déménager sans  passer de frontière internationale qui manquaient. James pouvait aussi  très bien aller en Floride, au Texas, ou en Arizona, des états bien plus  compétitifs que cette foutue Alabama. Après tout, la plupart des blancs  démocrates de l'Alabama qui pouvaient se le permettre faisaient cela. 
James pourrait même jouer la facilité, et aller en Californie ou dans le Massachussetts, des bastions démocrates, ou bien pousser le vice jusqu'à quitter Birmingham, Alabama, pour la ville du même nom au Royaume-Uni, où il militerait pour le Labour Party, il y aurait plus de succès, électoralement parlant. Quelle que fut la destination, il pourrait y rencontrer des gens bien, et des gens moins bien. Il n'aurait surtout plus à supporter Steve Jackson.
"Tu viens toujours distribuer les tracts ?"
James travaillait en  tant qu'ingénieur informaticien dans une entreprise de taille moyenne  employant une quarantaine de personnes. Steve Jackson était un de ses  collègues, qui travaillait pour le service comptabilité. Question  collègue de bureau imbuvable, avec Steve, on était servi. James, vivant  en Alabama depuis son enfance, était habitué à être entouré par des  conservateurs, mais Steve Jackson incarnait à lui tout seul tout ce que  James détestait. Une tâche. Raciste, sexiste, LGBTphobe, antisémite,  militant pro-arme parmi les mieux notés par la NRA dans tout l'état,  pro-vie, pro-viol, négationniste de l'Holocauste et du dérèglement  climatique, petit-fils d'un chef local du triple K, monolingue  revendiqué et d'une inculture extrême. Rajoutez à ce pedigree douteux  une suffisance extrême, comme toute personne qui est convaincue d'avoir  absolument tout compris à la vie. Sur la courbe de l'effet  Duning-Kruger, il était sur le Pic de la Stupidité.
Il ne ratait pas une  occasion d'exposer sa vision éculée du monde à tous les collègues  pendant la pause café. Ainsi, James avait eu l'occasion de l'entendre  raconter avec un aplomb défiant toute concurrence que les vegans et les  féministes devaient être stérilisés et leurs enfants envoyés dans des  orphelinats religieux pour "rééducation", que si un homme blanc ne  trouvait pas de travail, c'était parce que le poste qui lui était dû lui  avait été volé par un immigré mexicain illégal, que si un homme blanc  ne trouvait pas de femme, c'était parce que la femme à laquelle il avait  droit lui avait été volée par des noirs, ou alors, c'était la faute des  féministes. 
Un jour, Steve s'était  carrément vanté de faire partie de QAnon. "Là, c'est la fin des  haricots" s'était dit James. Un jour, Steve avait vu James faire  campagne pour les démocrates, avec ses camarades, noirs, pour la  plupart, et ne s'était pas privé de le rudoyer. "Tu sais que je t'ai vu  faire campagne pour les démocrates ? C'est quoi, ton problème ? T'as  honte d'être blanc, c'est ça ? Tu veux qu'on finisse dans un régime  communiste, c'est ça ? T'as un problème avec la liberté ? T'es un  pédophile ? T'as combien d'enfants dans ta cave ? Tu as eu ta dose  d'adrénochrome, aujourd'hui ? Tu sais que je peux te dénoncer à Q, hein  !" 
James avait eu envie de  lui hurler à la gueule : "Putain, mais si ça te plait pas, l'Alabama,  personne ne t'oblige à rester ! T'as qu'à t'exiler dans le fin fond du  trou du cul du Wyoming ! Je suis sûr qu'ils cherchent des comptables,  là-bas ! Tu seras pas dépaysé, idéologiquement parlant, et tu seras  entouré par des blancs, fais-moi confiance ! Et puis le grand air des  montagnes, ça te fera du bien !", mais s'était contenté d'un : "Fous-moi  la paix, Jackson ! Sans moi, ton PC de bureau tournerait encore à  Windows 95, planterait sans arrêt, tu n'aurais même pas assez de bande  passante pour suivre le site de Q pendant les heures de bureau, tu le  sais !" James l'avait calmé, le Steve. James avait mis le doigt là où ça  fait mal, Steve ne renoncerait jamais à ses idées extrémistes, par  contre, il ne tolérait aucune défaillance technique sur son matériel  informatique, et il avait appris une importante leçon : Ne pas emmerder  le type qui entretien son matériel informatique. Quoique, si Steve avait  été directeur, James aurait probablement perdu son travail. 
Heureusement, Martin, le directeur, était un des rares types dans le secteur à juger les gens à leurs compétences, et non pas à leur couleur de peau ou leurs opinions politiques. Malheureusement, Steve était compétent.
"Tu viens toujours distribuer les tracts ?"
Toutes ces réflexions  avaient distrait James du SMS qu'il venait de recevoir. Allait-il les  distribuer, ces fameux tracts ? Il jeta un œil sur son bureau. Plusieurs  photos de lui semblaient le regarder. Une photo de sa première campagne  avec Melvin, Jemina, Dewayne et les autres. Une photo avec le fameux  sénateur démocrate. Une photo de lui alors qu'il venait d'acheter le  livre de l'ex-président Obama, une photo de l'ex-président Jimmy Carter,  nonagénaire, qui semblait narguer la mort dans son fauteuil roulant.  D'autres documents se trouvaient sur le bureau : 
Son permis de conduire émis par l'État d'Alabama. 
Une contravention pour  excès de vitesse, qui lui rappelait que s'il était noir, cette affaire  lui aurait couté bien plus que cinquante dollars. 
Sa photo de fin de lycée, qui lui rappelait l'état déplorable de l'éducation en Alabama. 
Une lettre furieuse  qu'une voisine lui avait envoyée suite à un soir où il avait écouté du  jazz trop fort, et au sujet de laquelle James se demandait toujours si  elle concernait le volume sonore ou le genre de musique. 
Peut-être que c'était  peine perdue en Alabama. Peut-être que le candidat démocrate au Sénat  serait un énième candidat qu'on envoie au casse-pipe. Peut-être que le  candidat républicain n'en ferait qu'une bouchée, comme d'habitude.  Surement, beaucoup de noirs ne pourraient  pas voter, à cause des lois  électorales absurdes en vigueur en Alabama, et ceux qui le pourraient  serait en partie blasés par un Parti Démocrate qui donnerait  l'impression de les avoir abandonnés.
Et alors ? Et alors, il  allait continuer de militer, tel Sisyphe qui monte inlassablement son  rocher en haut de sa colline pour qu'il retombe ensuite. Comme le disait  Camus, il fallait imaginer Sisyphe heureux. James allait-il abandonner ?  Allait-il déserter pour une Géorgie plus prometteuse ? Non. Pas cette  fois. James décida d'être de ceux qui refusent d'abandonner. Tant pis si  tous ces efforts de campagne étaient vains. Après tout, il y avait bien  des républicains à Washington qui s'obstinaient à faire campagne, pour  que leurs candidats reçoivent des clopinettes à chaque fois. Oui, les  républicains de Washington D.C. étaient moins bien lotis que les  démocrates de l'Alabama ! 
"Un jour" se dit James "Un jour, on aura notre chance dans cet état. Allez, pourquoi pas ? Soyons fous !" Il répondit au SMS de Melvin: "Oui, je viens toujours. On se retrouve à l'endroit prévu, à l'heure prévue !" Il se leva de sa chaise, puis il mit sa chemise préférée, un beau pantalon et une veste. Il rangea son téléphone dans sa veste. Enfin, il se dirigea d'un pas décidé vers l'extérieur. "C'est une belle journée de campagne qui s'annonce !" se dit-il.

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