Chapitre 1 : Une rude concurrence

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Les mots du rapport dansaient sous ses pupilles élimées ; le mal de tête pointait son nez. Indiscutable ; inarrêtable. À court d’idées, il massa ses tempes. Ses griffes s’enfoncèrent dans le délicat pelage moucheté, imprimant une douleur bienfaitrice – non… salvatrice ! – dans ses nerfs.

Sommairement requinqué, il risqua un nouvel œil sur le rapport du dernier meurtre commis aux anciens abattoirs ; en quête d’éléments qui auraient pu échapper aux cinq premières lectures. Rien. Toujours rien. Si ce n’était quelques poils noirs et blancs récoltés sur la scène du crime. Bien évidemment, l’analyse des experts olfactifs fit chou blanc : le tueur avait pris soin de camoufler son odeur.

— Café, Inspecteur ? proposa une voix aussi doucereuse qu’apaisante.

Sa truffe se plissa au délicieux fumet corsé qui l’envahit. Il attrapa la tasse brûlante sans avoir besoin de feindre la reconnaissance.

— Merci, agent Chouette.

Les plumes de la nouvelle recrue bruissèrent dans l’éclat de satisfaction du devoir accompli. L’inspecteur Caracal appréciait l’enthousiasme de cette jeunesse autant qu’il l’emplissait de nostalgie. À ses débuts, lui aussi avait sautillé d’excitation à la perspective de ces enquêtes à résoudre et de ces méchants à conduire derrière les barreaux ; le modèle exemplaire du commissaire – ce héros – s’érigeait comme un phare nitescent, pavant le chemin vers la justice. Puis, les années et la paperasse s’accumulant, ses espoirs chimériques se sont noyés dans la houle ; la société n’a point étée rendue meilleure par leurs vaines actions.

Les animaux, ces idéalistes, s’imaginaient que l’écriture les libérerait de la sauvagerie ou de l’asservissement ; qu’elle serait la pierre fondatrice d’une splendide cité où les bêtes feraient fi de leurs différences autour d’un objectif ; sacré et commun : … Hum… Lequel ? Lui-même ne savait plus très bien. Réaliser les meilleures galettes bretonnes ? Développer des stratégies de duplicité sur Among Us ? Créer un bingo des figures de style ? Ou simplement collectionner les emotes de Patrick Balkany ?

Ils s’étaient perdus en chemin… Et profitant de ce capharnaüm, les instincts bestiaux eurent tôt fait de rejaillir. Et après vingt ans de métier, l’inspecteur Caracal se trouvait las d’intervenir entre rixes de ruelles et pugilats passionnels. Mais, cette fois… Cette fois était différente.

Cette fois, les criminels s’en prenaient aux fondations mêmes de Scribopolis : la liberté d’écrire !

Voilà bien six mois qu’une mystérieuse organisation troublait la sérénité de leur auguste cité. Qui étaient-ils ? Que voulaient-ils ? Ces informations échappaient aux griffes de la police aussi sûrement que ces spectres mouvants. Surnommés les Pourfendeurs ; ils ciblaient des écrivains ayant commis d’abominables faux pas littéraires. Or, les lois de la cité étaient limpides : chaque animal est libre de produire l’écrit de son choix. Même les pires étrons romanesques ne sauraient valoir une condamnation à mort.

Le Caracal porta une gorgée de café à ses babines. Sa langue râpeuse lapa le liquide ; trop chaud.

— Tout va bien, Inspecteur ? s’inquiéta la Chouette en pivotant son cou dans un angle improbable.

— Ça va, je me suis juste brûlé.

Se reconnectant à la réalité, le félin heurta malencontreusement du regard le petit bambou qui trônait sur son bureau. Flétri. Asséché. Le précieux cadeau du Panda dépérissait dans une lente agonie. Son cœur se serra à cette vision. Son cher et tendre ami fut l’une des premières victimes de la sordide organisation épuratrice. Une bête erreur, un oubli importun, des détails sur des chevaux qu’il n’avait pas mentionnés dans une histoire ; et le malheureux avait été kidnappé par ces puristes psychopathes.

Perclus d’une peine pesante, le Caracal n’osait plus entretenir, astiquer ce bambou ; le laissait mourir comme le souvenir de leur puissance fraternelle. Désormais, le soir, le colosse au creux de ses mains, il ne lui restait plus que les astres et les incises pour rêver.

— Vous êtes sûr ? le rappela à l’ordre le hululement de sa subordonnée.

Le fauve secoua la tête pour chasser ces pensées moroses. Dans ce mouvement, ses oreilles effilées exécutèrent une danse sensuelle ; les iris rubescents de sa collègue aviaire s’agrandirent d’admiration. Le Caracal n’y prêta pas attention, préférant se recentrer sur l’affaire en cours. Il lui fallait se ressaisir ; caresser, encore, l’espoir de retrouver son compagnon envolé. Pour le bien de Scribopolis, pour le Panda, il traquerait les vilains jusqu’aux fournaises de l’enfer !

— Des nouvelles du légiste ?

— Ah oui ! sursauta-t-elle. C’était pour ça que je venais vous voir, Inspecteur. Le médecin dit que vous pouvez passer quand vous voulez : il vous donnera les résultats de l’autopsie.

Le félin retint un soupir in extremis face à la distraction de la volaille. Pourquoi n’avait-elle pas commencé par là ? À la réflexion, il lui était reconnaissant de lui avoir laissé le temps de savourer son café. Il en termina la dernière gorgée ; froide. Puis se leva et quitta son bureau d’un pas décidé ; la Chouette sur ses talons.

Dans la salle principale, le brouhaha habituel irrita ses longues oreilles sensibles. Le fauve n’était pas mécontent de bénéficier de sa propre tanière pour officier en paix ; le privilège du grade et de l’ancienneté. En passant dans les rangs de bureaux branlants et débordants, le Caracal fut tenté de s’arrêter devant celui de l’analyste Hérisson. Scotché devant son ordinateur, le rongeur piquant pinçait sa langue sous son museau, signe d’une intense concentration. Pourtant, l’instinct du détective lui soufflait qu’il ne planchait pas si ardemment sur le dossier qu’il lui avait confié.

— Qu’as-tu pu déterrer comme infos sur la victime ?

Comprenant qu’on lui posait la question, un frisson dressa les épines du Hérisson. Il sursauta et s’empressa de changer de fenêtre sur son écran.

— P-pardon ? répliqua-t-il d’un clignement d’yeux hagard.

— Le Lama, retrouvé mort hier. Tu as pu dénicher quelque chose dans son historique ?

— Euh, je…

— J’ai, Inspecteur !

L’exclamation enthousiaste fusait du bureau voisin. La Renarde, seconde analyste de son équipe, fit sauvagement tournoyer son fauteuil en s’en extirpant avec vivacité. Vêtue d’un tailleur bordeaux, la couleur originale peinait à s’accorder avec ce pelage trop roux. Cet aventureux camaïeu ressuscita le mal de crâne du Caracal.

D’autant plus, lorsque la Renarde déballa ses trouvailles sans prendre le temps de respirer.

— Dans un constat dressé suite à un carambolage cinq plus tôt le Lama avait écrit « rayure » sans « s » là où le bilan de l’assurance certifiait bien plusieurs rayures mais ce n’est pas en tout en 2017 il a prétendu se rendre « au coiffeur » au lieu de « chez le coiffeur » et je suis aussi horrifié d’avoir trouvé un mail dans lequel il enchaîna deux participes présents dans la même phrase la même phrase vous vous rendez compte

Le Caracal perdit le fil du compte-rendu quand il réalisa qu’il n’en tirerait aucune information utile. Il interrompit la logorrhée renardesque d’un geste de la patte.

— Merci pour ce travail assidu, mais n’oubliez pas ; nous cherchons un écrit qui aurait pu lui attirer les foudres des Pourfendeurs. Fouillez parmi ses derniers romans. Analysez le fond autant que la forme ; le diable se cache dans les détails. Et tâchez de vous focaliser sur des faits d’armes plus récents.

Le « vous » englobait bien entendu le Hérisson qui regarda distraitement ses bottes, gêné. Du côté de la Renarde, son enthousiasme ardent se mua en lassitude glacée.

— Vraiment ? Mais ses derniers romans font plus de six cents pages, je n’aurais jamais…

Au regard noir que son supérieur dardait sur elle, la Renarde flemmarde renonça à négocier et retourna sur son fauteuil avec bien moins d’entrain qu’en le quittant. L’inspecteur ne s’attarda pas plus amplement et fila au service médico-légal adjacent du commissariat.

De nouveau seul, le Hérisson soupira, désemparé. Pourquoi avait-il fallu qu’il s’échine à terminer la construction de cette cathédrale sur Minecraft ? Depuis la disparition du Panda – et donc, de son concurrent majeur – l’analyste s’était pourtant juré de se reprendre en main afin de s’attirer les faveurs du désirable inspecteur. Lui qui s’était vu, en rêve, ouvrir les faveurs du Colosse, venait de se faire rabrouer en beauté…

Un rire, sur sa droite, coupa le fil de ses fantasmes.

L’Ocelot aussi faisait partie de l’équipe de l’inspecteur Caracal. Engoncé dans sa sempiternelle combinaison de motard, le casque fuselé, étincelant sur le rebord du bureau comme un trophée, le Hérisson ne pouvait s’empêcher de le trouver prétentieux. Que cherchait-il à compenser avec sa grosse moto ?

— Qu’est-ce qui te fait rire ? asséna le rongeur mécontent.

Son collègue lécha sa patte et entreprit une toilette aussi féline qu’improvisée derrière ses oreilles joliment arrondie, comme s’il arrangeait un brushing. Ce soin apporté à son être tranchait avec le tableau du poil hirsute du Hérisson. Oui, il jalousait l’Ocelot. Et pas seulement pour sa grosse moto ou la douceur de son poil, non : depuis la disparition du Panda, il s’était institué comme son plus dangereux rival dans la course aux faveurs du Caracal.

— Tu sais, mon grand-père avait l’habitude d’aller cueillir des lys jaunes sur la montagne. Il aimait ces fleurs à la beauté sauvage, en chérissait l’arôme et les prélevait avec un grand soin. Dans son esprit, les lys étaient partie indissociable de la montagne, il les imaginait immuables, éternels. Un beau jour, ils disparurent. À la place, il ne se trouvait plus que des lys bleus et rouges. Crois-tu qu’il se consola avec l’une ou l’autre de ces alternatives ? Non, il pleura longuement la disparition des lys et se conspua de ne pas en avoir pris mieux soin.

— Qu’essayes-tu de me raconter ?

Pour toute réponse, l’Ocelot haussa les épaules et poursuivit le lissage de son pelage finement rayé, l’air de rien. Le Hérisson fronça un museau soupçonneux, puis lâcha l’affaire. Il était coutumier des contes à dormir debout de son collègue.

Cependant, bien décidé à ne pas laisser ce félin pernicieux empiéter sur ses plates-bandes, il quitta sa partie de Minecraft et se remit au travail. Il allait faire ses preuves !

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