Chapitre 2 : Orgie d'organes et breloques branlantes

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— Bonjour inspecteurs !

Une voix hachée, gutturale et claquante les accueillit chaleureusement tandis qu’ils pénétraient les locaux de la division médicale. Le Caracal et la Chouette reconnaissaient bien la standardiste Komodo qui officiait comme relais entre les enquêteurs et l’équipe de la police scientifique de Scribopolis. En bon reptile zélée, cette dernière avait l’habitude de s’intéresser de près – très près – aux découvertes de ses collègues médecins et n’hésitait pas à les transmettre à qui le voulait, n’omettant jamais moult détails scabreux.

— Nous venons pour les résultats de l’autopsie du Lama.

— Oh oui, bien sûr, suivez-moi, siffla-t-elle avec une excitation difficilement contenue.

Le trio s’engouffra dans les couloirs de la morgue, rendus lugubres par des néons clignotants à l’agonie. La Komodo poussa une porte en ferraille dans un vacarme grinçant. Dans le champ libéré par cette dernière, un ursidé sursauta sur sa chaise. Réveillé par l’intrusion inopportune, le médecin légiste Ours grogna, quitte à en faire trembler la verrerie du laboratoire.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? bougonna-t-il au sortir de son hibernation.

— Docteur, ce sont les inspecteurs en charge de l’enquête sur les Pourfendeurs. Ils viennent pour l’autopsie du Lama. Vous l’avez terminé, n’est-ce pas ?

L’Ours mal léché gratta nonchalamment sa mâchoire hirsute d’une patte imposante.

— Ah oui ! Euh, non, en fait… Je ne l’ai pas commencé.

Le Caracal le foudroya de ses pupilles oblongues.

— Pardon ?

Le médecin réalisa un effort colossal pour émerger de sa caverne et traîna sa carcasse jusqu’aux intrus.

— Il a été tué par balles ! se justifia-t-il. Que voulez-vous que l’autopsie vous dise de plus ?

— Justement. C’est votre boulot de déterminer s’il y a autre chose ou non.

Un nouveau grognement plus tard et l’Ours enfila, à contrecœur, une blouse chirurgicale – trop petite pour sa bedaine démesurée.

— Mouais... à la base, mon boulot, c’est de sauver des chiens ! Pas de disséquer des lamas...

Avec une lenteur exagérée, le légiste fit coulisser un sac mortuaire d’un tiroir réfrigéré et l’ouvrit pour dévoiler un corps en piteux état. Le pauvre camélidé avait le poil emmêlé, sali par la poussière et les caillots de sang ; tel qu’il avait été récupéré la veille.

— Il est à vous, informa l’Ours au trio.

— Comment ça ? Vous vous foutez de nous ? Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse du corps ?

— Ben, j’en sais rien, moi. C’est vous qui le demandez !

— Mais vous…

— Laissez-moi m’en occuper, Inspecteur.

La main écailleuse de la Komodo s’appuya sur son épaule en même temps que sa douce voix éraillée.

— J’ai lu un livre, une fois, qui détaillait la procédure. Je peux effectuer l’autopsie.

Le Caracal ne put s’empêcher de frapper son front du plat de sa patte ; dépité.

— C’est une blague…

— Avons-nous d’autres choix, Inspecteur ? questionna la Chouette. Et puis, ça ne doit pas être plus difficile que de déchiqueter un mulot avant un repas.

Moyennement convaincu par l’argument, le félin se tut cependant et se résigna à observer le ballet macabre de la Komodo.

Cette dernière se saisit de scalpels, pinces et bassines en inox. Elle frémit lorsque le premier coup de lame découpa longitudinalement la poitrine du lama. Perturbé, l’Ours partit vomir dans un coin. Le téléphone du Caracal sonna ; il s’isola pour répondre. Quant à la Chouette, elle s’en alla acheter une tablette de chocolat au distributeur, à la demande de la lézarde.

Ainsi, la Komodo se retrouva seule. Seule face à sa future œuvre. Soigneusement, elle agrippa les pans du thorax et les déplia comme une fleur. Elle jubila devant le tableau magnifique de cette cage thoracique offerte et éclatée par l’impact de la balle. Sa petite langue effilée lécha ses écailles maxillaires avec avidité. À la pince, elle déchaussa proprement les éclats de côtes et écarta le reste à partir du sternum. L’accès aux organes enfin libre, elle caressa religieusement le cœur en charpie et sectionna les attaches des veines pour l’extraire. Elle ne put s’empêcher de porter – à main nue – l’abat sanguinolent à ses narines pour humer le fumet de la décomposition précoce. L’odeur du sang excitait sans commune mesure ses sens ; son entrejambe en suintait de plaisir. Comme elle aurait aimé croquer dedans ! Rien qu’une toute petite bouchée… Mais les policiers risquaient de resurgir d’un moment à l’autre. Elle se maîtrisa. Tant pis. Elle se consolerait ce soir avec son Rogator 2000.

Au bout d’un quart d’heure, l’inspecteur Caracal réapparut et les organes reposaient sagement, chacun dans leur coupelle individuelle. S’il fut surpris de constater le travail effectué – malgré le carnage des boyaux anarchiquement évadés du corps de l’animal –, il n’en montra rien.

— Alors, qu’est-ce que vous avez ?

Les mains pleines de sang, la standardiste, improvisée en légiste, se retourna tout sourire vers l’inspecteur.

— La conclusion est sans appel : il a été tué par balle.

Une nouvelle fois, la patte du Caracal s’abattit sur son front ; signe de désespoir manifeste. Il se tourna vers la Chouette, de retour avec une tablette de chocolat.

— Nous avons perdu suffisamment de temps ici. Je viens de recevoir un appel du commissaire. Il a une nouvelle piste pour nous, mais je dois d’abord passer le voir.

— Fort bien ! rétorqua la Chouette avec énergie.

Elle délaissa la victuaille chocolatée entre les mains de la lézarde, laquelle s’en empiffra céans : découper un corps lui avait creusé l’appétit.

*

Étagères débordantes de bric et de broc, assemblages de planches plus branlantes que les échafaudages d’une chapelle échaudée, murs suintants d’occultes breloques vieillottes dont les soliloques fantasmagoriques se mouvaient entre les vis, clous, socles et scotchs de ce capharnaüm.

« Haro ! » mugissait la girafe de plastique pourchassant un chasseur désarmé. « Brrr ! » vrombissait le moteur inanimé d’une voiturette d’apparat. « Poom ! » résonnait la trompette d’un pompier pelé ; là où répondait le « tada ta ta tatam » d’un piano désaccordé.

De ce décor dissonant, de ce bazar bigarré, de cette harmonie désarticulée, rares étaient les exceptions qui s’en détachaient.

Parmi ces dernières : un blason ! Brandi sur la charpente telle la poupe d’une fière frégate, en conquête dans les eaux d’un nouveau monde, le bouclier héraldique s’ornait – que dis-je ? se sublimait ! – de deux légères rapières acérées, décorées à leur croisement d’un juteux et savoureux navet. L’emblème de la noble famille des Blaireaux. Le symbole d’une longue lignée chevaleresque.

Et – soyez-en sûrs – son détenteur actuel ne manquait pas de faire honneur à son héritage.

Preuve en était : ces coupures de presse, médailles de mérite et chroniques de courage entourant le navet comme une galaxie de gloire. L’affaire de l’Alligator tueur, le vol du glouglou rouge à l’ambassade de l’Incistan, la révélation du mystère du kiwi jaune… Autant d’exploits qui valurent à notre Hérault une place auréolée dans la mémoire des habitants de Scribopolis.

Mais tu t’égares, Narrateur ! Ce n’est pas le décor qui intéresse le lecteur, mais le personnage qui y règne !

Effectivement, de dos. Sur son trône tournant. Derrière un bureau bondé. Siègeait l’actuel chevalier Navet.

L’Inquisiteur de l’irrévérence.      Le Directeur de la défense.

             Le Chasseur de malfaiteurs.            L’Exterminateur d’erreurs.

                                  Le Vilipendeur de voyous.     Le Cogneur de genoux.

                                                      Le Maître des mots.         Le Commissaire Blaireau !

— Ha Haha ! Inspecteur Caracal ! Toujours vaillant, toujours pimpant ! Que me vaut le plaisir de votre venue ?

Les pupilles du félin se rétrécirent ; de suspicion. Même admirant ce supérieur, qui avait motivé et propulsé, toute sa carrière dans la police, l’inspecteur éprouvait un certain malaise face à ce personnage débordant d’une sempiternelle félicité ; surtout dans une situation qui ne s’y prêtait nullement.

Il chassa son appréhension – se remémorant que l’enthousiasme excessif était indissociable du Blaireau.

— Il me semble que vous m’avez convoqué. Il y a à peine dix minutes…

— Ha ! Haha, mais oui, ah ! Asseyez-vous.

À peine eut-il pris place dans le fauteuil désigné, que l’animal de gris, de noir et de blanc, se leva dans un frémissement vif ; répandant une gerbe de poils en suspension dans son mouvement. Incapable de canaliser une énergie frénétique, le commissaire exécuta les cents pas. Du rougeoyant rideau rigolo au cachectique squelette anatomique sclérosé.

Dans ce mouvement de balancier ; sa migraine accrue ; les mots semblaient jouer au ping-pong entre les oreilles du Caracal.

— Je vous remercie d’avoir accepté de prendre…

… en charge cette enquête casse-tête.

Je sais que ces avancées éparses…

stagnantes…

… statiques…

… peuvent sembler décourageantes.

Je sais l’enjeu personnel…

… qui vous pousse.

Et suis de tout cœur avec vous...                                                                           

...Caracal.

Néanmoins, ne laissez pas ce cas laminer votre moral.

Ni obscurcir votre objectif.                                                                       Ni délaisser les autres affaires.

Scribopolis ne saurait sacrifier votre talent sur l’autel de l’obstination.



Le Caracal dut cligner plusieurs fois des yeux avant de parvenir à relier bout à bout les paroles de son supérieur.

— V-vous voudriez que je laisse tomber l’enquête ?

Soudain, le Blaireau cessa ses allers-retours et agita deux pattes comme pour repousser une idée grotesque.

— Haha ha, non ! Bien sûr que non ! Entendez-moi bien : ces Pourfendeurs doivent être arrêtés. Leurs perfides méfaits ont assez filé. Seulement… Seulement, nous sommes bien obligés de reconnaître, après cinq meurtres, que c’est l’impasse. Vous connaissez ma réputation : je déteste laisser un délit impuni ! Mais ces fourbes dissimulent bien leurs traces… Alors ne vous tuez pas pour une tâche impossible. Je ne souhaite que préserver mon meilleur inspecteur du surmenage.

Pattes croisées dans le dos, appendice garni de touffes bouffantes, le Blaireau adressa son plus scintillant sourire à l’inspecteur.

Agacé par ce discours qui ne dessinait aucune avancée, le Caracal se précipita droit au but.

— Pourtant, vous disiez ; au téléphone ; avoir une piste.

Le Blaireau leva une griffe et l’agita spasmodiquement, tout comme sa bouche mue de drôles d’onomatopées.

Tatata. Une piste probablement déjà froide. D’après les analyses de vidéosurveillance, la dernière victime aurait été aperçue quelques heures avant sa mort à cet hôtel.

Joignant le geste à la parole, le commissaire fit glisser un bout de papier bardé d’une sibylline inscription manuscrite.

C’est tout ? Il aurait pu lâcher l’info par téléphone...

Mais avant que le Caracal n’ait pu se demander pourquoi son supérieur se mettait soudainement à le couver, le Blaireau frappa un « PAM » dynamique contre l’ébène de son bureau.

— Prenez garde à vous et à vos équipiers, Inspecteur. Cette adresse… Disons que cette adresse vous mènera dans un quartier… connu pour ses entorses aux bonnes mœurs.

— Nous serons prudents, Commissaire.

Le Caracal hocha la tête avec assurance. Les quartiers mal famés ; il les avait déjà ratissé en long et en large au cours de sa carrière. Le Blaireau esquissa une moue ambivalente et se rassit enfin ; signe que son visiteur pouvait prendre congé.

Le précieux sésame en poche.

La suite de sa mission dans les tuyaux.

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