Chapitre 8 : Tuto make up et science céleste du vent

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Le Caracal traînait des pieds. Le ciel à peine baigné des lueurs de l’aurore, il s’engouffrait dans la colossale scribothèque. Les Saintes Archives Célestes de la Cité. Ocelot, sur ses talons, témoignait d’un entrain similaire ; inexistant. Imputable, de son côté, à ce réveil cruellement précoce. Depuis quand les méchants exigeaient-ils des rançons avant midi ? Dans les mauvais films, ces derniers avaient au moins la décence d’attendre la tombée de la nuit !

Dans la pâleur des premiers rayons, les arches chamarrées chatouillaient et chassaient les volutes de brume retardataires. À n’en pas douter, ce serait une belle journée de merde. Le cœur du félin se serra d’amertume.

Ils parvinrent jusqu’à un hall inutilement vaste et pompeux, néanmoins peu entretenu. La peinture écaillée et les fissures pourfendant les piliers d’éclairs témoignaient d’un certain degré de vétusté. Au moins, le commissariat ne souffrait pas seul des coupes budgétaires. L’écho de leurs pas résonnait dans l’espace désert à cette heure. Un piaillement strident se mêlait à la partition ; deux secrétaires campées derrière leur bureau d’accueil s’échangeaient vivement les ragots matinaux.

— Non, mais je t’assure, Batrace, le contouring, ça s’applique en mono couche uniquement. Tu ne veux quand même pas d’odieux pâtés !

— Oui, mais pour un recouvrement efficace, il faut bien repasser plusieurs fois !

— Pas d’accumulation, juste une bonne homogénéisation. En plus, tu as déjà une peau super lisse. Attends, tu te sers de quel pinceau ?

— Ben, le biseauté, c’est plus facile, non ?

— Alalala, ma chérie ! Jamais de la vie ! Surtout pas ! Il te faut un pinceau Kabuki ! Tu ne vas jamais t’en sortir sinon. Et tu utilises quelle base de crème ? Parce que je te recommande plutôt un aplat asséchant vu que ta peau est déjà pas mal humide… ça va permettre une meilleure adhésion. Attends, j’ai fait une vidéo tuto pour expliquer ça, je te l’envoie…

Et pendant que l’animal lâchait son café pour fouiller dans son smartphone, le Caracal songea qu’il avait déjà vu ce personnage quelque part…

— Faucon ?

Interpellé, le volatile releva une tête aux plumes soignées sur les visiteurs.

— Oh ! C’est vous, Inspecteur ? Qu’est-ce que vous faites ici ?

— C’est plutôt à moi de vous poser la question !

— Comment ça ? Je travaille. Comme vous pouvez le voir…

Entre la cafetière à moitié vide et les téléphones rayonnants de notifications, le félin fronça un sourcil dubitatif. Ce n’était cependant pas ce qui l’étonnait.

— Mais vous n’avez pas déjà un travail ?

— Vous voulez parler de ce job à mi-temps au commissariat ? Vous croyez que ça suffit à remplir mon frigo ? La paye du mois dernier m’a tout juste servi à refaire mon stock d’après-shampoing – ce n’est pas à vous que je vais apprendre que ça coûte une aile d’entretenir un plumage ou un pelage aussi conséquent…. Quoique…

Le Faucon plissa un regard jugeant sur la toison mouchetée du fauve qui n’avait certainement pas vu de peigne depuis deux lunaisons. Le Caracal reprit la main avant que la conversation ne s’aventure sur le terrain glissant – et hors sujet – des conseils d’entretien capillaire.

— Peu importe, puisque vous êtes là, Faucon, j’ose espérer que vous connaissez déjà l’objet de votre venue et que vous avez préparé le Livre de Lois à notre attention.

Le volatile délaissa la lime à ongles avec laquelle il affutait ses serres et se pencha sur un antique ordinateur.

— Avez-vous rempli le formulaire HAVOC de demande d’emprunt ?

— Pardon ?

Sa collègue grenouille, timide jusque-là, gonfla ses bajoues et expliqua dans un croassement pédant.

— Enfin, il y a des procédures à respecter avant de pouvoir consulter les archives célestes de la scribothèque !

Déjà passablement agacé de ce détour avant de pouvoir secourir Chouette, le Caracal s’outra du manque de coopération d’une administration peu zélée. Il croisa les pattes dans une attitude de défi.

— Qu’est-ce à dire que cela ? Le commissaire Blaireau, en personne, nous envoie. Et il ne s’agit pas d’un emprunt, mais d’une réquisition ! De la plus haute importance dans le cadre d’une enquête criminelle.

Il eut beau appuyer solennellement ce dernier mot, l’emphase tira tout juste un bâillement contrarié du goitre de la Batrace.

— Je crains qu’il n’existe pas de différence dans la procédure entre « emprunt » et « réquisition ». Il va vous falloir opérer comme tout le monde, môsieur l’Inspecteur, singea l’irritant dendrobate.

Vexé de se voir rabaissé au même rang que le premier pérégrin, le représentant de l’Ordre s’apprêtait à brandir une menace bien sentie. L’Ocelot s’immisça à temps.

— Auriez-vous donc, s’il vous plaît, l’aimable amabilité de nous expliquer la procédure d’emprunt ?

La Batrace et le Faucon s’échangèrent un regard dépité et poussèrent un soupir synchronisé. Ils n’avaient visiblement pas l’habitude qu’on exige d’eux du « travail ».

— C’est très simple, se lança la Batrace. Vous allez vous rendre sur la plateforme numérique de l’ENSU et vous créer un compte. Il vous faudra renseigner votre numéro CESARE qui s’avère être aussi votre matricule pour l’ENTPCR, après quoi, il vous faudra joindre l’autorisation d’admission signée par votre hiérarchie qui stipulera et délimitera votre accès aux parties des archives qui vous intéressent. Ensuite, il faudra attendre que votre dossier soit validé par l’auguste recteur des Archives. Une fois répertorié dans la base de données, vous pourrez remplir une demande exceptionnelle d’emprunt. Pour cela, vous devrez d’abord connaître le code BCPR de votre document, mais aussi joindre une lettre d’intention qui permettra à la commission de partage de statuer sur vos motivations. Si cette dernière vous offre une réponse positive, un archiviste prendra alors rendez-vous pour un entretien qui visera à compléter l’admission dans la partie réservée des bibles protégées…

— Euh… ça va prendre combien de temps tout ça ? coupa l’Ocelot qui avait décroché après « matricule ».

— Oh… Comptez environ deux à trois semaines. À condition de n’oublier aucun document, sinon…

— Vous vous foutez de nous ?

Le Caracal rugit et l’Ocelot dut le contenir physiquement pour l’empêcher d’aller déboulonner la tête de cette pauvre grenouille.

— Attends Batrace, intervint le Faucon, je crois qu’il y a plus rapide. Selon la classification de l'objet à emprunter, il n’y a pas forcément besoin d’un aval de la commission. Est-ce que vous connaissez le code CEPAGE de votre livre ?

— Mais je ne sais même pas ce qu’est un code CEPAGE ! J’ai juste besoin – non, j’ordonne – que vous nous donniez ce Livre des Lois !

Imperturbable, le Faucon tapa lentement le titre sur son tonitruant clavier.

— Alooooors… Livre des Longs Trajets, Livre des Louveteaux, Livres des Lenteurs Administratives… Non, c’est pas ça…. Ah ! Livre des Lois, code DCP56MK8 et classification bordeaux foncé. Mince, je crains qu’il vous faille, en plus, fournir un dossier POURPRE pour pouvoir le consulter et ça, on ne fait pas ici. Il va falloir que vous alliez au bureau porte Ouest…

Cette fois, la patience de l’Ocelot ne fut pas suffisante pour empêcher l’inspecteur de sortir de ses gonds. Il bondit sur le comptoir et agrippa l’élégante chemise du Faucon, lui froissant quelques plumes au passage.

— Calmez-vous tout de suite ou j’appelle la sécurité ! croassa la Batrace en panique.

— Que se passe-t-il donc ici ?

Les quatre protagonistes se tournèrent vers un nouvel arrivant. Des lourdes portes de l’enceinte céleste protégée, venait de surgir un chat nonchalant. Paré d’une toge d’académicien, le matou aux yeux vitreux mais pétillants de savoir dessinait des ronds de fumées avec sa pipe.

Le calme irradiant du vieux sage contamina instantanément l’assemblée. Même le Caracal convint que la violence n’effriterait pas l’infrangible mur de la pachydermique administration. Il s’éclaircit la gorge et dévia de méthode.

— Bonjour honorable Archiviste, vous me voyez profondément navré de ma réaction emportée, mais l’urgence d’une situation grave et terrible a triomphé de ma raison. Il s'agit…

— Oui, j’ai entendu parler de cette histoire, cingla-t-il. La police cède à l’innommable chantage de ces perfides Pourfendeurs. Suivez-moi.

Malgré son flegme, les volutes de mélancolie voltigeaient hors de son calumet. Le Caracal et l’Ocelot s’échangèrent un regard ébahi, mais choisirent silencieusement de ne pas laisser filer cette chance. Ils emboîtèrent le pas de l’archiviste derrière les limites sacrées et inviolables du bâtiment. Les expressions outrées des secrétaires d’accueil s’évanouirent dans leur dos, dans l’indifférence.

Le Chat les entraîna à travers d’impressionnants dédales ; ouvrages vestiges d’une époque qu’ils n’avaient pas connue ; mémoire d’un passé flou dont les clés glissaient sans cesse. Au fil d’une vie déjà trépidante, le savoir ne siégeait jamais longtemps dans la nécessité basale du quotidien. Seules quelques pages maintenaient, dans le flux chaotique du temps, les remembrances de l’Histoire littéraire de leur noble Cité. Ce n’était pas dans le béton que se parachevaient les fondations d’une société aiguillée vers la sagesse, mais dans ces livres. Même l’ire du Caracal s’estompa pour une pause de quiétude ; un recueillement humble imposé par la grandeur de connaissances qui lui échappaient.

Quand leur hôte s’installa dans un lourd fauteuil de velours chaud et entreprit de tasser sa pipe, l’Ocelot et le Caracal se sentirent un peu de trop, hagards dans ce décor faste.

— Je ne voudrais pas me montrer pressant, osa l’Ocelot, mais nous vous saurions gré de nous indiquer où se trouve le Livre des Lois…

L’archiviste désigna d’une patte poilue le désordre du bureau.

— Ici.

Et en ce point précis, au carrefour des conjonctions entropiques, siégeait fièrement un ridicule calepin blanc.

— C’est quoi ce délire ?

— Le Livre des Lois, expliqua benoîtement le Chat. Vierge, immaculé, puisqu’aucune patte profane ne s’est encore risquée à y imposer de fourbes entraves à la créativité.

Le Caracal voulait croire à une farce. Il fit valser les feuillets entre ses griffes et n’y trouva qu’un blanc néant. En face, le Chat tirait sur sa pipe et sur le fil de sa pensée.

— Une époque sombre s’amorce. Celle de la liberté bafouée, de l’allégresse qui périclite. Pour conserver tradition et pureté d’une langue pourtant mouvante, on en vient à commettre les pires abominations. Au prétexte de purger des dérives, on invente de faux croque-mitaines qui, à défaut, de menacer du vent, enchaînent les animaux dans leur propre prison.

Mutique, le Caracal hocha la tête, buvant les paroles du sage. Celui-ci vissa ses persiennes pulsantes de science sur le malheureux représentant de l’ordre. Une dernière mise en garde.

— La mission qui vous incombe étire un gouffre de dilemme en votre être, Inspecteur. Mais vous incarnez aussi cet équilibre, cher à l’Alpha et l’Oméga, et je gage que vous saurez vous montrer digne de le préserver. Bonne chance.

Et sur ces mots d’encouragement sibyllins, le Chat se perdit dans les vapeurs de sa fumette, perché dans des strates de mondes indicibles à leurs yeux terrestres.

L’Ocelot haussa les épaules et glissa un coup de coude à son chef.

— Mission accomplie, non ? On y va ? Chouette nous attend.

Le Caracal aurait aimé goûter sa confiance, mais une boule de poil restait grippée dans sa gorge. Pourtant, il rangea le précieux carnet dans son veston et suivit l’Ocelot vers la sortie.

Le devoir n’attend pas.

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