Chapitre 10 : Crêpes transgéniques et pêche aux canards

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La confusion régnait sur la scène. L’apparition de l’élu nimbé de son charisme drainait les regards éberlués des témoins.

Seule une ombre, jusqu’à alors dissimulée dans les recoins allergiques à la lumière de l’usine morbide, s’était dévoilée lorsque l’apparition de l’Aigle avait terrassé l’obscurité. Encapuchonnés de noir, son visage et son être demeuraient invisibles aux personnages distraits. Mais elle n’avait rien perdu de la chute du Livre des Lois.

Le Caracal se détourna de l’aura magique trop intense pour voir à temps le capuchon sombre ramasser le calepin froissé. D’une prise de Breizhjustu, il attrapa le Bélier par une corne et l’envoya contempler sa chandelle depuis le sol. Knock out !

Son instinct d’inspecteur lui criait que ce nouvel arrivant ne devait pas être un sbire comme les autres pour avoir guetté son heure avant d’agir en fourbe. Une stratégie signée des Pourfendeurs, il fallait le reconnaître. Le Caracal s’enfuit à sa poursuite ; laissant un Ocelot paniqué en compagnie des méchants et d’une entité divine.

Cette dernière claqua des doigts. L’Aigle fit popper quelques lampes halogènes rococo, des rideaux indolents qui volaient au gré du vent, un fauteuil en satin pouffant et des danseuses orientales ; histoire d’insuffler une ambiance plus confortable aux lieux mortifères. L’être tout puissant installa son divin séant dans le trône et croisa ses serres sur les accoudoirs.

— Bon, j’vous recap’ le topo vite fait : mon arrière-arrière-arrière-grand-parrain par alliance germaine a voyagé dans le futur pour y rencontrer le Créateur Suprême. Au cours d’une partie de poker, mon aïeul a profité de l’état d’ébriété de son adversaire pour lui dérober une page au pif de son Grimoire des Prophéties.

Nouveau claquement de doigts : dans un nuage de fumée se matérialisa une feuille racornie et pliée en quatre. L’aigle la déplia avec sa classe innée, puis s’éclaircit le goitre :

— Il est écrit… Non, attends, j’suis trop défoncé pour vous lire ça. Alexa ! Récite la prophétie.

Surgie d’outre-tombe – ou du smartphone dernier cri logé dans sa poche – une voix féminine compassée s’exécuta avec zèle.

« Lorsque la nuit engloutira Scribopolis
Lorsque les coupes budgétaires décimeront la police
Un nouvel ennemi surgira des limbes du néant littéraire
Et drainera dans sa croisade les moutons grégaires… »

Tandis que l’Ocelot s’interrogeait sur la pertinence d’une prophétie relatant le passé, le Panda n’en attendit pas la conclusion. Il poussa un rugissement à dévaster une bambouseraie et lança, vers l'être supérieur, une salve de shuriken à l’effigie du logo scribopolite.

— Oh, tu te calmes, l’ursidé !

D’une salve chakratique à plomber les gants de toilettes de mamie Germaine, l’Aigle déploya une armada de vortex. Les perfides trous noirs s’ouvrirent – comme de pas chance – pile sur le trajet des shuriken ; ils se goinfrèrent des débris métalliques sans une once de gêne.

Un nouveau râle du Panda fit frémir la fabrique, mais n’impressionna guère le deus ex machina aviaire tout puissant.

— C’est de la triche ! Puisque c’est comme ça…

Sa grosse patte griffue extirpa du nulle partout une assiette. Oui, une assiette. Mais pas n’importe quelle assiette : une assiette avec une crêpe. Et pas n’importe quelle crêpe.

Une crêpe bretonne.

Le Panda engloutit le tout dans un bris de céramique et lécha jusqu’à la dernière trace de beurre salé sur ses babines. La luminosité de la pièce venait-elle de changer ou ses yeux se mirent-ils à luire spontanément d’un inquiétant éclat verdâtre ? L’instant d’après, des dunes parcoururent les dessous de son pelage puis s’érigèrent en montagne. Craquement d’os et crissements d’échine, le corps déjà robuste se métamorphosa en un colosse à faire passer Jason Momoa pour un chinchilla.

Son rugissement, cette fois, ébranla un torrent de poussière des poutres séculaires. Pour peu, un observateur extérieur verrait presque un nom à rallonge s’afficher en caps lock sous la bête.

Estimant qu’elle risquait d’y laisser quelques plumes et que trois mulots ne valaient pas tout ce tintamarre, la Chouette opéra une retraite furtive. Tel un périscope, son cou pivotait en quête des sorties les plus accessibles. En quelques sautillements latéraux, elle se rapprocha de la porte du hangar à farine.

Et se heurta à une baie vitrée invisible.

Bon sang, on n’est pourtant pas mardi matin, songea-t-elle en massant son front douloureux.

— Tu crois que je t’ai pas vue, la volaille ?

Crotte de moineau ! Elle qui pensait tirer une révérence discrète, voilà qu’une barrière magique tuait dans l’œuf ses lâches ambitions.

— Vous avez pas d’autres priorités à gérer, monsieur le super magicien ? fit-elle remarquer d’un coup d’œil vers un Panda qui s’astiquait les biscoteaux.

— Oh, t’inquiète pas pour lui. Je vais vite renvoyer cette transformation de boss secondaire dans le J-RPG qu’il n’aurait jamais dû quitter. Puis, c’est pas comme si on pouvait le perdre de vue. Toi, par contre, je me méfie de tes tours détournés…

La Chouette déglutit. Ses sclères acérées l’avaient donc percée à jour… Tant pis. Il lui restait encore un atout. Elle fouilla frénétiquement les poches de son pull-over et en tira l’objet du salut.

Une chaussette.

— Dis-moi, le piaf… Tu sais comment on appelle une passoire sans trous ni queue ?

Interpellé, l’Aigle se gratta le crâne. Il fit apparaître un tableau noir – qui manquerait sûrement dans une école primaire quelque part dans le monde – et déclina une série de formules et théorèmes afin d’élucider cette équation complexe.

— Euh… C’est vraiment le moment de faire ça ? glapit l’Ocelot qui, d’une spatule, s’efforçait de repousser les assauts du panda crêpétiquement modifié.

Mais personne ne fit attention à lui. L’Aigle était trop accaparé par ses mathématiques et la Chouette, trop fière de l’avoir distrait. Elle en profita pour retourner sa chaussette. Un pèlerin la lui avait donnée un soir de beuverie, arguant dans une emphase éthylique convaincue qu’il s’agissait là d’une arme redoutable. La Chouette, peu adepte de la bagarre, n’avait pas eu encore l’occasion de la dégainer. Voyons ce qui en sort, se dit-elle dans un haussement d’épaules.

— Un bus ! répondit-elle à son énigme pour abréger le supplice mental de l’Aigle.

Une boule de lumière jaillit du coton synthétique. Elle frétilla comme une fée clochette atteinte d’hémorroïdes. Comme si une présence surpuissante se débattait contre sa minuscule prison de photons. Elle se figea ; flotta un moment de suspens. Et creva l’espace.

Le rai d'éclat magique brûla jusqu’aux rétines de l’Aigle, qui n’avait pas eu le temps de rehausser ses Ray-Ban. Un clignement et une silhouette étira son ombre sur l’assemblée.

Mais qu’est-ce que…

Qui le saurait ? La chose n’avait plus rien d’animal. Façade mouvante aux formes indéfinissables, elle s’avançait pourtant dans un balancement de hanches aguicheur vers le sublime prophète.

— C’est ce volatile qu’il faut guillotiner ?

— Non, ce volatile ! osa l’Aigle en pointant la Chouette d’une serre.

La créature métamorphique daigna tout juste plier son cou et couler un regard supérieur envers son invocatrice.

— Ça ? Une menace ? Elle ne sait même pas donner des noms différents à ses chasseurs. Allez, file donc : je ne tiens pas à avoir le syndicat des Audric sur le dos.

La volaille traitre ne se le fit pas dire deux fois et alla s’enfariner dans le hangar de repli.

De son côté, l’Aigle lâcha un rot inconvenant et jaugea l’aura de sa nouvelle adversaire. Hum… peut-être aurait-il dû s’occuper du nounours binaire avant.

— Aaaaah ! À l’aide !

Par chance, l’Ocelot semblait gérer cette situation. Il se retourna vers la Métamorphe.

— Toi, ma grande, je vais t’envoyer valser dans le cosmos. Tu vas visiter les trous noirs de près !

— Merci, mais non merci, je ne tiens pas à découvrir ce qui te sert de cerveau, répliqua-t-elle dans un croisement de bras.

Une sorte de frémissement titilla une zone oubliée de l’anatomie de l’Aigle. Il le relégua vite au second plan. Pas question de se laisser distraire une nouvelle fois ! Il blinda ses boucliers chakratiques et catalysa l’énergie vortexée entre ses plumes. Un coup. Un coup bien placé. Il n’en faudrait pas plus pour atomiser ce léger contretemps séduisant.

Le rayon magique mitrailla comme un excité de la gâchette à un stand de fête foraine. Cette engeance n’avait aucune chance !

— C’est tout ? souffla-t-elle en dissipant la fumée d’un revers de main. T’aurais mieux fait d’opter pour la pêche aux canards, t’aurais peut-être eu plus de chance.

Il ne fallait pas le provoquer deux fois. L’être suprême réduisit le plafond – du moins, ce qu’il en restait – en fine poussière. Tel un catcheur de la WWE, il empoigna sa cible et s’envola collé-serré rejoindre les étoiles.

Bien sûr, la Métamorphe se riait de la gravité comme de son opposant. Dans un ballet gracile, les deux entités surpuissantes se rendaient coup sur coup ; vortex contre explosions nucléaires ; chakra contre sarcasme. Pourtant, même les dieux avaient une limite. Les essoufflements rythmèrent leurs passes et les entrechoquements des armes magiques. Aucun des glaives embrasés ne semblait déterminé à prendre l’ascendant. Alors, dans un ultime assaut, ils tentèrent le tout pour le tout.

— Tou…

— …ché.

Les lames s’immobilisèrent à un cheveu de leurs carotides. L’un comme l’autre trépasserait en poussant le geste et nulle volonté ne leur commandait de se sacrifier. Cette cause n’était pas la leur.

Alors, ils s’échangèrent un regard. Un regard pénétrant. Iris d’un néant spatial contre prunelle brûlante d’orgueil.

— Nous sommes…

— …pareils.

Ils baissèrent leurs armes. Réalisaient-ils, qu’après des millénaires d’errance cosmique au travers d’un univers plié à leur volonté, ils faisaient face à leur miroir ? Leur âme sœur.

— Barrons-nous, ma zouz.

— Nous n’avons que faire de ces humains. Ils finiront par détruire leur monde tous seuls.

Une voix interrompit les roucoulades.

— Vous voudriez pas juste nous débarrasser de ce sac à bave avant de partir en lune de miel ?

Les yeux transis papillonnèrent. Telles des feuilles en abscission, leur valse endiablée, puis énamourée, les avait doucettement posés à terre. Ils redécouvrirent le spectacle navrant d’un Ocelot gisant sous une rangée de stalactites écumeuses. L’impressionnante mâchoire ne restait ouverte que par la spatule coincée entre ses jonctions.

— Oh, ça…

D’un claquement de doigts princier, l’Aigle transforma le monstre crêpeux en compost – pas en cendre, fallait bien penser à la planète, tout ça. L’Ocelot hésita à le remercier alors que le bourbier de matière en décomposition le doucha. De toute façon, l’Aigle, ce héros brave et humble, n’en attendait pas tant. Son attention n’avait pas quitté sa bien-aimée.

Cette dernière bippa son vaisseau de la taille de l’Empire State Building et le fit atterrir sur les décombres de quatre bâtiments de la fabrique. La Métamorphe tira sa révérence à sa brève – et attendue – apparition dans cette histoire.

— Adieu misérables vermines ! N’oubliez pas qu’un jour un tyran du nom de Caracal réduira votre communauté en esclavage. Ne me remerciez pas, c’était un avertissement tout à fait amical !

Le vaisseau décolla en faisant flamber sous ses réacteurs une bonne partie de l’usine encore debout. Il passa en vitesse lumière et l’Ocelot ne vit plus qu’un minuscule point dans le ciel lorsqu’il termina d’ôter la boue de sa figure.

— Bordel, qu’est-ce que c’était que ce bordel ?

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