Travail soigné

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P. crocheta la serrure avec la précision d’un professionnel. Lorsqu’il poussa la porte, il sentit une résistance et dut insister pour repousser les détritus qui bloquaient le passage.

Une fois à l’intérieur, il grimaça et plaqua un mouchoir sur sa bouche : l’odeur était pestilentielle, un insoutenable mélange de tabac froid, de cannabis, de restes de pizzas, d’alcool, d’urine, de vomi, de transpiration aigre, de renfermé, d’ordures ménagères en tous genres et de désodorisant bon marché censé couvrir les relents divers de cette atmosphère viciée. « Le parfum ne neutralise pas une odeur de merde, il ne fait que s’ajouter à elle pour en faire une association pire encore », philosopha P. en longeant le couloir qui menait au salon. Machinalement, il fit glisser sa main droite sur un petit meuble, inspecta la couche de poussière poisseuse qui s’était collée sur ses doigts et s’empressa de les nettoyer avec une lingette parfumée.

L’individu qui occupait l’appartement était là, en slip - couvert de taches suspectes- et chaussettes - puantes au delà du raisonnable -, avachi dans un canapé mou et déglingué. Il ronflait bruyamment. “Ils sont bien assortis, le canapé et lui. Deux épaves en pleine communion, dans les bras l’un de l’autre”, se dit P. en triturant sa boucle d’oreille en or, tic nerveux qui se manifestait à chaque fois qu’il se présentait face à des gens crasseux. Quand il était entré ici, il avait la certitude qu’il trouverait le locataire de l'appartement dans cet état, imbibé d’alcool et empêtré dans le sommeil louche “des jeunes sans avenir, fatigués d’avoir rien branlé de leur journée”, comme il aimait à le répéter.

Sans un bruit, il s’approcha du jeune homme en prenant bien soin d’éviter de salir ses chaussures blanches dans les immondices qui jonchaient le sol. Ses semelles collaient au lino à cause d’un mélange d’alcool et de sirop. “Lui aussi, il est dans le sirop”, remarqua P. pour lui-même.

Sur la table basse, des cadavres de bières, deux manettes de jeu, un bang artisanal “sûrement fabriqué avec un bambou volé dans une jardinerie” supposa P., une pile d’emballages de pizzas, un CD de Bernard Minet, “idéal pour les soirées animées”, s’amusa P., pas peu fier de son jeu de mots, et une chaussure Stan Smith remplie de mégots.

“Le mec a même eu la flemme de s’acheter un cendrier”, maugréa P. en lui lançant un regard plein de mépris.

Une fois à ses côtés, il déposa son sac marin en toile blanche et en sortit une seringue vide qu’il planta d’un geste précis dans le pli du coude. De l’autre main, il plaqua un chiffon sur la bouche de sa victime. Puis il appuya sur le piston. Le jeune homme n’eut pas le temps de réaliser que la mort venait de lui tomber dessus. Embolie gazeuse, le meurtre était propre et net, tout se déroulait comme prévu.

P. saisit le cadavre sous les épaules et l'emmena jusqu’à la salle de bains pour le dévêtir. Le mort ne pesait pas bien lourd dans ses bras musculeux. En actionnant l’interrupteur, il constata que l’ampoule était grillée. “Si ça se trouve, ça fait six mois qu’il pisse dans le noir. Et vu l’épaisseur de crasse sur sa peau, ça doit faire à peu près autant de temps qu’il n’a pas approché un savon”, pensa-t-il tout en le lavant consciencieusement dans la baignoire. Il brossa ses cheveux avec douceur, rasa sa barbe en tachant de ne pas le couper, puis l’enroula tout entier dans une serviette blanche qu’il avait emportée avec lui. Il laissa sa victime sur le sol, recouvert de ce linceul immaculé.

Il retourna alors dans le salon pour tirer les rideaux et ouvrir la fenêtre, puis sortit de son sac marin plusieurs sacs poubelles qu’il commença à remplir avec les immondices qu’il trouvait par terre, en faisant bien attention de ne pas tacher ses vêtements immaculés. Méthodiquement, il fit ainsi le vide dans l’appartement, entassant dans un coin des sacs gonflés de déchets. Il ramassa consciencieusement les crottes de souris, plaça quelques pièges à des endroits stratégiques. Puis il prit un bidon d’eau de Javel et un autre de surfactant. Il en aspergea le sol et les murs, effaçant ainsi toutes traces de son passage, dans toutes les pièces de l’appartement. Il poussa même le vice à récurer les toilettes. On ne se refait pas : P. est un perfectionniste. En peu de temps, le domicile de la victime était métamorphosé. Il flottait dans l’air un délicat parfum citronné et cela brillait du sol au plafond. Il était impensable qu’un jeune homme désoeuvré végétait ici, dans la saleté, quelques heures plus tôt.

P. se mira dans le carrelage blanc de la salle de bains en croisant les bras et sourit de toutes ses dents. Il semblait fier du travail accompli. Personne ne comprendrait qu’il était passé ici, il en était certain. Il n’en était pas à son premier crime, et il n’avait jamais été inquiété par la police. Il était au dessus de tout soupçon.

Sans un bruit, P. sortit de l’appartement, referma délicatement la porte, puis se retrouva dans la rue. Il soupira : “Voilà une bonne chose de faite. Je hais la saleté et les gens qui ne prennent pas soin de leur intérieur, ils ne méritent pas de vivre.”

Il massa son crâne chauve et se dirigea d’un pas rapide vers le studio télé où il avait rendez-vous pour le tournage d’une publicité. Le slogan qu’il avait à réciter était en parfait accord avec sa philosophie et faisait parfaitement écho aux crimes qu’il commettait : “Ne vivez pas pour nettoyer, nettoyez pour vivre” : en dehors de ses activités criminelles, Monsieur Propre devait tenir son engagement d’icône de la publicité.

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Travail soignéChapitre17 messages | 6 ans

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