1. Samir

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 Contre toute attente, la réaction de Samir lorsqu’il découvrit la figure patronale ne fut pas négative.

 Il avait pourtant débarqué dans son bureau en mode guerrier, couteau comme il se doit entre les dents, prêt à en découdre, à livrer bataille pied à pied, à ne pas céder un pouce de terrain, à défendre ses positions bec et ongles, en somme il lui semblait que toutes les extrémités de son corps lui enjoignaient de pousser le suppôt du capitalisme dans ses retranchements. Il se l’était répété en chemin, il ne se rendait pas à un dîner de gala, mais à une entrevue qui s’annonçait houleuse, on parlait quand même d’une décision qui mettait sur la paille presque cent salariés, et pour couronner le tout, un soupçon de discrimination ethnique flottait dans l’air, ce n’était pas rien. Aussi, juste avant que Samir ne pénètre dans le siège social de l’entreprise, peu lui importait de savoir à quoi pouvait ressembler la personne qu’il allait rencontrer, il s’était ajusté à son logiciel idéologique : le capitalisme représentait le mal absolu, c’était un ennemi sans visage ni rivage, sans corps ni cœur, contre lequel il s’agissait de lutter à l’aveugle, sans tenir compte des incarnations qui le faisaient prospérer. De toute façon, s’était dit Samir, dès qu’on commençait à s’intéresser à l’enveloppe, on courait le risque de se laisser amadouer par une forme ou une couleur flatteuse. Il fallait la déchirer directement, l’enveloppe, sans même y jeter un coup d’œil, accéder à la lettre, la lire, en déceler les mécanismes pervers, les dénoncer de toutes ses forces. Samir appartenait à ce camp radical peu friand de chirurgie esthétique : il ne fallait pas remodeler le visage du capitalisme pour le rendre plus harmonieux, il s’agissait de lutter pour le détruire. Aucun atermoiement n’était possible, toute tergiversation était suspecte, tout compromis valait compromission. Sur le plan théorique, on pouvait au moins concéder à cette position le mérite de la clarté.

 Sauf qu’à présent, il ne se trouvait plus dans le monde des idées, mais à l’entrée d’une pièce bien réelle, face à une figure patronale qui ne l’était pas moins, et il dut se rendre à l’évidence : le grand capital n’était pas une simple abstraction à combattre, il n’était pas sans visage, il n’était pas sans enveloppe charnelle. Et l’allégorie sous laquelle il se présentait ne le laissait pas insensible : un visage rond, enjôleur, des yeux d’un bleu enivrant, un corps plein de promesses, sans doute à la fois ferme et souple, se dit-il. Debout, la figure patronale souriait dans son tailleur indigo laissant deviner, même sans être particulièrement perspicace, ses formes. Lorsqu’il serra la main qu’on lui tendait, il ne put s’empêcher de promener son regard sur deux jambes prolongées par des escarpins marron assortis avec soin à la ceinture. Il se reprit en feignant de s’intéresser à la pièce dans laquelle il venait de pénétrer, un vaste bureau à la décoration minimaliste, puis au paysage qu’on découvrait à travers l’immense baie vitrée, derrière la figure patronale : des blocs de verre découpaient le quartier de la Défense en figures géométriques d’inégales grandeurs. Ici aussi, les gros privaient les petits d’espace, eut le temps de se dire Samir, juste avant que les deux jambes fuselées aimantent à nouveau son regard. La scène dura à peine quelques secondes, mais Samir eut l’impression qu’il venait de perdre une première manche dans la bataille, que le camp d’en face s’était rendu compte du pouvoir qu’il détenait déjà sur lui. Pour tenter de reprendre la main, Samir se présenta en premier :

 — Samir Adouiri, de l’hebdomadaire Le Média indépendant, merci d’avoir accepté de me recevoir.

 Le ton se voulait poli, mais ferme ; il n’était ni l’un ni l’autre, ressemblait même plutôt à ce miel qu’on étale, en soirée, devant quelqu’un avec qui on espère échanger davantage qu’un verre et les civilités d’usage. Samir s’en aperçut et se promit d’adopter une attitude plus conforme à la situation, une attitude professionnelle et combative, celle qui correspondait à son statut de journaliste militant.

 — Sacha Laverrière, directrice générale de la filiale AEF, enchantée. C’est bien naturel de vous accorder l’entrevue que vous avez sollicitée. Nous n’avons rien à cacher aux journalistes. Nos décisions sont prises en toute transparence, et bien entendu, dans le strict respect des lois en vigueur.

 Samir regretta de n’avoir pas envisagé que le DG pût être une DG. Il en tira la conclusion qui s’imposait : il n’avait pas encore déconstruit totalement les présupposés genrés qui continuaient de traverser la société et dont il était imprégné, malgré lui, malgré le camp idéologique dans lequel il se trouvait, malgré les efforts qu’il s’imposait pour traquer tout ce qui, dans ses réactions quotidiennes, relevait de réflexes conditionnés liés à son privilège d’être né dans un corps d’homme, au sein d’une société dont l’inconscient collectif était encore largement patriarcal. Samir pensait posséder cette lucidité sur lui-même que d’autres, dans les milieux qu’il fréquentait, n’avaient pas toujours en stock: il ne se voyait pas plus pur, plus droit qu’il ne l’était. Lucidité qui lui permettait de se remettre en question, d’interroger ses propres failles, quand il estimait que c’était nécessaire. Par exemple à ce moment précis.

 Quand il avait commencé son enquête sur le plan de licenciement et qu’il avait découvert le nom de la personne qui l’avait mené, il s’en était forgé une image préconçue, sans penser à opérer la moindre vérification, tant il était sûr de son fait : Sacha Laverrière, en toute logique, était un homme. Samir s’était même amusé à en dresser un portrait-robot : blanc, la cinquantaine ou un peu plus, hétérosexuel bien sûr, marié, père de famille, cravaté, costumé, cheveux grisonnants, légèrement dégarnis peut-être. Pour compléter le tableau et rendre la figure patronale encore plus déplaisante et plus cliché, il lui avait ajouté un regard libidineux, une peau flasque et un ventre proéminent, conséquence des déjeuners d’affaires dans les restaurants réputés dont il devait abuser, en faisant passer la note dans les frais divers de l’entreprise, bien entendu. Il se mordit les lèvres, pesta contre son manque élémentaire de déontologie : il aurait au moins pu se donner la peine de googliser à l’avance son interlocutrice.

 Alors qu’il parcourait les quelques mètres qu’on l’invitait à faire pour s’asseoir, il parvint quand même à élaborer trois explications – ses études universitaires, l’hypokhâgne et la khâgne en tête, l’avaient formaté pour penser en trois parties – qui, pour une part, atténuaient sa culpabilité : d’abord, son enquête ne portait pas sur la personne de Sacha Laverrière elle-même, mais sur les licenciements opérés récemment dans l’entreprise de BTP. Ensuite, dans les faits, et indépendamment de toute idée genrée préconçue, le secteur du bâtiment et des travaux publics était encore en grande partie masculin, à tous les échelons. Enfin, il avait été induit en erreur par le prénom Sacha, certes épicène, mais le plus souvent porté par des hommes. Cet argumentaire n’effaçait pas tout à fait son réflexe pavlovien, mais il pouvait faire office, a minima, de circonstances atténuantes.

 Dès qu’ils furent assis face à face, avec pour arbitre une table en verre transparent dépourvue de la moindre trace de poussière, la DG se lança dans une présentation générale de la filiale, à grands renforts d’éléments de langage, comme il se doit, creux. Samir ne les écouta que d’une oreille, d’abord parce qu’il n’était pas venu ici pour entendre une synthèse des activités de l’entreprise, ensuite parce qu’il avait pris l’habitude de basculer en écoute flottante dès qu’il repérait un discours dénué d’éléments concrets, enfin et surtout parce que sa réaction première face à la DG le déstabilisait. Il avait beau dire, il était quand même très sensible à la beauté des femmes et les idées qu’il défendait en public s’accordaient assez mal à ses fantasmes privés. De ceux-ci il ne parlait jamais, même pas aux gens qui constituaient son cercle intime depuis quelques années, ceux qui avaient d’abord été des collègues, puis des camarades militants, et enfin de véritables amis. Mais il lui arrivait souvent, presque malgré lui, d’objectiver les femmes qu’il rencontrait, de les imaginer nues, au lit, dans des positions diverses, rarement confortables pour elles, toujours excitantes pour lui. Et c’était bien l’une de ces positions qui lui avait traversé l’esprit – en y repensant, il avait même dû avoir un début d’érection, pourvu qu’on n’ait rien remarqué ! – lorsqu’il avait dévisagé celle qui lui vantait à présent les valeurs, le dynamisme et les capacités d’innovation de son entreprise. Cette dernière jouissait d’ailleurs sur le marché d’une excellente réputation, réussite à laquelle elle n’était pas, soit dit en passant, et elle ne se priva pas de le souligner, étrangère.

 À ce moment, le discours de la figure patronale reconnecta Samir à son logiciel idéologique : elle ne manquait pas d’air, la DG, à se targuer de la bonne santé de sa société, alors même qu’elle venait de procéder à un plan de licenciement inique, détail qu’elle omettait soigneusement d’aborder. On l’avait pourtant, ça ne faisait guère de doute, informée de la raison de sa présence. Ou alors elle s’était renseignée elle-même sur la ligne du journal pour lequel il travaillait. Elle avait beau être sexy, elle n’en incarnait pas moins l’ennemi à abattre, se dit Samir avant de regretter la première partie de sa pensée.

 — Mais je me doute que vous n’êtes pas là pour m’entendre tresser mes propres lauriers, alors je vous écoute. En quoi puis-je vous être utile ?

 Le point d’interrogation posé, Sacha Laverrière ouvrit des bras souriants, posa les mains sur le bureau, paumes offertes au regard. Samir sursauta : était-il vraiment possible qu’elle ne sache pas sur quoi allait porter son article ? Non, ça devait faire partie de sa stratégie managériale. Il s’agissait d’être affable, de mettre l’interlocuteur en confiance, de lui faire croire qu’on se situait dans le dialogue, qu’on était à l’écoute, le genre de conneries qu’elle avait dû apprendre au cours de ses années d’étude dans une école de commerce quelconque, n’ayant de grand que l’acronyme.

 Samir parvint à masquer son irritation et décida d’entrer dans son jeu. La colère était mauvaise conseillère, il le savait : on s’enflammait, on s’enflammait, on finissait par dire n’importe quoi et l’adversaire n’avait plus qu’à appuyer dessus, tranquillement. Aussi répondit-il sur le même ton, courtois, souriant :

 — Je pensais qu’on vous avait mise au courant. Le journal pour lequel je travaille m’a chargé de faire un article sur les quatre-vingt-dix-huit salariés qui viennent d’être licenciés. J’aimerais savoir quelles sont les difficultés qu’a rencontrées l’entreprise pour être contrainte d’en arriver là. Je suppose que la décision n’a pas dû être facile à prendre.

 — Vous voulez parler du plan de modernisation et de restructuration du mois dernier, je suppose?

 Là, Samir eut du mal à retenir l’exaspération qu’il sentait monter. Il faisait partie de ces gens qui ne supportaient pas la stratégie de l’euphémisme dont usaient et abusaient beaucoup de gens de pouvoir : le plan de licenciement était rebaptisé plan de sauvegarde de l’emploi ou, dans le cas présent, plan de modernisation et de restructuration, et d’un coup de baguette magique le négatif devenait positif ; on ne parlait plus de salarié mais de collaborateur, et on effaçait le lien de subordination de l’employé à l’égard de l’employeur, rendant impossible toute velléité de revendication ; le donneur d’ordre ne s’attribuait plus le titre de patron, mais de manager, et ça donnait l’impression qu’il était là pour motiver les gens qu’il faisait travailler, pour les amener à livrer le meilleur d’eux-mêmes, à se surpasser ; même l’entreprise ne portait plus toujours ce nom, on lui préférait souvent ceux, plus conviviaux, de boîte ou de maison. En somme, comme les puissants ne voulaient pas changer les choses, ils changeaient les mots. Ce fut d’ailleurs ce qu’il fit comprendre à la DG :

 — Oui, on n’utilise pas les mêmes mots mais je crois qu’on désigne la même chose, en effet.

 Samir prononça cette phrase sans effacer son sourire de façade, mais le ton et le contenu étaient assez clairs pour que la DG ne pût se méprendre sur le camp dans lequel il se situait. Au moins, maintenant, elle savait qu’il n’était pas dupe de son écran de fumée, qu’il ne faisait pas partie de ceux qui ne voyaient même pas le feu.

 Prit-elle mal la saillie ? En tout cas, elle n’en laissa rien paraître et répondit sans la moindre trace d’agacement :

 — Vous savez comme moi que dans une économie désormais mondialisée, une entreprise, si elle veut survivre, doit proposer des tarifs compétitifs, et pour cela gérer le coût du travail de la manière la plus rationnelle possible. Je peux en tout cas vous assurer que tout a été fait en respectant strictement la légalité, et en offrant des opportunités de reconversion à toutes les personnes dont nous avons été contraints de nous séparer.

 Cordialité, mise en confiance, esprit d’ouverture, mots creux, usage d’euphémismes, elle commençait à lui taper sur les nerfs. Il fut rassuré par cette pensée : depuis un moment, il ne voyait plus Sacha Laverrière, la femme charmante aux jambes fuselées qu’il avait découverte en pénétrant dans le bureau, mais la DG, la patronne, l’ennemie des travailleurs. Par mégarde, son regard heurta le chemisier de son interlocutrice, suffisamment fermé pour laisser de la place à l’imagination, suffisamment entrouvert pour la stimuler. Il conjectura des seins fermes, ronds, doux, et l’espace d’une seconde, le sort des travailleurs ne l’intéressa plus du tout. Il secoua la tête et reprit :

 — Écoutez, je vais aller droit au but. D’après nos informations, il se pourrait que certaines personnes licenciées l’aient été selon des critères discriminatoires. C’est pourquoi, afin de lever tout malentendu, j’aimerais savoir s’il me serait possible d’accéder à la liste complète des gens concernés par le plan social.

 Il y eut un blanc, ténu, presque imperceptible, suffisant néanmoins pour que Samir comprenne qu’il avait touché un point sensible. Pendant cette fraction de seconde, il crut qu’elle allait changer de ton, s’indigner, devenir acerbe. Il l’espérait, même : ce serait un indice évident qu’il venait de marquer un point, de la mettre en difficulté, sur la défensive. Mais elle ne se départit ni de son sourire ni de son ton :

 — Je pourrai vous trouver ça, bien entendu. Je n’ai pas ces informations sur moi, mais je peux demander à l’un de mes collaborateurs de vous transmettre tous les documents que nous avons à ce sujet. Donnez-moi votre adresse électronique et on vous les enverra. Cela dit, je vous avoue ma surprise. Je ne sais pas d’où vous tirez vos allégations, mais je peux vous assurer que vos sources doivent s’être trompées, car nous sommes très attentifs, au sein de la filiale, au bien-être de chacun, et notamment à celui des minorités. J’y tiens personnellement, la lutte contre le racisme et plus généralement contre toute forme de discrimination est un combat de longue date, chez moi, et dont j’ai toujours fait une priorité.

 Encore ces satanés éléments de langage, se dit Samir. Décidément, il n’allait pas parvenir à la déstabiliser, elle connaissait son métier, il n’y avait pas de doute. À tous les coups elle ne croyait pas un mot de ce qu’elle racontait, mais elle y mettait une force de conviction qui avait dû nécessiter des années d’entraînement, on pouvait lui reconnaître ce mérite.

 Pour la forme, il posa les autres questions qu’il avait préparées. Elles concernaient notamment les bénéfices actuels de l’entreprise, les soi-disant pertes de parts de marché par rapport à l’année précédente en raison d’une conjoncture soi-disant défavorable, les solutions proposées aux salariés licenciés soi-disant pour motifs économiques. Comme il s’y attendait, aucune réponse précise ne lui fut apportée. Elle l’enfuma jusqu’au bout, patiemment, cordialement, sans jamais quitter son calme. La seule bribe pouvant à la limite passer pour de l’agacement, ce fut une mèche de cheveux qu’elle remit à sa place, lorsqu’il lui demanda si elle vivait sereinement le fait de plonger dans de grandes difficultés financières quatre-vingt-dix-huit personnes. De guerre lasse, il finit par prendre congé, conscient d’avoir perdu la bataille.

 Alors qu’il quittait les locaux de l’entreprise, il s’aperçut que la voix de la figure patronale résonnait encore dans sa tête. Mais ce n’était ni la présentation de l’entreprise qu’il entendait, ni les justifications du plan de licenciement, ni les éléments de langage attendus, non, c’était de petites notes suaves qui s’enchaînaient avec grâce les unes aux autres, une petite musique pleine de charme et de douceur dont il ne se débarrassa que plus tard, dans la rue, lorsqu’il reprit contact avec la ville assourdissante. S’il avait été ulcéré par les discours de la DG, la femme qui venait de les tenir l’avait enivré, il ne pouvait le nier.

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