3. Samir

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 Il fulminait, sur le chemin du retour et son vélo électrique. L’entrevue n’avait servi à rien, la DG lui avait fait perdre son temps. En plus, il craignait qu’elle ne lui fournisse pas les documents dont elle lui avait parlé. Après tout, elle n’y était pas contrainte, Samir n’était ni policier, ni magistrat, il n’exerçait aucune fonction la contraignant à quoi que ce soit. La promesse de la DG n’était sans doute qu’un moyen pour elle de se débarrasser poliment de lui.

 À bien y réfléchir, il aurait préféré avoir face à lui une figure autoritaire, drapée dans sa suffisance, regardant de haut tous ceux qui n’avaient pas son statut privilégié. Quelqu’un qui n’hésiterait pas à hausser la voix. Quelqu’un qui assumerait clairement l’idée de la lutte des classes. Un de ces patrons à l’ancienne, en somme. Au moins, avec eux, les choses étaient claires : il y avait deux camps, le chef et les travailleurs, avec des intérêts bien distincts. On pouvait alors se situer dans l’opposition frontale, c’était assez pratique. Tandis qu’à présent, avec ces nouveaux managers mielleux, qui naviguaient en douceur, sans coup de barre brusque, donnant l’impression que si tout le monde ramait de manière coordonnée, on allait se retrouver à bon port, comment lutter ? L’adversaire arborait un masque sympathique, ne sortait pas le fouet, ne menaçait pas explicitement, faisait même preuve d’empathie à l’occasion, parlait esprit d’équipe et bien-être au travail ; on ne savait plus par quel bout le prendre en défaut. Les sous-marins avaient remplacé les bateaux de pirates. Samir se promit de noter la métaphore quelque part dès qu’il serait rentré, elle pourrait lui servir pour son article.

 Un piéton, écouteurs dans les oreilles, traversa la piste cyclable. Tout à ses pensées, Samir le vit au dernier moment, fit un écart pour l’éviter, faillit perdre le contrôle de son vélo, se rattrapa in extremis, au prix de gestes désordonnés mais finalement efficaces, à défaut d’être harmonieux. Il regarda autour de lui, ne vit personne ricaner, continua sa route, rassuré : il avait été le seul témoin de ses acrobaties ridicules. L’indifférence blasée régnant dans la métropole n’avait pas que des mauvais côtés, elle permettait de se fondre dans la masse. Le dénouement heureux de l’incident le détourna des pensées négatives qui l’agitaient, et ce fut presque de bonne humeur qu’il se mit, dès son arrivée dans le petit deux-pièces qu’il occupait depuis quatre ans, à son travail d’investigation.

 Alors qu’il surfait sur Internet à la recherche de renseignements supplémentaires à propos de l’entreprise AEF, il reçut un message sur sa boite électronique : contre toute attente, la DG avait tenu sa promesse, il s’agissait des documents concernant le plan social. Samir examina un par un les noms des salariés licenciés, tenta d’en déduire l’origine ethnique de chacun. Ce n’était certes pas très rigoureux, comme démarche, mais elle lui permettrait d’y voir plus clair. Une fois cela fait, il s’aperçut que soixante-quinze pour cent des gens licenciés étaient sans doute d’origine extra-européenne. La preuve semblait devant lui, irréfutable : la DG avait bien un problème avec les Noirs et les Arabes, comme le lui avait dit l’un des ouvriers à qui il avait parlé, comme l’avait confirmé un autre en réponse à l’une de ses questions. Cependant, allez savoir pourquoi, les jambes de Sacha Laverrière défilèrent dans la tête de Samir à ce moment précis et, sans qu’il y perçoive clairement un lien causal, il se demanda si, par hasard, la statistique n’était pas biaisée. En effet, pour vérifier sa fiabilité, encore fallait-il la rapporter à l’ensemble des employés de l’entreprise. Par bonheur, l’un des fichiers envoyés les recensait tous. Étudier tous les noms allait prendre du temps, mais c’était nécessaire, Samir ne pouvait pas se permettre de lancer des accusations aussi graves sans un minimum de rigueur. Il procéda au même traitement que celui auquel il s’était livré, et aboutit à peu de choses près au même résultat : 72% des employés avaient des noms extra-européens. Sacha Laverrière était sans aucun doute une cheffe d’entreprise sans scrupules, mais ça s’arrêtait là. Au demeurant, c’était plutôt logique : la plupart des patrons cherchaient avant tout le profit, peu leur importait la couleur de ceux qui lui permettaient d’aboutir à ce résultat : pour les capitalistes, l’argent n’avait pas de couleur. Samir se sentit soulagé. Ranger Sacha Laverrière dans le camp des fachos l’aurait contrarié.

 Ça n’allait pas l’empêcher d’écrire un article à charge, bien sûr. L’entreprise n’avait a priori pas de difficultés financières particulières, d’après ce qu’il avait cru comprendre elle se portait plutôt bien, la DG s’en était même félicitée, le plan social n’avait donc pas lieu d’être. Même sans cette histoire de discrimination, il y avait bien une faute, sinon légale, du moins morale, et il allait faire reposer tout son propos là-dessus, chiffres précis à l’appui. Ne restait plus, par correction davantage que par respect de la déontologie journalistique qui n’établissait pas de règle absolue à ce sujet, qu’à contacter à nouveau la DG pour dévoiler, dans ses grandes lignes, la teneur du futur article et pour recueillir ses réactions, en lui mettant sous le nez les bilans comptables de ces dernières années, on verrait bien alors comment elle se justifierait. Samir possédait désormais l’adresse personnelle de Sacha Laverrière, il n’avait même pas besoin de passer par le service en charge des relations avec la presse.

 Il était sur le point d’écrire à la femme d’affaires, quand il se souvint de ses pensées au début de l’entrevue. Il se leva, prit une chaise qu’il plaça devant l’étagère faisant face à la table de bureau, monta dessus, agrippa la boîte située tout en haut, la prit d’une main, comme un serveur son plateau. Elle vacilla au moment où il descendait, il tenta de rétablir la situation de son autre main, en vain : son contenu se répandit par terre. Placide, il se contenta de lever les mains au ciel. Depuis le temps qu’il vivait avec sa maladresse, il avait fini par cesser de lui demander des comptes, il savait qu’elle n’en tiendrait aucun. Aussi, au lieu de pester, il entreprit de ramasser patiemment les multiples billets de cinq euros qui tapissaient le sol. Il en profita pour les compter : il y en avait exactement cent quatre-vingt-deux.

 — Ça fait quand même une moyenne d’une pensée problématique tous les deux jours, maugréa-t-il.

 Par pensée problématique, il entendait toute réflexion pouvant être perçue comme genrée, sexiste, patriarcale, discriminante, homophobe, grossophobe, xénophobe, voire carrément raciste. Comme il s’en voulait de céder parfois à des clichés d’un autre temps contre lesquels tout son camp se battait avec la plus ferme énergie, il avait trouvé ce moyen, un an auparavant : cinq euros dans cette boîte chaque fois qu’il se surprendrait en train d’avoir ce genre de réaction nauséabonde, fût-ce en passant, l’espace d’une seconde. Lorsque la boîte serait remplie, il avait prévu d’en faire don à une association de lutte contre le racisme ou contre le sexisme. Il n’avait pas encore décidé laquelle. Ainsi se ménageait-il une porte de sortie : il n’était pas exclu qu’il s’en serve pour éponger une dette, en cas d’urgence.

 Samir mit un billet de plus dans la boîte, réfléchit, en ajouta un autre. En effet, tout à l’heure, lorsqu’il avait pénétré dans le bureau de Sacha Laverrière, il avait eu non pas une mais deux pensées problématiques : d’abord il avait été surpris de voir une femme face à lui, inconsciemment il considérait donc plus naturel qu’un homme soit à la tête d’une entreprise ; ensuite, il avait objectivé Sacha Laverrière, en reluquant ses jambes. Et ses seins, un peu après, maintenant qu’il se repassait la scène dans son intégralité. Devait-il donc encore mettre un billet ? Il hésita, puis considéra que ces deux regards appuyés formaient le même ensemble, et qu’il ne devait donc les compter qu’une fois. L’image du corps de Sacha Laverrière défila dans sa tête, il ne chercha pas à la chasser : à présent qu’il avait payé pour ses fautes, autant en avoir pour son argent et profiter du spectacle.

 Il tenta de se déculpabiliser en se disant qu’après tout, il n’était pas vraiment responsable de la façon dont la société l’avait formaté. Ses pensées problématiques, elles lui avaient été infusées par son environnement, sans qu’il s’en rende compte, elles faisaient partie d’un inconscient collectif, elles étaient systémiques, comme on aimait à le dire, dans son camp, presque aussi souvent qu’on utilisait le mot problématique. À l’appui de son plaidoyer pro domo, il convoqua la sociologie : il devait bien exister quelque chose là-dessus, chez Bourdieu par exemple, non ? Samir n’avait rien lu du pape de la sociologie, mais il avait eu des cours sur lui, en hypokhâgne, dont il se souvenait vaguement. Une lecture en diagonale de la page consacrée à Bourdieu sur Wikipédia lui rafraîchit la mémoire : le sociologue avait notamment travaillé sur les distinctions sociales et la reproduction des élites. Ses analyses montraient en gros que les individus héritaient de capitaux différents, qu’ils soient économiques, culturels, sociaux ou symboliques, et que le système, notamment en matière éducative, ne faisait que renforcer les injustices de départ. Bien. Il n’y avait rien sur les fantasmes, ça ne l’arrangeait pas. Ce n’était peut-être pas la pensée bourdieusienne qui allait lui être utile pour se dédouaner de ses fantasmes, en fin de compte. Peu importait, la société ne devait pas être blanche dans cette affaire. N’en déplaise à Jean-Paul Sartre, se dit-il, l’être humain n’était ni totalement libre, ni totalement responsable. Encore que, même chez Sartre, on ne pouvait rendre responsable un homme que de ses actes, pas de ses pensées, si ses souvenirs – de khâgne cette fois-ci – étaient exacts. Et donc pas de ses fantasmes. De peur de se voir une nouvelle fois contredit par Wikipédia, il se promit d’approfondir ses connaissances sartriennes une autre fois. Il venait de signer un traité de paix temporaire avec sa conscience, c’était suffisant dans l’immédiat.

 Satisfait d’avoir déplacé les choses sur le terrain de la sociologie et de la philosophie, ce qui le différenciait de tous ceux qui, au quotidien, avaient des pensées problématiques sans s’analyser ni se remettre en question, Samir referma la boîte, la remit à sa place. Et ce fut l’esprit tranquille qu’il rédigea une demande de nouvelle entrevue à Sacha Laverrière. Cette fois-ci, il ne se laisserait pas distraire par une paire de jambes.

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