31. Samir

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 Plus il s’éloignait de Paris intra muros, plus il se délestait de ce qui lui pesait, comme s’il essaimait ses soucis un par un, à chaque arrêt du métro. Et ce fut presque apaisé qu’il arriva à la station Couronnes, presque d’un pas léger qu’il quitta la rame. Ce n’était pas seulement son corps qui remontait à la surface, c’était aussi son âme, se dit-il alors qu’il empruntait l’escalator pour rejoindre la rue.

 Une fois dehors, il balaya du regard son enfance, avec lenteur, notant chaque détail du paysage, comme pour s’imprégner à nouveau d’un pan de vie oublié. Une drôle d’impression le saisit : Belleville ne lui était plus tout à fait familier. Bien sûr, il reconnaissait les lieux, ils n’avaient pas tant changé, le bureau de tabac où il allait acheter des cigarettes en mentant sur son âge était toujours là, l’immeuble d’à côté ne s’était pas délesté de ses larges fissures, plus loin on trouvait encore, comme avant, la boulangerie dont on sentait la présence avant même de la voir grâce aux arômes artificiels qu’elle diffusait, et, juste en face, le meilleur Tex Mex du monde, comme on l’appelait à l’époque. Mais Samir eut besoin de quelques minutes pour reprendre contact avec ces lieux qu’il avait parcourus tant de fois. À un moment, il se trompa même de chemin, tournant à droite un peu trop tôt. Il s’aperçut qu’il n’avait pas vu le quartier à cette heure-ci, en début de soirée, depuis longtemps : ça faisait dix bonnes années qu’il avait quitté le foyer familial pour s’installer dans le neuvième arrondissement. Et depuis ce temps-là, il n’était retourné à Belleville que de manière épisodique, et toujours en coup de vent, généralement le dimanche midi.

 Il fallait se rendre à l’évidence : les aléas de la vie l’avaient conduit à couper les ponts, depuis l’obtention de son baccalauréat, avec le quartier de son enfance. Grâce à une bourse sur critères sociaux, il avait pu prendre une chambre universitaire à proximité du lycée Condorcet, qui avait accepté son dossier d’inscription en hypokhâgne. Quelle n’avait pas été sa surprise, d’ailleurs, quand il avait appris la réponse positive à sa demande ! D’ordinaire, dans ces filières d’excellence où l’élite se reproduisait en feignant de croire qu’il ne s’agissait que d’une histoire de mérite, on acceptait peu les jeunes gens issus des milieux populaires, personne ne l’ignorait dans le quartier. Ce n’était pas pour eux, avait-on l’habitude de dire. D’ailleurs, au départ, en Terminale, il n’envisageait pas du tout cette voie-là, il ne s’y était engagé que sous l’insistance de son professeur de philosophie, M. Hubert, qui manifestement croyait en ses capacités, comme il le lui avait révélé à plusieurs reprises. Mais c’était surtout pour lui faire plaisir, à M. Hubert, que Samir avait rempli le dossier, il ne croyait pas une seule seconde qu’il avait la moindre chance d’intégrer cette classe préparatoire. Certes, il possédait un bon dossier scolaire, mais ça n’aurait pas dû être suffisant, en théorie. Et contre toute attente, il avait été accepté. Samir avait toujours soupçonné M. Hubert de l’avoir aidé en sous-main, en profitant de son réseau – il possédait des contacts au Rectorat, qui le chargeait d’effectuer d’obscures missions pédagogiques, à ce qu’on racontait – pour favoriser son admission.

 Samir repensait à toute cette époque quand il s’aperçut qu’il avait retrouvé ses vieux automatismes : son corps l’avait mené au bas de l’immeuble familial. Il appuya sur le bouton de l’ascenseur, qui ne s’alluma pas. Samir sourit, heureux de voir que face au caractère mouvant de son existence ces derniers temps, certaines choses demeuraient stables : l’ascenseur était en panne. Soudain impatient d’embrasser sa famille, ce fut en courant qu’il gravit les six étages. Comme il s’y attendait, dès qu’il entra, sa mère le bombarda de questions :

 — Tout va bien, mon fils ? Des problèmes au travail ? Trop de pression ? Tu es sûr que ça va ? Tu as maigri, non ? Tu n’as pas de souci de santé, au moins ? Tu peux tout nous dire, tu sais.

 Aussi loin que Samir s’en souvienne, sa mère avait toujours été à la fois très nerveuse et très bavarde. Chez elle, le flot de paroles était un moyen de se libérer de ses angoisses. Il fallut l’intervention de son père – qu’elle le laisse respirer, il venait à peine d’arriver ! – pour que Samir puisse répondre. Il fit de son mieux pour paraître en forme, il avait simplement envie de passer quelques jours en famille, dit-il. Il comprit vite que ses paroles ne convainquaient personne : la mère s’emballa de plus belle – il était sûr qu’il ne leur cachait rien, qu’il n’avait pas quelque chose qui le turlupinait ? – et le père fronça un sourcil, c’était sa manière à lui de manifester son inquiétude. Heureusement, la sœur cadette, qui entamait sa dernière année de lycéenne et habitait encore dans le foyer familial, fit son apparition et salua Samir par son traditionnel toujours aussi moche, mon frère, taquinerie rituelle qui eut le mérite de faire rire tout le monde. Même la mère se détendit et en oublia ses questions. Le répit fut de courte durée, car il y eut bientôt autre chose qui l’agita : la préparation du dîner. Il aurait dû les prévenir plus tôt, dit-elle, il n’y avait presque rien à manger. Samir jeta un coup d’œil dans la cuisine, sur ce qui faisait office de plan de travail : il était rempli de victuailles. Au geste de Samir désignant les samossas, le pain fait maison, ainsi que, coupés en petits morceaux, les filets de dinde, le persil, l’ail, les tomates et les pommes de terre, la mère indiqua pour justifier son propos qu’il lui manquait des oignons. Entre autres. Samir s’offrit pour aller en chercher, l’épicerie d’à côté devait être encore ouverte, et ça lui ferait l’occasion de passer devant son ancien collège, il avait envie de voir s’il était toujours dans le même état déplorable. Et malgré les récriminations de sa mère – il n’était quand même pas venu pour faire leurs courses –, il sortit en éclatant de rire. Un vrai rire. Sonore. Franc. Sans arrière-pensée. Une simple extériorisation de joie.

 Dehors, une pluie fine tombait, Samir ne baissa pas la tête pour s’en protéger, ce n’était pas si désagréable de sentir les gouttes sur son visage, et puis de toute façon il n’en avait pas pour longtemps, il n’allait pas revenir trempé. En deux minutes à peine il parvint devant l’entrée du collège ; dans son souvenir, il se trouvait plus loin. Les deux bâtiments qui le composaient avaient été repeints ; dans son souvenir, ils étaient plus grands. C’était là, l’image lui revint, aussi nette que si elle datait de la veille, qu’il avait embrassé une certaine Nathalie, là aussi, quelques semaines plus tard, que tous deux s’étaient fait la promesse de s’aimer toujours ; ils avaient treize ans, ils ne l’avaient pas tenue. Tout rétrécissait quand on grandissait, se dit Samir : les distances, les lieux, les rêves amoureux. Il pensa à Sacha, se retint de lui envoyer un message. S’il était venu passer le week-end ici, ce n’était pas pour revenir en arrière. Cette histoire avait pris fin. Définitivement.

 À quelques mètres de lui, traînaient trois adolescents. Ils devaient avoir quinze ou seize ans, partageaient un banc, sur lequel ils étaient assis, jambes écartées, et un joint, qu’ils faisaient tourner. Un scooter surgit d’une rue adjacente à vive allure, celui qui était dessus prenait plaisir à faire pétarader le moteur. Lorsqu’il arriva à hauteur des jeunes, il pila d’un coup. Des checks furent échangés, des wesh frère furent prononcés sur un ton détaché, qui se voulait viril, suivis de quelques gros mots en guise de marques de connivence. Un ça va les boloss ? émis par le nouveau venu engendra un va te faire enculer pédé, de la part d’un des trois jeunes assis, qui déclencha l’hilarité unanime du banc et un doigt d’honneur du concerné. Bref, ça discutait. Après ces préliminaires, il fut question d’une certaine Jamila, dont tout le monde tomba d’accord pour dire que c’était une vraie pute, sur le Coran c’était vrai, elle se faisait ken par tout le monde, la meuf.

 Samir fut ramené d’un coup des années en arrière. C’était sa vie d’avant qu’il voyait là, qu’il entendait. Si les mots n’étaient pas exactement les mêmes, les contenus n’avaient pas varié d’un iota. Son cœur se serra. Il avait quitté ce monde depuis longtemps, et voilà qu’il en retrouvait les côtés les moins reluisants, la misogynie qui y régnait, l’homophobie, la vulgarité, cette façon de rouler des mécaniques sans autre projet d’avenir que celui de traîner avec les potes. D’ordinaire, Samir était le premier à défendre la banlieue, disant qu’il en venait, qu’il savait de quoi il parlait, qu’il ne fallait céder ni aux clichés ni aux amalgames, qu’on avait tendance à occulter tout ce qui s’y passait de positif. Il ne supportait pas qu’on parle de communautarisme, de trafic de shit, de petits caïds qui faisaient régner la terreur et de soumission des femmes à un islam radical. Il était le premier à monter au créneau, à s’enflammer, à brandir le mot d’islamophobie, et si ça ne suffisait pas, de fascisme. Il disait qu’il fallait qu’on arrête de stigmatiser les banlieues, de semer la peur avec un tableau apocalyptique aux antipodes de la réalité.

 Sauf que là, devant ces jeunes gens qu’il observait du coin de l’œil, il se dit qu’ils n’aidaient quand même pas à redorer leur image. Il ne leur en voulut pas, il continuait à penser que tout était une histoire de condition sociale. Mais il éprouva, l’espace d’un moment, l’envie d’aller les voir et de leur dire qu’ils devaient se prendre en main maintenant, qu’après il serait trop tard, qu’ils seraient embarqués dans un cercle vicieux dont ils pourraient difficilement s’abstraire. Il les fixa, fit quelques pas vers eux, jusqu’au moment où il entendit : tu as un problème, frère, tu cherches un truc ? Shit ? Weed ?

 Samir renonça. Ça ne servirait à rien. Il tourna les talons, reprit la direction de l’appartement familial. Il n’appartenait plus à ce monde, il avait changé de classe sociale, il s’était embourgeoisé. Il pensa à tous ceux qui avaient parlé de leur situation de transfuge de classe, aux livres d’Annie Ernaux, à Retour à Reims de Didier Eribon, aux récits d’Édouard Louis. Samir s’était plongé dans leurs histoires, et il s’y était retrouvé, mais en partie seulement : contrairement à eux, il n’avait pas grandi à la périphérie d’une ville de province ou dans un village reculé, mais en banlieue parisienne, et à son milieu social modeste s’ajoutaient ses origines algériennes. Toutes ces différences se cumulaient quand il se trouvait en présence de l’élite intellectuelle qu’il était amené à côtoyer, cette élite devenue son univers, mais à laquelle, malgré tout, il ne se sentait pas appartenir. Quelque part, il se percevait comme encore moins légitime que ses camarades célèbres, les Ernaux, Eribon et autres Édouard Louis, en tant que jeune homme issu de la banlieue et, par héritage, du Maghreb. Mais ce qu’il partageait avec eux, c’était cette impression peu confortable de n’être chez soi nulle part, comme un équilibriste condamné à rester constamment sur son fil, sans jamais pouvoir se poser au sol en sautant d’un côté ou de l’autre : les valeurs de son milieu initial, il ne les partageait plus, il avait adopté celles de la bourgeoisie, mais cette dernière le percevait, il le sentait, comme l’Arabe méritant, celui qui s’en était sorti grâce aux vertus de l’école républicaine, ce qui confirmait l’idée qu’on pouvait tous réussir, qu’il suffisait de le vouloir, de faire des efforts, d’avoir du mérite. Alors qu’il avait surtout eu de la chance, celle d’avoir été pistonné par M. Hubert. Un sacré coup de pot, oui, se dit-il au moment où il pénétrait dans l’appartement.

 — Et les oignons, mon fils ? Ils sont où ?

 Samir se confondit en excuses : ça lui était complètement sorti de la tête, la scène devant le collège lui avait fait oublier de pousser jusqu’à l’épicerie. La mère secoua la tête, dit que c’était tant pis pour eux, que ça aurait moins de goût, que ce ne serait pas sa faute, qu’il fallait s’en prendre à cette tête de linotte de Samir.

 Le repas familial se déroula tranquillement, les automatismes des uns et des autres se mirent en place : la mère remplit la table de multiples plats ; elle enjoignit à tout le monde de manger, insista avec Samir, il ne mangeait rien, il allait tomber malade s’il ne mangeait pas ; le père mastiqua en silence, la serviette posée avec minutie sur ses deux genoux ; la sœur mit un coup de coude à Samir alors qu’il se servait, comme elle le faisait déjà lorsqu’elle était petite et qu’il habitait encore avec eux, le samossa à la viande atterrit à côté de l’assiette ; Samir lui jeta un regard complice et la mère rappela, faussement sévère, qu’on ne jouait pas avec la nourriture, qu’elle ne les avait pas éduqués ainsi. Bref, chacun joua sa partition, jusqu’à cette question, sans préavis, précédée d’un au fait artificiel, reliant de manière factice la chose avec ce qui précédait. Ce fut le père qui la prononça, après s’être râclé la gorge :

 — Quand est-ce que tu nous présentes quelqu’un ?

 Samir ne sut que répondre, ce n’était pas prévu, ça, il bredouilla, finit par dire que ce n’était pas à l’ordre du jour, tout en pensant qu’il aurait bien aimé leur parler de Sacha, si les choses entre eux n’étaient pas devenues impossibles. Encore Sacha. Tout le ramenait à Sacha, même ici, en famille. Heureusement, la sœur détourna l’attention sur elle en racontant la dernière invention de son professeur d’anglais pour lui pourrir la vie, la mère répliqua qu’il fallait passer outre et travailler pour réussir, comme Samir qui avait fait de grandes études, et la discussion roula de sujet en sujet jusqu’à la fin du repas.

 Plus tard, étendu sur son ancien lit, dans son ancienne chambre où rien n’avait été déplacé, il y avait même encore les posters de sa jeunesse, accrochés au mur par des punaises dont la couleur d’origine avait pâli, ceux de Zidane, de Kerry James, des Doors, de Guns N’ Roses, Samir repensa aux jeunes gens devant le collège, puis à son camp politique qui, par peur de passer pour trop modéré, voire mou, voire réactionnaire, niait tout problème dans certains quartiers, parlait de racisme d’État et de privilège blanc, traitait de fasciste tous ceux qui émettaient la moindre nuance au dogme de la gauche radicale : on ne touchait pas à la banlieue, elle constituait le camp des opprimés. Samir lui-même était monté sur ses grands chevaux à de multiples reprises contre ce qu’il appelait une stigmatisation permanente. Et voilà qu’à présent, il vacillait, pour la seconde fois en quelques heures : il ne pouvait s’empêcher de se dire que tout ce que détestait la gauche radicale, la misogynie, la domination masculine, la loi du plus fort, le conservatisme des mœurs, on ne le trouvait pas que chez les fachos, mais que ça existait aussi ici, dans la banlieue. Son camp était trop manichéen, il établissait une frontière étanche entre le bien et le mal, une bipartition simpliste. Comme le lui avait dit Sacha, un jour, on pouvait émettre des nuances sans pour autant être un horrible réactionnaire. Encore Sacha. Son fantôme revenait à la charge à la moindre occasion, le poursuivait même ici, dans son lit d’adolescent.

 Il se leva d’un bond. Il fallait renoncer au dogmatisme idéologique. La vie était plus complexe qu’un logiciel, même performant. Un homme était mort, oui, il s’appelait Aladji Diop, et Sacha avait sa part de responsabilité dans ce drame, on ne pouvait pas le nier. Mais elle ne lui avait pas mis les médicaments dans la bouche. Elle avait simplement pris une décision économique, poussée par un système qui la dépassait, qu’elle n’avait pas créé, auquel elle se contentait de participer. Comme tout le monde, finalement. Il n’y avait ni méchant, ni gentil dans cette histoire. Elle n’était pas une criminelle, il n’était pas son complice.

 Samir saisit son smartphone. L’idéologie de son camp ne pourrait pas le mener au bonheur. Sacha, si.

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