Chapitre 3 – Pourquoi ne pouvons-nous pas choisir de mourir ?

3 minutes de lecture

(L’ambiance est différente. Plus calme. Moins accusatrice. Mais plus lourde. Une tension sourde, comme une pièce où l’on ose à peine respirer. Le diable est assis, pour une fois. L’humain aussi. Ce n’est pas un combat. C’est un silence qu’on ose briser.)

— Pourquoi est-ce interdit ? (demande le diable, sans agressivité. Presque comme un enfant curieux. Mais chaque mot pèse.)

(L’humain hésite. Il regarde ses mains. Il sait que cette question touche à quelque chose de sacré. De tabou. De trop humain.) — Parce que… la vie est précieuse.

(Le diable incline la tête, doucement.) — Même quand elle n’est plus qu’une souffrance ?

(L’humain avale sa salive. Son regard se trouble.) — On ne peut pas décider de la fin… on ne peut pas devenir juge de ça…

— Justement. C’est là que vous vous trompez. (Le diable redresse légèrement la tête, le regard perçant.) — Vous ne choisissez pas de naître. Vous ne choisissez ni le moment, ni le lieu, ni les conditions de votre venue au monde. Tout vous est imposé. (Il marque un silence.) — Alors pourquoi ne pourriez-vous pas choisir le moment de votre départ ? Pourquoi serait-ce plus sacré de venir que de partir ?

— Et pourtant, vous êtes bien juge pour tant d’autres choses. Vous décidez qui vit, qui meurt à la guerre. Vous retirez des machines aux comateux. Vous condamnez à perpétuité. Vous avortez. Mais quand quelqu’un demande à partir… là, vous dites non.

(Il marque une pause, regardant droit devant lui, comme s’il s’adressait à un souvenir.)

— Il existe des gens, enfermés dans leur corps, que la douleur ronge jour et nuit. Des nerfs à vif, une chair qui brûle de l’intérieur. Chaque mouvement est un cri. Chaque nuit, un râle de souffrance. Chaque réveil, une agonie. Et vous ? Vous leur injectez des calmants. Pas pour les soulager. Pour les assommer. Pour anesthésier l’esprit, sans jamais éteindre la douleur. Et pourtant, ces êtres-là ne demandent pas vengeance. Ils demandent seulement de partir, avec humanité, dans l’étreinte douce d’une mort choisie, paisible, digne.

(L’humain fronce les sourcils. Il connaît ces histoires. Ces patients dont on ne sait plus quoi faire, sinon les maintenir.)

— On fait ce qu’on peut…

— Non. Vous faites ce qui vous arrange. Vous vous donnez bonne conscience. Vous prolongez des vies… pas pour elles. Pour vous. Pour ne pas avoir à porter le poids d’un « oui ». Pour ne pas signer. Pour ne pas assumer. Les Droits de l’Homme ? Quelle ironie. Vous les brandissez en oubliant l’essentiel : le droit de ne plus souffrir. Vous crachez sur la vie elle-même, en lui refusant la paix quand elle la demande.

(Il se penche légèrement.)

— Mais entre maintenir un cœur qui bat et maintenir une existence… il y a un gouffre. Et vous le savez.

(L’humain serre les dents. Il veut répondre. Mais il sait que dans certains cas, il n’y a rien à dire. Rien de juste. Seulement des silences lourds et des regards détournés.)

— Il y a des souffrances qu’aucun médicament ne peut effacer. Seulement l’oubli. Et parfois, la mort est le seul oubli qu’il leur reste. (Le diable chuchote presque.) — Mais vous refusez. Vous leur refusez ce droit… parce que vous avez peur de l’ombre.

(Il se lève lentement. Cette fois, sa voix est plus grave.) — Vous dites que la vie est sacrée. Mais quand elle devient torture, où est le sacré ? Où est la dignité ? Où est l’humanité ?

(Il se tourne lentement vers l’humain, et son ton devient presque compatissant.) — Il est vrai… certains veulent quitter ce monde, non pas par douleur physique, mais par mal-être. Et ceux-là, oui, il faut les écouter. Les entourer. Les comprendre. Mais justement… c’est sur ces personnes-là que votre société devrait vraiment travailler. Pas sur ceux qui ont déjà traversé toutes les larmes possibles et ne réclament qu’une fin douce, sans jugement.

(L’humain baisse la tête. Il pense à ces visages qu’il a vus. Ces malades qui demandaient, les larmes aux yeux, d’en finir. Et à ceux qui répondaient : « Non. On ne peut pas. »)

Note de l’auteur :Ce chapitre me tient profondément à cœur. J’ai été témoin de la lente agonie de mon père, atteint d’un cancer de l’œsophage. Il a demandé à mourir dignement. Il ne voulait pas d’acharnement, seulement qu’on respecte sa douleur, sa volonté. Mais la seule réponse qu’on lui a donnée fut une pluie de médicaments pour engourdir son esprit, jamais sa souffrance.Ce que je retiens, ce sont ces râles de douleur, terrifiants, qu’il poussait même en dormant. Et ce visage, son visage… déformé par la douleur constante, durant ces deux derniers mois.On parle de dignité humaine. Mais je n’ai vu que le silence, l’impuissance, et le refus de le laisser partir en paix.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Jérémy Chapi ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0