Chapitre 14

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La lumière du jour commençait à percer à travers les volets lorsque le réveil sonna. Avril se retourna et l’éteignit avant de s’emmitoufler sous la couverture. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, pleurant en silence dans le lit de son petit frère. Le petit garçon émergea doucement de son sommeil avant d’ouvrir les yeux.

— Bonjour mon petit prince, déclara Avril en le serrant fort dans ses bras.

— Tu m’étouffes ! s’écria Ronan. T’as dormi avec moi ?

— Oui. Allez, habille-toi sinon on va être en retard.

Avril se leva et récupéra quelques vêtements dans la commode avant d’aider Ronan à s’habiller. Ils allèrent ensuite dans la salle de bain se débarbouiller le visage. Elle s’habilla à son tour avant de rejoindre Ronan dans la salle à manger, où elle prépara deux bols de céréales et deux verres de jus d’orange qu’ils mangèrent en silence, encore embrumés par la fatigue.

Quelques minutes plus tard, Isabelle pénétra dans la pièce et embrassa son fils dans les cheveux. Ignorant Avril, elle se dirigea directement dans la cuisine et prépara le petit déjeuner de son compagnon. Le café coula dans la cafetière pendant que des tartines grillaient. Isabelle déposa le tout sur la table au moment où Il les rejoignit.

Ils avalèrent leur petit-déjeuner dans un silence lourd. De temps à autre, Avril levait les yeux vers sa mère, espérant croiser son regard. Mais celle-ci gardait résolument le visage tourné vers la fenêtre, feignant d’ignorer la présence d’Avril, lui brisant un peu plus le cœur à chaque seconde qui passait.

Lorsque Ronan eut fini son bol, il alla chercher son sac pendant qu’Avril déposait la vaisselle dans l’évier. Isabelle en profita pour partir en silence à son travail, sans prendre la peine de saluer ses enfants. Son mari partit à Son tour après avoir adressé un clin d’œil à Avril. Son petit déjeuner remonta dans sa bouche, lui brûlant la gorge. Une fois prêts, Avril et Ronan sortirent dans la fraîcheur matinale et grimpèrent sur le vélo. Alors qu’elle s’apprêtait à s’engager sur la route, une idée traversa l’esprit de la jeune fille.

— Que dirais-tu de ne pas aller à l’école aujourd’hui ? demanda-t-elle à son petit frère qui s’empressa d’exprimer sa joie.

Bien que terrorisée à l’idée d’enfreindre les règles, Avril pédala en direction de la forêt.

***

Le camion était garé devant la maison aux lanternes et malgré l’heure matinale, les habitants étaient déjà prêts pour la journée lorsqu’Avril et Ronan sonnèrent à la porte. Le sourire d’Etienne s’effaça lorsqu’il leur ouvrit mais Avril eut à peine le temps d’y faire attention que Raphaëlle le poussait pour sauter dans les bras de la jeune fille.

— Qu’est-ce que vous m’avez manqué ! Ça fait tellement plaisir de vous voir ! s’écria-t-elle avant de se tourner vers la cuisine pour appeler son petit-ami.

Hippolyte fut ému de les voir et les serra longuement dans ses bras. Avril lui souhaita un joyeux anniversaire et s’excusa de n’avoir aucun cadeau.

— C’est pas grave, ça me fait plaisir que vous soyez là !

Tim semblait agréablement surpris et soulagé mais Avril veilla à rester loin de lui, n’ayant pas oublié l’incident survenu quelques semaines plus tôt. Pour le plus grand bonheur de Ronan, ils annoncèrent avoir prévu de faire de la peinture dans le jardin.

— On a préparé des planches de bois qui iront à l’intérieur du camion, elles sont découpées comme il faut, il ne reste plus qu’à les peindre.

Après avoir enfilé des vieux vêtements prêtés par leurs amis, Avril et Ronan les rejoignirent dehors. Deux grandes planches en bois étaient disposées par terre et de nombreux pots de peinture de différentes couleurs attendaient d’être utilisés. Vêtu d’un t-shirt trop grand, Ronan s’empara d’un pinceau et demanda ce qu’il fallait faire.

— Ce que tu veux, répondit Hippolyte. Il faut que chaque millimètre de ces planches soit recouvert de peinture, ça te semble possible ?

— Oui !

Les pots commencèrent alors à se vider et les planches se parsemèrent de couleurs qui se mélangeaient pêle-mêle. Un grand soleil avoisinait des flocons de neige. Des petits bonhommes étaient perchés sur le toit d’une maison sans porte. Des montagnes encerclaient un lac.

Ronan tentait de dessiner Bidouille dans un coin pendant qu’Avril peignait des oiseaux un peu partout. Hippolyte s’appliquait à écrire « The Mystery Machine » au centre, vidant le pot de peinture orange. Raphaëlle esquissait des formes de toutes les couleurs, s’invitant sur les dessins des autres, avant d’entamer une représentation plutôt fidèle d’un extra-terrestre de renommée mondiale dont Tim ne voulait plus entendre parler. Ce dernier s’était d’ailleurs attelé à la deuxième planche avec Etienne, traçant un mélange de végétation sur toute la longueur du bois. Bien que tout le monde soit concentré sur sa tâche, les blagues fusaient, provoquant les rires. Et au milieu d’eux, celui d’Avril résonnait parfois, maladroit et mélodieux.

En fin de matinée, Tim invita Avril à dessiner des oiseaux sur sa planche achevée. Les tiges se croisaient et s’embrassaient. Des fleurs poussaient au milieu du feuillage et quelques animaux se cachaient sous les branches. Les garçons avaient laissés des espaces afin d’accueillir les oiseaux qu’Avril déposerait sur le bois.

Pendant qu’elle dessinait un nid et des volatiles aux couleurs étranges, Tim resta assis à ses côtés, se contentant de la regarder. Étonnamment, cela ne déplût pas à la jeune fille. Elle se surprit même à aimer cette présence silencieuse, mais bienveillante. Ils restèrent l’un à côté de l’autre, sans rien dire, tandis que des oiseaux naissaient sur une planche de bois.

— Eh ! Vous venez ? cria Raphaëlle depuis le perron. C’est l’heure de manger !

Levant la tête, Avril vit qu’ils étaient seuls dans le jardin bien qu’elle n’ait pas entendu les autres rentrer. Gênée, elle termina le dernier oiseau qui prenait son envol dans un coin de la planche et suivit Tim à l’intérieur. Dans la salle à manger, elle découvrit ses amis et son frère recouverts de peinture. Des tâches de couleurs parsemaient leurs vêtements et leur peau, comme des marques de bonheur. Baissant les yeux, elle se découvrit dans le même état.

Le repas qui suivit était constitué de sandwichs et de gâteaux apéritifs. Hippolyte souffla ses dix-sept bougies sur un gâteau au chocolat et à la banane fait maison, au milieu de chants d’anniversaire ponctués de nombreuses fausses notes. Ils retournèrent ensuite dehors, profitant du beau temps pour se lancer dans une partie de ballon aux règles improvisées et aux équipes abstraites. Bidouille suivait toujours Ronan à la trace, ne le lâchant pas d’une semelle. Au bout d’une heure, Avril finit par déclarer forfait et alla s’asseoir sur les marches de la véranda où Raphaëlle et Hippolyte la rejoignirent quelques minutes plus tard, essoufflés.

— C’est un coriace ton frangin ! s’exclama Hippolyte pendant que Raphaëlle se rendait dans la cuisine. Il a pas école aujourd’hui ?

Gênée, Avril rougit en baissant les yeux. Elle réfléchit à une excuse mais n’en trouva aucune et acquiesça simplement en silence.

— Bah, ça lui fait pas de mal. Ça me fait vraiment plaisir que vous soyez venu. On avait peur de plus vous revoir.

Raphaëlle sortit de la maison avec trois thés glacés et s’assit face à eux, dans l’herbe, après leur avoir donné un verre chacun. Ils burent en silence et applaudirent lorsque Ronan marqua un but dans la cage imaginaire d’Etienne.

— Tim nous a parlé de tes cicatrices, déclara Raphaëlle.

Voilà. Ils y étaient. Avril se prépara à sortir la réponse préparée et répétée dans sa tête toute la matinée, mais Raphaëlle la devança.

— On te demande pas de nous expliquer quoique ce soit. On est pas dupes, on sait bien ce qui se passe. En fait, on a toujours eu des doutes, mais on a jamais osé t’en parler, par peur de t’effrayer. Et aussi parce qu’on avait peur de se tromper. On espérait se tromper. Parce qu’on ne sait tout simplement pas quoi faire. On aurait pu prévenir la police quand on a su, aller te chercher chez toi, t’éloigner de lui, mais on n’a absolument aucune idée de comment agir. Et le mieux c’est peut-être de prendre une décision, peu importe laquelle, avec toi. Dans tous les cas, sache que ce n’est pas la peine de nous mentir. Pas ici.

Avril gardait les yeux rivés sur son verre, observant un moucheron se débattre dans le liquide couleur ambre.

— Avec Hippo on voudrait simplement te raconter une histoire, tu en feras ce que tu voudras. Mais quoi que tu décides, on sera là.

Le couple échangea un regard avant qu’Hippolyte ne prenne la parole.

— On voudrait t’expliquer ce qui nous a fait venir ici. Nous n’avons pas vécu la même situation que toi et au fond, on ne sait pas ce que tu vis. Mais nous nous sommes aussi enfermés dans une solitude qu’on pensait bénéfique face à nos problèmes, alors qu’elle ne l’était pas, bien au contraire. Tu veux bien qu’on te raconte notre histoire ?

Délaissant le spectacle du moucheron désormais noyé, Avril croisa le regard débordant de tendresse du jeune homme. Une lueur d’espoir brillait dans les yeux de Raphaëlle. Avril hocha la tête, acceptant sans le savoir de s’engager sur le long et périlleux chemin de la guérison.

— Il y a quelques années, commença Raphaëlle, j’étais anorexique. Lorsque ma grand-mère, dont j’étais très proche, est morte, je me suis laissée entraîner dans une spirale destructrice. C’était la première fois que j’étais confrontée à la mort. Je veillais à toujours occuper mon esprit : je travaillais, je courais, jusqu’à en oublier de manger. Sans y faire attention, j’ai commencé à moins manger et à me perdre dans les cours. Et j’ai découvert une sensation d’anesthésie, comme si j’étais coupée du monde et de mes émotions. J’y suis devenue accro. Cette situation a durée deux ans.

Avril était hypnotisée par ses paroles, découvrant une nouvelle facette de son amie. Elle qui lui avait toujours semblée pleine de confiance et si joyeuse cachait en fait de nombreux complexes derrière sa carapace.

— Nos parents sont amis depuis leur enfance, enchaîna Hippolyte. On se connaît donc depuis tout-petits aussi, mais c’est vraiment quand Raphaëlle et Etienne sont entrés au lycée qu’on s’est rapproché. Tim redoublait cette année-là, ils se sont retrouvés dans la même classe. Je me suis greffé au groupe tout doucement, lorsqu’ils venaient à la maison, ou quand je suis entré à mon tour au lycée, deux ans plus tard.

— Et c’est eux qui m’ont sauvée, enchaîna sa petite-amie. Mon corps s’était affaibli, les symptômes alarmants s’accumulaient : perte de cheveux, peau sèche, douleurs, vertiges, et j’en passe. J’étais épuisée, essoufflée et frigorifiée. Pourtant, rien ne m’arrêtait. J’avais perdu le contrôle. Un jour, je me suis évanouie devant mon frère. Jusque-là, il avait bien vu que je n’allais pas bien, il m’obligeait parfois à manger, mais je crois que ça a été la goutte de trop. Il a prévenu nos parents, ils ont réussi à me ramener à la raison, avec patience, et j’ai entamé ma rémission.

À l’ombre des érables sycomores, Ronan caressait Bidouille pendant que Tim et Etienne s’étaient engagés dans un duel au ballon.

— Parallèlement, j’ai moi aussi eu quelques problèmes à l’école. Quand mon frère est parti au lycée, je me suis retrouvé seul, sans amis. Très rapidement, les autres élèves m’ont repéré et on fait de moi leur cible favorite. C’était d’abord des blagues, puis des insultes, et les coups sont venus. Les récrés, les cours de sport et les travaux de groupe étaient devenus un enfer. Au début, j’en ai parlé à mon père une ou deux fois, mais il m’a simplement répondu de les laisser faire, de les ignorer, et ils finiraient par arrêter. Ça n’a jamais marché, au contraire. Je n’ai jamais raconté ce qu’il se passait exactement, ni à mes parents, ni à mon frère, ni à mes amis. J’avais trop honte.

— Ne dis pas ça, l’interrompit Raphaëlle en posant une main sur le genou de son copain. Ce n’était pas de ta faute.

— Oui, je le sais maintenant, murmura-t-il dans un souffle. Je ne comprenais pas vraiment, tout ceci me semblait, disons « normal », reprit-il après un court silence, perdu dans les yeux bleus lagons de Raphaëlle. C’était mon quotidien et même si je me doutais qu’il y avait un problème quelque part, je ne m’y attardais pas. Une fois arrivé au lycée, j’espérais que tout ceci s’arrêterait. Mais je me suis retrouvé avec les mêmes élèves. Je passais les récrés avec mon frère, Raphaëlle et Etienne, quand c’était possible. Sinon, je m’enfermais dans les toilettes. Et pendant les heures de cours, ça continuait. Un jour, ils m’ont trouvé dans les toilettes à la pause déjeuner. Ils se sont moqués de moi et m’ont plongé la tête dans une cuvette. Un surveillant est arrivé, il a tout vu. Il les a emmené voir le directeur, mais je ne lui ai pas laissé le temps de me poser de questions, je suis rentré chez moi. Il n’y avait personne. Dans l’armoire à pharmacie, j’ai pris toutes les boîtes de médicaments que j’ai trouvées. J’ai avalé les pilules une par une, mécaniquement. Je n’ai pas réfléchi à ce que je faisais, ce que ça signifiait.

Il s’interrompit, rassemblant ses pensées. Raphaëlle en profita pour poursuivre.

— Le surveillant qui avait dénoncé ces enflures est venu chercher Tim en cours quand il a vu qu’Hippolyte était parti. Il ne l’a jamais su, mais il lui a sauvé la vie. Tim est directement rentré. Avec Etienne on a essayé d’appeler Hippo sur son téléphone mais il ne décrochait pas. C’est Tim qui l’a trouvé, inconscient.

— Je suis resté une semaine à l’hôpital. Quand je me suis réveillé, Raphaëlle était là, à mon chevet. Elle me regardait. La première chose qu’elle a fait, ça a été de m’embrasser. Spontanément. Naturellement. C’est là que j’ai réalisé que j’aurai pu mourir. Si j’avais demandé de l’aide, les choses ne seraient pas allées aussi loin.

— Hippolyte a tout raconté à ses parents, il leur a dit qu’il ne voulait plus retourner au lycée. Etienne a eu l’idée qu’on prenne tous les quatre une année sabbatique et qu’on vienne ici. Même si on est heureux aujourd’hui, qu’on a dépassé tout ça, on n’est pas complètement guéri et on ne le sera jamais. Tout ça nous a marqué. Mais on a été aidé, parfois de justesse. Avril, laisse-nous t’aider avant qu’il ne soit trop tard, conclu Raphaëlle d’une voix douce.

La jeune fille avait les yeux embués, les arbres étaient devenus flous, cachés par un voile d’eau. Elle ne répondit pas, préférant garder le silence afin de laisser l’histoire qu’elle venait d’entendre s’imprégner dans son esprit. L’histoire de Raphaëlle, d’Hippolyte, de leurs chemins qui se sont croisés et unis face à la vie qui les avait pris pour un punching-ball mais qui le lui rendaient bien en la croquant aujourd’hui à pleine dent, jusqu’à la faire saigner, jusqu’à la faire crier, jusqu’à la faire vibrer, jusqu’à la ressentir et la vivre.

Bidouille s’approcha d’eux, sa langue pendant hors de sa bouche. Il s’allongea par terre et posa sa tête sur les genoux de Raphaëlle.

— Tiens, on n’a pas parlé de toi, déclara la jeune fille en caressant la grosse tête de l’animal. C’est Etienne qui m’a offert cette boule de poils pendant ma rémission. C’est bête, mais elle m’a bien aidée.

— T’as qu’à sortir avec lui aussi, se moqua Hippolyte.

— J’y pensais justement.

Avril observa le jeune couple se taquiner, écoutant leur amour réciproque dissimulé dans leurs mots. Chaque syllabe cachait un bout de leur être qu’ils échangeaient sans avoir à se toucher.

Ronan vint s’asseoir sur les genoux de sa sœur pendant que Tim et Etienne abandonnaient leur duel interminable, les rejoignant.

— Et nous, on a pas le droit de boire ? lança Etienne en souriant.

Ils rentrèrent goûter puis Avril et Ronan montèrent se doucher afin d’effacer toute trace de peinture avant de rentrer chez eux. L’eau se teinta de couleurs multiples, emportant les tâches de joie.

Ils s’en allèrent après avoir promis à leurs amis de revenir à la fin de la semaine. Raphaëlle serra longuement Avril dans ses bras avant de les laisser partir. Ronan chantonnait sur son siège pendant qu’Avril pédalait sur la route pour rejoindre le village. La journée touchait à sa fin, le ciel commençait à perdre de sa clarté. Mais rien ne pouvait enlever le sourire qui avait pris place sur le visage de la jeune fille. Elle tenait le guidon d’une main, caressant de l’autre une tâche de peinture restée à l’intérieur de son coude, tâche de joie secrète qu’elle conserverait précieusement, même une fois effacée.

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