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 Brouillard rose-mauve. Frans et Keira lovés au fond de la baignoire. Paupières lourdes sur des pupilles éclatées.

— Vraiment, j'ai cru que t'allais jamais venir...

 Il prend une profonde inspiration, ne répond pas. Elle poursuit.

— C'est pas grave en soi. Je t'en veux pas... Je me demande juste : t'étais où ?

— Chez moi. Je te l'ai dit tout à l'heure, j'ai pas vu tes messages.

— T'as pas checké ton téléphone pendant toute une soirée ? Un vendredi soir ?

— J'étais claqué, j'ai fait une sieste. Je me suis oublié.

— C'est marrant, t'as toujours ce genre d'excuses.

— Hein ?

 La main de Keira passe dans ses cheveux et lui caresse la joue. Il fait froid et moite, tout à coup.

— Je sais pas. Tu annules des sorties au dernier moment, tu ne réponds pas à mes messages pendant des heures – des jours, en fait – à chaque fois pour une raison différente. (Il la regarde avec des yeux écarquillés.) Tu ne m'as jamais emmenée chez toi, tu me parles si peu de ce que tu fais, de comment tu vis, tu débarques chez moi à quatre heures du matin sans aucune explication, tu as cet air... Des fois, tu as cet air de tristesse ou... je sais pas. Comme si t'étais plus là, avec moi. comme si tu m'aimais plus. Tu me regardes avec des yeux... si tu te voyais, des fois, le vide qu'il y a dans ces yeux. J'ai l'impression que c'est ton corps qui agit seul, que parfois tu t'absentes.

— Mais je suis avec toi. Je suis tête en l'air, peut-être... Un peu à l'ouest... Ouais, c'est vrai. Mais je t'aime. Je suis avec toi.

— Alors parle-moi.

— De quoi ?

— Tu sais bien.

 Keira lui prend les mains.

— Pourquoi tu es venu chez moi cette nuit-là ? (Nuit que je ne connais pas.) Qu'est-ce que tu faisais dehors à une heure pareille ? Pourquoi tu n'es pas rentré chez toi ? Et pourquoi aujourd'hui, tu es venu si tard ? Pourquoi tu m'évites, parfois ? Non, souvent. Souvent tu m'évites. L'été arrive dans quelques mois et je voudrais le passer avec toi. Mais tu me fuis. Le pire, c'est que même quand tu es là, tu n'es pas vraiment présent. Toujours à deux doigts de disparaître, à deux pas d'un trou noir ou d'un précipice... je sais pas.

— C'est une fausse impression.

 Elle secoue la tête.

— Tu sais, je fais des cauchemars où tu me laisses tomber.

— Keira, c'est absurde.

— C'est toi qui es absurde !

 Je m'approche. Ils ont les yeux pleins de larmes.

— Et toi, tu es injuste. Tu gâches tout.

 Frans s'essuie les yeux d'un geste rageur. Il veut repousser la main de Keira mais elle reste posée sur son torse.

— Je sens ton cœur qui bat.

— Tu me fais mal.

 Ses longs ongles étirent la matière élastique du t-shirt.

— Tu sais (elle continue comme si elle n'avait rien entendu), il va arriver un jour où je devrai arrêter de faire le premier pas. Pour mon propre bien. Je me demande si tu le remarquerais... Je veux dire, mon absence. Tu la remarquerais ? (Elle marque une pause. Sa main cherche une entrée.) Tu te souviens, les premières semaines où on s'est connus ?

 Il acquiesce en silence. (Se mord les joues très fort, visage crispé.) Elle a la main plongée dans sa cage thoracique.

— On passait nos journées ensemble. Il y avait – il y a ? – quelque chose de fusionnel entre nous. Tu me comprends et, du moins au début, je pensais te comprendre aussi. Tu es le premier garçon - non, la première personne - avec qui j'ai vécu un truc pareil. J'ai l'impression que ça n'arrivera plus jamais après toi. C'est toi. Ce sera toujours toi. Et ça, tu ne pourras jamais y échapper. C'est une fatalité pour moi aussi.

— Ce n'est pas juste.

 Je regarde la main immergée. Elle fait comme moi, elle cherche aussi. Des réponses près de son cœur, quand je cherchais dans son ventre. C'est une évidence maintenant, Frans est un mystère pour elle aussi, et sûrement l'est-il pour tous ceux qui l'entourent.

— C'est comme ça. (Le ton est fataliste. Ce n'est pas la voix de Keira, c'est une voix du ciel, sentence inéluctable, parole divine.) Pour moi, ce sera toujours toi. Et même si tu voulais qu'on se sépare – là, ce serait vraiment cruel, ce serait pire que tout – j'ai besoin de toi dans ma vie. Je ne te parle même pas de notre couple. Je parle de présence.

— Je devrais avoir le choix de rester ou non.

— Ça ne marche pas comme ça.

— J'ai le droit de vouloir m'éloigner, j'ai le droit de vouloir partir. (Il s'agite.)

— Partir où ?

— J'en sais rien. Tu ne ressens jamais l'envie de partir, toi ?

 Son regard ahuri fait des bonds, cherche un repère dans la pièce, s'arrête sur celui de Keira, glisse jusqu'à sa main enfoncée. Stupeur. Pupilles délirantes. Immenses dans les iris sombres.

— Quelquefois. (Elle lève les yeux au ciel.) Mais ce n'est qu'un fantasme. Je causerais beaucoup de peine en partant, tu comprends ? Ce serait égoïste...

— Moi, c'est une pensée qui m'obsède. LA FUITE. Je voudrais pouvoir te la décrire exactement. Te dire les choses dans des termes que tu comprennes, que tu ressentes au fond de toi. Mais ça, je ne sais pas le faire. Personne ne sait faire.

— Tu veux fuir ? C'est ça ?

— Ça fait trop longtemps que j'aurais dû prendre la porte.

— La porte ?

— Immense. Tu ne sens pas que le monde s'ouvre sous tes pieds, parfois ?

— Je ne suis pas sûre de comprendre.

— Le monde s'ouvre sous mes pieds, il s'ouvre tout autour de moi et il s'ouvre en moi-même.

— Frans, je ne comprends pas.

— Et je ne t'en veux pas. On ne peut pas se comprendre.

— Mais on se comprenait avant, non ? Je ne l'ai pas rêvé.

— Sans doute l'avons-nous rêvé tous les deux. Autant l'un que l'autre. Car c'est une chose impossible pour les Hommes.

 Elle se met à crier.

— Je me fiche bien des Hommes ! (De rage, elle sort sa main d'un coup sec. Frans tressaille, hoquète. Se plie en deux.) Nous, dans tout ça ? Tu y penses, à nous ? Tu penses à ce que tu laisses derrière toi ? Tout ce tragique, tout ce drame qui t'entoure ! Tu penses aux autres ? Tu penses à moi ? Je suis censée faire quoi, après toi ? Je ne veux pas que tu t'éloignes, que tu partes. C'est pas plus compliqué que ça. Et j'aimerais que tu ne veuilles pas t'éloigner non plus. J'aimerais être une raison suffisante. Ce n'est pas très grave si tu ne m'aimes pas... Si tu ne le dis jamais... Je voudrais seulement que tu penses à moi. Frans ? (Écho de sa voix contre les murs bleus. Elle parle seule.)

  Tu penseras à moi ? Frans ?

  Là-bas...

     De là-bas, tu penses à moi ?

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