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 Toile noire. Instinctivement, Frans et Keira se dirigent vers la lumière projetée au centre du parking par le plafond vitré. Se postent juste en dessous et se laissent inonder.

— C'est là, décide Frans. (Sa voix qui résonne lui confère une certaine autorité.)

 Keira acquiesce. Elle ouvre la boîte azur, se saisit d'une aile et parle tout bas.

— Tu m'aides ?

 Il esquisse un sourire. Vient se poster derrière elle pour lui fixer une première aile le long du bras, puis une deuxième. L'opération se fait en silence.

 Me tiens face à Keira, la regarde longuement sous la clarté aveuglante. Son visage est plein de vie. Ne sais pas l'exprimer autrement. Le sang circule à l'intérieur d'elle - quelle idée obsédante, le sang en mouvement - je sais sans pouvoir les toucher que ses joues sont brûlantes.

— C'est bon.

 Keira avance, étend les bras. Déploie les ailes. Je prends peur comme si elle pouvait s'envoler. Mais elle ne décolle pas : elle se tourne vers le photographe qui lui sourit tristement.

— Je suis vraiment heureuse qu'on soit à nouveau proches. (Elle s'arrête ici mais Frans ne répond rien.) Cette distance, ça ne nous a pas fait du bien. Moi, j'ai besoin de toi dans ma vie. J'en parlais l'autre jour à ma mère : j'ai l'impression – tu vas trouver ça too much, excuse-moi – j'ai l'impression de mieux respirer quand je sais que tu es là. Ces derniers mois, mars, avril surtout, c'était le printemps mais il n'y avait pas de joie. C'était l'asphyxie. Il n'y a pas de joie sans toi.

 Frans se pince les poignets, se mord l'intérieur des joues. Il finit par répondre.

— N'en parlons plus. (Le ton est un peu dur. Je crois qu'il s'en rend compte, alors il se reprend.) C'est derrière nous, maintenant.

— Tu es là, maintenant ?

— Je suis là.

 Elle recule. Se met à tourner sur elle-même en laissant planer ses ailes.

 Plus tôt, cet après-midi, Frans décidait de partir. C'était il y a une éternité pour moi, il y a une heure ou deux pour lui. Peut-être qu'en la regardant, maintenant, il change d'avis. Ce doit être le cas car plus tard, dans une semaine ou dans un mois peut-être, il est dans sa chambre et trace des spirales. La photo sur le mur le rappelle à son serment. Mais, le lendemain ou l'année d'après, peu importe, le voilà de nouveau, debout dans la salle de bain, qui disparaît.

 C'est tragique, comme histoire. Toujours - malgré les sourires, les baisers, la colère qui pourrait prendre le dessus - il revient à la même envie. S'annihiler. Cela semble inné, inaltérable. C'est vraiment tragique, comme histoire. Et si au début, ce tragique me rendait fou, je crois que je commence à m'y faire. Construis une cité au bord d'un précipice et observe comme de temps en temps, à une fréquence régulière, quelques-uns se jettent par-dessus bord. Suicide systémique. Et s'il n'y a pas de précipice, jette un œil par les fenêtres : constate l'abondance de corps pendus aux plafonds. Regarde au fond des puits, cherche dans les caves sombres et traîne au pied des longs immeubles. Souvent, le suicide, c'est tout ce qui reste de libre arbitre à un Homme. Et je crois que c'est ce qui rend cette option si désirable. Pour ceux qui ne se sentent plus respirer, qui se sentent étriqués, limités, réduits à un presque-rien avilissant. Pour les révoltés harassés, les colériques assoupis. Pour ceux qui ont le coeur trop gros, prêt à exploser, pour ceux qui ne se sentent pas de ce monde, pas des autres, pas d'eux-mêmes. Pour les mutants comme Frans, passer à travers un miroir c'est un acte de rebellion. C'est affirmer sa liberté. La consommer jusqu'à cette extrémité. Et au final, peu importe que cela soit vrai ou non, si un un mutant y croit. Croire, pour un désespéré, c'est inestimable, c'est déjà une victoire.

 Tandis que, songeur, je me tiens penché par-dessus Frans comme une ombre menaçante, celui-ci lève la tête dans ma direction. Et se met à parler.

— Le ciel est sublime.

 Son regard noir passe à travers moi sans me voir.

— Dis, tu as déjà parlé de moi à ta mère ? (Keira ne semble pas avoir entendu la réflexion de Frans.) Je ne l'ai jamais vue, tu ne nous as jamais présentées. Elle me connaît, au moins ?

— Bien sûr. Je lui ai parlé de toi.

 Éclair lumineux. Frans vient de prendre la photo. Le flash est aveuglant et ne s'évanouit pas. Très vite, c'est la candeur absolue. La température chute. Quelque chose d'inhabituel se produit. Quelque chose prend ma poitrine en étau et je crois sentir mes côtes plier sous sa force titanesque.

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