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 J'entre dans la cuisine d'un pas précipité. Pendant de longues secondes, me tiens posté devant le frigo sans rien faire. J'ai terriblement mal au ventre.

 Quelque chose d'inquiétant s'éveille en moi.

 J'ouvre, plonge la main d'un geste brusque, rafle toute une étagère et pose son contenu sur la table. La porte du frigo reste entrouverte derrière moi.

Engloutir, vite, tout engloutir.

 C'est un appel du ventre. Alors je croque, mâche, ingurgite, avale aussi vite. Tout tombe en moi sans jamais trouver de fond. Quand il n'y a plus rien à dévorer, je réitère l'opération. Allers-retours du frigo à la table. Fièvre qui frise la frénésie.

— Bon sang... qu'est-ce que tu fais ?

 Maman vient d'entrer. Je lève sur elle un regard noir.

 C'est une chose qu'on n'a pas le droit de dire, tellement taboue que je l'ai longtemps fait taire en moi-même : je hais ma mère. Pour toutes les claques, les oublis, les piques, les crasses, mais surtout pour les silences. J'ai dix-sept ans et le sentiment d'en avoir encore sept. À la recherche d'une tendresse qui ne surviendra jamais.

 En silence, j'extirpe un œuf de sa boîte. L'engloutis à son tour. La coquille explose bruyamment et me blesse les gencives.

— Arrête ! Tu as perdu la tête ? Frans, arrête !

 Elle se rue sur moi. Je mâche plus vite encore, ignorant la douleur et sans la lâcher du regard. Presque envie de sourire. Pour la pousser à bout. Par esprit de vengeance. Et dire toute la vérité.

— Regarde, j'ai faim. Et je ne serai jamais rassasié. Je suis un mutant, un monstre qui voudrait dévorer les autres pour mieux leur ressembler. Se dévorer lui-même pour disparaître. Maman j'ai faim, ça me tord le ventre, là où le vide se creuse, PERSONNE NE COMBLE RIEN DU TOUT, j'ai peur que ça m'absorbe de l'intérieur, JE SENS que ça m'absorbe de l'intérieur. Pose une main là où il n'y a plus rien, jette un mot ou une caresse, JETTE UN REGARD. Tiens-toi là où tout m'a déserté.

 Je ne dis rien de tout cela. J'ai la bouche meurtrie, la gorge serrée.

— Recrache ! Recrache ! (Elle hurle.)

 D'une main, elle m'attrape par le col et me secoue ; de l'autre, elle me presse les joues pour que j'obtempère. De près, je remarque les cernes immenses autour de ses yeux exorbités. Je repense à Carla, livide sous la lumière du réverbère.

— Qu'est-ce que tu fabriques ? Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu me fais TOUJOURS des trucs comme ça ? Ça te plaît, de me faire tourner en bourrique ? RECRACHE. FRANS, RECRACHE.

 J'étouffe. Les larmes m'irradient les yeux. Je crache. Un mélange visqueux abonde de mes lèvres, d'abord jaunâtre puis écarlate. J'alète, penché au-dessus de la flaque, les mains sur les genoux.

 Maman recule. On n'entend que mon souffle saccadé et mes vomissements effroyables. Je sens posés sur moi ses yeux vitreux. Elle approche.

 Le coup part tout seul.

 Je titube, recule, m'écrase. Ne bouge plus du tout. N'ose pas lever les yeux. Je me dis : à quoi bon, au final. Depuis quelque temps, la colère se tarit, rattrapée par un doucereux pessimisme. Le genre qui t'enlace lentement. On se laisse surprendre, alors, par sa capacité à se laisser aller. Et c'est comme si le soi se fracturait, qu'une partie sombrait ailleurs, qu'on la sentait planer autour, comme une ombre, sans pouvoir renouer, qu'on sentait le monde se transformer, s'ouvrir sous ses pieds, s'altérer pour n'être plus rien qu'on connaisse, plus rien sur lequel on puisse se reposer. Alors on se dit que c'est trop tard. Et puis, on n'a plus envie. On ne se sent pas aimé. Soi-même, on n'aime plus. Plus personne, plus rien. On pense : je suis déjà mort. Et c'est peut-être la seule idée qui nous fasse encore frémir.

— Pourquoi tu fais ça ? Bon sang, MAIS POURQUOI TU FAIS ÇA ? Ça ne va pas du tout, Frans. Tu te drogues ?

 Elle fait de grands gestes, elle s'épuise. Elle cherche mon regard.

— Et toute cette bouffe gaspillée, tu te rends compte ? Ça représente combien, À TON AVIS ? COMBIEN ? T'en as rien à foutre, toi, de toute façon. Petit con. Jamais rien à foutre. (Elle referme la porte du frigo, qui s'était mis à sonner.) Je sors, j'ai besoin de prendre l'air. Tu me nettoies tout ça.

 Je m'étends complètement sur le carrelage glacé, le bout de mes chaussettes trempé dans le vomi. J'ai la bouche en feu. Ferme les yeux. J'aimerais mourir ici. Au milieu de ce décor pathétique : la cuisine en désordre, le sol souillé par une flaque jaunâtre et sanglante, le ciel qui bave, dehors, contre la petite fenêtre sale. Sans aucun sarcasme, je me dis que c'est l'endroit idéal pour partir. L'endroit à mon image.

 Voilà peut-être ce qu'a pensé l'Absent, lui-aussi, le jour où il s'est absenté.

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