épilogue

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Cinq ans plus tard, la cicatrice sur le ventre d'Alice avait complètement disparu. Même le docteur Moreau avait été stupéfait lors du dernier examen. Les tissus étaient parfaitement normaux. Aucune trace de la connexion qui l'avait liée au Cœur. Alice savait pourquoi. En se pardonnant vraiment, elle avait coupé le lien définitivement.

Son livre, Les Gardiens des Profondeurs, s'était vendus bien au-delà de ses espérances. Certains le lisaient comme une fiction fantastique. D'autres sentaient confusément qu'il y avait du vrai dans ces pages. Et quelques-uns, ceux qui veillaient sur d'autres secrets enfouis dans le monde, comprenaient chaque mot.

Des lettres arrivaient régulièrement. De Roumanie. De Turquie. Du Pérou. D'un petit village de Bretagne où un prêtre avait scellé une crypte après avoir lu son récit. Des veilleurs qui reconnaissaient leurs propres luttes dans ces pages. Alice leur répondait toujours, partageant ce qu'Henri avait payé de sa vie pour découvrir : le pouvoir du pardon contre les ténèbres.

Un matin d'automne, elle reçut une lettre différente. L'enveloppe était épaisse, le papier de qualité. À l'intérieur, une photographie en noir et blanc : un vieil homme au bord d'une rivière, canne à pêche à la main, sourire paisible aux lèvres.

Chère Alice,

Ambroise s'est éteint hier, au bord de sa rivière, là où il était le plus heureux. Pas de douleur. Juste un dernier regard vers l'eau, puis le silence.

Il tenait votre livre dans sa sacoche. Les pages étaient cornées, annotées. Il le relisait sans cesse, me disait-il. "Pour me rappeler que le pardon est possible. Même pour moi."

Ses derniers mots ont été pour vous : "Dites à la petite qu'elle avait raison. On peut vivre avec ses erreurs. On peut même vivre en paix."

Nous l'avons enterré sous le vieux saule, près de l'étang. Là où tout a commencé.

Lucien Beaumont

Alice relut la lettre trois fois, les larmes coulant librement. Puis elle sortit dans son jardin, cueillit des fleurs sauvages, celles qu'Ambroise aimait, et prit la route.

Le village n'avait pas changé. Les mêmes façades, les mêmes rues. Mais l'atmosphère était différente. Une légèreté dans l'air. Comme si un poids invisible s'était dissipé.

Lucien l'attendait près du saule. Il avait vieilli, des cheveux gris, des rides plus profondes, mais ses yeux gardaient cette clarté qu'elle lui connaissait.

- Alice, dit-il en l'embrassant. Merci d'être venue.

Elle déposa les fleurs sur la tombe. La pierre tombale était simple :

AMBROISE DONADIEU

1894-1965

Gardien des eaux, gardien de son âme

Il a trouvé la paix

Ils restèrent un long moment en silence, écoutant le bruissement des feuilles et le clapotis de l'eau.

- Comment va le Cœur ? Demanda-t-elle finalement.

Lucien sourit, un vrai sourire, pour la première fois depuis des années.

- Venez voir.

Ils descendirent ensemble. L'escalier secret du manoir, celui qu'Henri avait fait aménager. Mais les marches n'étaient plus humides, l'air n'était plus chargé de cette odeur de pourriture. Au contraire. Ça sentait la terre fraîche. La sève. La vie.

Dans la salle circulaire, le Cœur avait presque entièrement disparu. Il ne restait qu'une masse translucide de la taille d'un poing, qui ne battait plus. Elle vibrait doucement, émettant une lumière dorée qui réchauffait la pierre.

Alice s'approcha. Tendit la main. Toucha la surface. Ce n'était plus le Cœur de Culpabilité. C'était devenu autre chose. Paisible. Pur

- Il se transforme, dit doucement Lucien. Depuis le sacrifice d'Henri. Chaque jour, il rétrécit un peu plus. Et l'énergie qu'il libère...

Il désigna les murs. Des racines avaient percé la pierre, s'enfonçant dans les fissures. Des pousses vertes grimpaient vers le plafond. Des fleurs minuscules, blanches et lumineuses, s'ouvraient dans l'obscurité.

- La vie reprend ses droits, dit Alice. Même ici.

Cette nuit-là, la transformation s'acheva. Alice et Lucien la regardèrent depuis l'entrée de la salle. La masse translucide se fragmenta en milliers de particules de lumière qui montèrent lentement, traversant la pierre, s'élevant vers le ciel.

On aurait dit des lucioles. Des âmes libérées. Les douze Gardiens. Henri. Tous ceux qui avaient été prisonniers du Cœur pendant si longtemps.

Quand la dernière particule eut disparu, la salle était vide. Le Cœur n'existait plus.

Ils remontèrent en silence.

Dans le bureau d'Henri, Lucien sortit la carafe de cristal que le vieil homme gardait pour les grandes occasions.

- À Henri, dit-il en levant son verre.

- À Henri, répéta Alice. Et à tous ceux qui ont payé le prix.

- Et au pardon, ajouta Lucien. Sans lequel rien de tout ça n'aurait été possible.

Ils burent.

Le lendemain, Lucien scella définitivement l'entrée des souterrains. Il coula du béton, posa une plaque de métal, planta des rosiers par-dessus. Il n'y avait plus rien à surveiller. Juste un tombeau pour une menace disparue.

Alice écrivit un dernier livre. Un épilogue à toute l'histoire. Elle y racontait la fin du Cœur, la transformation, la libération. Et surtout, elle y répétait le message qu'Henri avait payé de sa vie : le pardon est l'arme ultime contre ce qui se nourrit de nos ténèbres.

Le livre parut au printemps. À travers le monde, des veilleurs le lurent et commencèrent à leur tour à se pardonner. À libérer leurs propres démons. Car partout où il y avait des humains, il y avait de la culpabilité. De la souffrance. Mais partout où il y avait des humains, il y avait aussi cette capacité unique : le pardon. Et c'était plus fort. Toujours plus fort.

Vingt ans plus tard

Alice était assise dans son jardin, un thé fumant à la main, le soleil de juin caressant son visage ridé. Elle avait soixante-quinze ans maintenant. Les cheveux blancs, les mains tremblantes, mais l'esprit toujours vif.

Lucien lui rendait visite une fois par mois. Il venait de partir, après avoir partagé des nouvelles du village. Tout allait bien. Les gens vivaient, aimaient, riaient. Comme si rien ne s'était passé. C'était exactement ce qu'Henri aurait voulu.

Une douleur sourde lui vrilla la poitrine. Alice ferma les yeux, attendit qu'elle passe. Son cœur — son vrai cœur, celui de chair et de sang, fatiguait. Le médecin lui avait dit qu'elle n'en avait plus pour longtemps. Elle n'avait pas peur.

Elle rouvrit les yeux. Devant elle, le jardin explosait de vie. Les roses qu'elle avait plantées avec Lucien, les iris offerts par le Dr Moreau, les pivoines qu'Ambroise lui avait données des années auparavant, avant sa mort.

Et là, au fond, près du vieux chêne...

Une silhouette se tenait dans l'ombre. Grande, élégante, une canne à pommeau d'argent à la main.

Alice sourit.

- Bonjour, Henri, souffla-t-elle.

La silhouette ne répondit pas. Elle se contenta d'incliner la tête, un salut respectueux, reconnaissant, puis disparut dans la lumière du soleil.

Alice ferma les yeux une dernière fois. Elle pensa à son père. À tous ceux qu'elle avait aimés et perdus. À tous ceux qu'elle avait sauvés. Et elle pensa aux mots qu'elle avait écrits dans son dernier livre, ceux qu'elle voulait laisser derrière elle :

"Nous portons tous des ténèbres. C'est ce qui fait de nous des humains. Mais nous portons aussi la lumière. Et tant qu'une seule personne choisit de pardonner, à elle-même, aux autres, au monde, les ténèbres ne gagneront jamais."

Le thé refroidit dans sa main. Les oiseaux chantaient. Le vent murmurait dans les feuilles.

Alice Moignon s'endormit paisiblement, un sourire aux lèvres.

On l'enterra au cimetière du village, à côté d'Ambroise et non loin de la tombe d'Henri.

Sur sa pierre tombale, une simple inscription :

ALICE MOIGNON

1932-2007

Journaliste. Veilleur. Témoin.

Elle a raconté les ténèbres pour célébrer la lumière.

Le jour de l'enterrement, Lucien, devenu très vieux lui-même, courbé par les années, déposa sur sa tombe un bouquet de fleurs sauvages et le premier exemplaire des Gardiens des Profondeurs, celui qu'elle lui avait dédicacé :

"Pour Lucien, qui m'a appris que le courage, c'est descendre dans le noir pour y chercher la lumière."

Mais avant de quitter le cimetière, Lucien remarqua quelque chose posé contre la pierre tombale. Une petite boîte en bois que le notaire avait dû déposer avant la cérémonie.

Une étiquette manuscrite : "Pour Lucien. À n'ouvrir qu'après."

Il s'agenouilla et ouvrit la boîte avec des mains tremblantes.
À l'intérieur, enveloppée dans un tissu de velours bleu fané, reposait la lampe.

Lucien la sortit avec précaution. Elle était exactement comme dans son souvenir : légère, usée par les années. Le verre portait encore les fines traces de la fissure en étoile, désormais invisible mais palpable sous les doigts.
Il appuya sur l'interrupteur, presque par réflexe.

Une lumière blanche, pure, stable, éclaira la tombe d'Alice.
Aucune lueur rouge. Aucune pulsation. Juste une lampe.

Sous le tissu, il découvrit une enveloppe. L'écriture d'Alice, un peu tremblante. Elle avait dû écrire cette lettre peu avant sa mort.
Il l'ouvrit, les yeux déjà embués.

"Cher Lucien,

Si vous lisez ces lignes, c'est que je suis partie rejoindre Henri, Ambroise, Aristide et tous les autres. J'espère avoir vécu assez longtemps. J'espère avoir été heureuse. J'espère avoir continué à écrire.

Je vous lègue cette lampe. Pas parce qu'elle a un pouvoir , elle n'en a plus depuis que nous avons vaincu le Cœur , mais parce qu'elle représente quelque chose d'essentiel.

Pendant des semaines, j'ai cru qu'elle était ma malédiction. Que je ne pourrais jamais m'en débarrasser. Que le Cœur m'avait marquée pour toujours.

Puis j'ai compris : ce n'était pas la lampe qui me possédait. C'était ma culpabilité. Et le jour où je me suis pardonnée, la lampe est redevenue ce qu'elle avait toujours été. Un outil.

Je vous la confie parce que vous êtes devenu le gardien de cette histoire. Vous veillez. Vous protégez. C'est votre choix, et je le respecte.

Mais je veux que vous ayez ceci comme rappel : on peut porter nos fardeaux sans en être écrasés. On peut vivre avec nos cicatrices sans qu'elles nous définissent.

Cette lampe a éclairé les ténèbres. Littéralement et métaphoriquement. Qu'elle continue à le faire pour vous.

Si un jour le poids devient trop lourd, regardez-la. Rappelez-vous qu'elle pulsait rouge. Qu'elle me reliait à quelque chose de terrible. Et qu'elle est redevenue normale.

Tout peut se transformer, Lucien. Même la culpabilité la plus sombre.

Mais restez vigilant. Les portes sont scellées, pas détruites. Et ce qui dort peut toujours se réveiller.

Avec toute mon affection,
Alice"

Lucien replia la lettre lentement, troublé par ces derniers mots.

Les portes sont scellées, pas détruites.

Il regarda à nouveau la lampe dans sa main.

C'est alors que cela arriva.
Une pulsation.
Infime. À peine perceptible. Comme un battement de cœur lointain.

La lumière blanche vacilla pendant une fraction de seconde, teintée d'une lueur rosée qui disparut aussitôt.

Lucien se figea.
Il scruta la lampe intensément. La lumière était redevenue parfaitement blanche. Stable. Normale.

Avait-il imaginé ?

Le vent souffla dans les branches du vieux chêne, faisant bruire les feuilles comme un murmure.

Lucien éteignit la lampe et la rangea précieusement dans sa poche intérieure, près de son cœur.
Il jeta un dernier regard à la tombe d'Alice.

- Je veillerai, promit-il à voix basse. Toujours.

Puis il rentra au manoir.

Une fois dans le bureau d'Henri, il posa délicatement la lampe sur la surface du vieux meuble, à côté du carnet de guerre et de la médaille militaire.

Trois objets. Trois témoins. Trois libérations.
Le carnet : la culpabilité qui dévore.
La médaille : le sacrifice qui rachète.
La lampe : la transformation qui libère.

Et si un jour quelqu'un d'autre devait descendre affronter ses démons, cette lampe serait là.
Prête à éclairer le chemin.
Ou à avertir du danger.

Car dans le bureau silencieux, sous la lumière déclinante du crépuscule, Lucien aurait juré avoir vu la lampe pulser une fois.
Juste une fois.
Un battement rouge, ténu, presque imperceptible.

Puis plus rien.

Il s'approcha, observa l'objet avec attention.
Rien. Juste une lampe éteinte sur un bureau.

Mais Lucien savait ce qu'il avait vu.

Le Cœur était scellé. Affaibli. Peut-être même mourant.
Mais pas mort.
Jamais complètement mort.

Et quelque part, dans les profondeurs de la terre, quelque chose attendait.
Patient.

Affamé.

Il regarda par la fenêtre le parc qui explosait de vie.

Les arbres portaient des fruits deux fois par an maintenant. Les fleurs poussaient même en hiver. L'herbe était d'un vert impossible, presque lumineux. Comme si la souffrance emprisonnée, une fois libérée, s'était transformée en beauté.

Lucien sourit. Ferma les yeux.

Et il entendit, porté par le vent, un murmure. Pas menaçant. Pas grinçant. Juste une voix douce, reconnaissante :

"Merci."

Henri. Ambroise. Alice. Les douze Gardiens. Tous ceux qui avaient été prisonniers. Tous libres enfin.

Lucien rouvrit les yeux. Le soleil brillait. Les oiseaux chantaient.

Tout paraissait paisible. Le parc débordait de vie, les arbres étaient lourds de fruits, et les fleurs s'épanouissaient même en plein hiver.

Sous la terre, là où avait autrefois battu un Cœur affamé, les racines des arbres s'enfonçaient profondément, transformant les anciennes galeries en un réseau vivant.

Mais Lucien savait.

Il savait que la beauté pouvait coexister avec l'horreur. Que la lumière ne chassait jamais entièrement les ténèbres, mais ne faisait que les tenir à distance.

Sur le bureau, la lampe reposait, silencieuse.

Elle attendait.

Car rien n'est jamais complètement perdu.

Ni le bien.

Ni le mal.

Tant qu'il reste quelqu'un pour veiller, le monde peut continuer.

Mais la vigilance, elle, ne doit jamais s'éteindre.

FIN

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