Les jours enfouis

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Eté 1960.

Karrrramouch kaw kaw Karrrramouch kaw Kaw Karrramouch kaw kaw Karrramouch kaw kaw ...
Comme chaque jeudi en fin d'après-midi, quand l'étouffant cagnard se décide à lâcher prise, l'appel entêtant du Darbouka me sort de ma torpeur coutumière.
Dans mon pays, aux heures chaudes de l'été, on fait la sieste à tout âge.

Karrramouch kaw kaw Karrramouch kaw kaw Karrramouch kaw kaw Karrramouch kaw kaw

Tout à coup bien éveillé j'enfile rapidement des fringues par dessus mon slip de bain, je glisse mes pieds caleux dans mes vieilles savates, j'attrape ma casserole et hop, aussi à l'aise dans les escaliers qu'un cabri sur de l'escarpé, je les rejoins avant qu'ils n'aient tourné au coin de la Cité Faure.
Ménouer, Saïd et Fouad sont toujours au rendez-vous et je ne raterais pour rien au monde l'occasion de mêler mes bruits de casserole à leurs rythmes percutants.
Je ne suis pas le seul, un bon peu de la jeunesse de la ville vient pour profiter de la brise de mer et jouir de la musique et de la bonne ambiance.

Les anciens ont sorti les chaises et les bancs et prennent le frais, assis devant leurs portes. D'une main ils s'éventent, de l'autre ils nous saluent.

Mostaganem est une ville vibrante, où la culture et l'art s'expriment avec une ardeur jamais démentie. A la tombée de la nuit elle s'agite toujours, dans un va et vient aussi trépidant que nonchalant.

Des couples avec poussettes, des mozabites souvent deux par deux qui discutent en marchant, de nombreuses familles et des familles nombreuses, tous déambulent en flânant.

Des bandes de jeunes fument des cigarettes pour se croire des hommes. Les jeunes filles, chaperonnées, leur lancent des oeillades prometteuses qui les font bomber le torse.

Quelques inconditionnels s'attroupent autour d'un chanteur de Chaâbi.

Les terrasses des glaciers sont bondées, les mômes s'amusent au parc, les hommes jouent aux dominos sous les acacias un verre de café au lait très sucré à la main, quelques personnes dansent, le jasmin embaume l'air . Des mouettes traversent le ciel et filent vers le port.

Les cris des camelots se succèdent et s'enchevêtrent dans un joyeux brouhaha: -"Rrrrrémouleur! Rrrrrémouleur!" -"Caaaacahuètes grillées! Caaacahuètes! Tout frais grillées! Caaacahuètes!" -"Maaaarchand d'tapis! Maaaarchand d'tapis!" - "Gling gling gling! Les bons oeufs frais de la ferme!"

D'une fenêtre où pend du linge coloré, s'échappe une musique arabo-andalouse ennivrante et sensuelle...

Je suis né à Oran mais j'ai grandi à Mosta, Cité Faure à la Pépinière. J'étudie au lycée Lavoisier.

Mes potes s'appellent Abdelmagid, Brahim, Jean-Pierre, Toufik, Georges, Ahmed, Nicole, Malika... Moi c'est Jacques, mais tout le monde m'appelle Jaja.

Ma soeur Josianne a 17 ans, ma soeur Maribelle bientôt 14 et mon petit frère Joël va sur ses 12 ans. On n'a bien entendu pas le même caractère mais on sait s'entendre. Notre famille est plutôt complice.

Trois mois que j'ai eu mes 16 ans, du coup j'ai le droit de boire l'anisette avec mon père. J'adore ces moments. On parle peu. Le plus souvent de ma journée ou de la sienne. On regarde les enfants qui jouent à la marelle juste en bas de l'immeuble. On se sourit.

Il est mécanicien au Garage de l'Impasse Bendayan. Vu que c'est tout prêt de chez nous, je passe souvent le voir. C'est de lui que je tiens ma dextérité à trifouiller toutes sortes de moteurs.

Je me suis tellement exercé sur ma mobylette qu'elle ne ressemble à aucune autre. On me l'envie dans le quartier. Les filles aiment que je les raccompagne en amazone, j'ai fixé un coussin de cuir sur le porte-bagage, elles en sont dingues!

Ma mère est prof de piano. Elle reçoit ses élèves chez nous tous les soirs de la semaine, après l'école. Du plus loin qu'il m'en souvienne, j'ai toujours pris mon goûter et fait mes devoirs au son des gammes, des morceaux courts de la "Méthode rose", des sonates de Beethoven... Ma madeleine à moi? Les valses de Chopin et un morceau de Shubert dont le nom m'échappe, joués chaque soir, après le souper, par les doigts virevoltants et l'âme inspirée d'une mère à la vélocité hors pair. Et son rire en cascade après l'accord final.

J'ai perdu mes grands-parents maternels il y a 6 ans, dans le tremblement de terre d'Orléansville. Ils s'y étaient arrêtés pour passer la nuit à l'Hôtel des voyageurs et devaient nous rejoindre le lendemain, le 9 septembre 1954, pour fêter les 8 ans de ma soeur Maribelle.

Nous ne les avons jamais revus vivants mais on nous a appris par la suite qu'à l'heure où l'hôtel s'est effondré ils étaient au lit... On les a retrouvés sous les décombres, nus et encastrés comme dans l'acte amoureux. Seules les empreintes dentaires ont permis de les identifier.

En dépit de ce drame qui lui a si violemment ôté ses parents et qui a dévasté l'harmonie bienheureuse de la famille, maman insuffle en toute circonstance la joie de vivre dans notre foyer.

Elle donne aussi des cours de théâtre tous les mardis matin à l'école de Beymouth où elle est adorée. Maman, c'est la bonté même. Les yeux du coeur et le coeur sur la main. Elle aime les gens, véritablement. Et je suis heureux de tenir ça d'elle.

Quand je trouve un moment dans mes semaines surchargées de vacances, je fais un saut chez la sage femme qui m'a mis au monde, Madame Amar. Elle vit à trois rues de chez nous.

Cette femme est une sainte et je la vénère presque autant que ma mère.

Inévitablement on se baffre de sublimes cornes de gazelles qu'elle fait bien sûr elle-même et on arrose le tout du meilleur thé à la menthe de tout Mosta!

On passe comme ça deux ou trois heures à discuter des grands touts et des petits riens....

Deux ans déjà que le Général de Gaulle a clamé sa phrase "Vive l'Algérie française!" depuis le balcon de l'Hôtel de ville. J'avais 14 ans et j'exultais au milieu de la foule en liesse.

Mon dieu, je ne comprenais rien à ce qui réellement se tramait...

En ce mois de juillet 1960, quand le soleil tape trop drû, on part poser nos serviettes sous les amandiers de la plage des Sablettes.

C'est le QG des jolies filles. Ca drague sec mais ça ne va jamais beaucoup plus loin, elles tiennent trop à leur fleur...

Moi j'ai un truc pour les faire rire, ça marche à tous les coups: quand j'arrive à la plage, je tombe mon pantalon de toile, je l'enroule autour de ma tête façon turban et je me pavane à la Aldo Maccione en slip de bain et "turban-pantalon": elles gloussent comme des perruches, les greluches!

Quelquefois, on passe un week-end entier à la Salamandre, ma famille a la chance d'avoir un ami qui y possède un cabanon. Quand il nous le prête, c'est la fête!

Pendant que les parents sirotent des apéros en se trémoussant sur des tubes de France, je pars avec mes soeurs et mon petit frère à la pêche aux oursins.

On connaît tous les meilleurs coins et on crapahute toute la journée, libres, vigoureux et bronzés, sûrs que chacun trouvera de quoi remplir son seau!

Quand arrive le soir on les déguste avec nos parents et la lichette de vin blanc glaçé qu'ils nous autorisent pour l'occasion.

Perchés sur nos pilotis face à la Méditerranée, on s'émerveille ensemble quand le soleil couchant l'embrase, ébahis de tant de flamboyance et conscients de notre chance.

Après s'être léchés les doigts du délicieux Mhamar au poulet de maman, on joue aux cartes, on se régale de gros abricots juteux, de figues généreuses et sucrées, de sacro-saint thé à la menthe pour nous et de Boukha pour eux...

Le lendemain dès l'aube, alors que la maisonnée dort encore, je me faufile hors du cabanon sans réveiller personne et je pars creuser le sable mouillé à la recherche des clovis que maman nous préparera pour midi, avec force ail et persil et un divin filet de l'huile d'olive locale.

Je me pourlèche rien que d'y penser. C'est une sorte d'extase gustative.

A mes heures perdues je jobe avec papa. Il dit que ça m'apprend le métier, au cas où...

Avec les sous que je gagne en "apprenant le métier", je vais m'acheter un tee-shirt ou des tennis au Prisunic du square du Docteur Queyrat. J'aime cet endroit, on y trouve quantité de choses mais aussi des filles qui font les belles.

Même quand on n'a pas de sous, on y traîne avec les copains pour se rincer l'oeil.

En cet été 1960, je suis un adolescent comme des milliers d'autres. En cet été 1960, je suis ce pied noir insouciant qui profite de ses vacances et du bonheur d'habiter dans une cité balnéaire. En cet été 1960, je suis ce français d'Algérie qui écoute autant Johnny Hallyday qu'Idir. En cet été 1960, je suis en train de tomber fou amoureux de Vivianne, une fille très à mon goût que j'ai rencontré aux Sablettes. Elle a du chien et c'est la seule à ne pas pouffer quand je fais mon numéro du turban. Depuis, je lui écris une lettre enflammée par jour. Quand je la croise elle rougit, je crois que c'est bon signe.

En cet été 1960, j'ai devant moi un avenir que j'espère épanoui.

J'envisage après mon bachot d'intégrer l'école régionale des Beaux-Arts.

En cet été 1960, je ne sais pas encore que dans moins de deux mois, ma vie va tourner au chaos. Irrémédiablement.

Le 14 septembre 1960, pour fêter la rentrée scolaire , mes parents initient une sortie en famille au Théâtre espagnol, le "Monte Carlo" où se donne une représentation de cirque.

L'endroit où il ne fallait pas être.

Nous nous y rendons tous les six, tout excités du spectacle à venir que finalement nous ne verrons jamais.

L'explosion de la bombe, d'une puissance extrême, vit encore dans mon ouïe.

Dans le feu d'artifice qui a suivi, fait de chairs brûlées et de membres arrachés, j'ai perdu la main gauche, un oeil, et mes deux soeurs.

Le 14 septembre 1960, dans ce théâtre devenu l'antre de l'enfer, j'ai su que ma vie basculait.

J'ai soudainement compris, avec effroi, qu'il n'y avait en moi aucune place pour les larmes.

Et que dorénavant mon futur serait fait d'absence, d'armes et de vengeance.

C'est précisément ce jour là que dans mon âme, je suis devenu comme eux: un assassin.



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