LE ROYAUME SOUTERRAIN

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  Beaucoup commettaient l’erreur de considérer les Survivalistes comme fous ou déconnectés de la réalité. Franck en avait fait l’amère expérience trois mois plus tôt, quand il avait accepté cette demande d’interview d’une journaliste, enquêtant sur son mode de vie. Bien mal lui en avait pris, car, en définitive, son témoignage avait été tronqué, puis remanié. Il s’était alors retrouvé parmi les vedettes d’un argumentaire affligeant, visant les supposées dérives des adeptes de l’apocalypse.

  L’article surfait, entre autres, sur les stigmatisations du Survivalisme à l’américaine. Comme si le simple fait d’adhérer au mouvement les transformait de facto en cow-boys xénophobes, retranchés dans leur cabane en bois et entourés d’un arsenal militaire à faire pâlir une armée. Un portrait désastreux réalisé dans le seul but de gonfler l’audience d’un journal.

  Franck avait espéré susciter quelques prises de conscience salutaires… Il lui fallut plusieurs jours pour ravaler sa colère et sa déception.

  Tant pis ! songea-t-il en haussant les épaules.

  Il n’avait jamais eu la vocation d’un missionnaire et n’avait pas la prétention de croire qu’il pouvait convaincre le monde entier du bien-fondé de sa philosophie. Ce n’était ni plus ni moins qu’une nouvelle leçon de vie.

  Ne jamais faire confiance ! Toujours rester sur ses gardes !

  Franck cocha son ultime tâche accomplie au programme. Après sa séance de ménage intensive, il se sentait plus serein, détendu.

  Il y avait une place pour chaque chose et chaque chose devait se trouver à sa place ! Une phrase qu’il répétait sans cesse à sa fille.

  — Imaginons que tu sois forcée de fuir la maison, en pleine nuit et sans électricité, lui avait-il dit un jour. Si tout est rangé avec soin, non seulement tu gagnes en efficacité, mais aussi en rapidité. Tu trouves sans tarder ce dont tu as besoin avant de t’échapper. Et comme aucun objet n’entrave ton chemin, tu limites les risques de coups ou de chutes.

  Ce sens aigu de l’ordre, Franck l’avait développé durant ses quinze années passées dans les commandos parachutistes, en tant que tireur de précision. Son parcours y avait été exemplaire. Il fut même décoré de la Légion d’honneur pour services rendus à la nation, lors d’une mission prioritaire au Kosovo.

  Cependant, cet excellent militaire avait fini par souffrir psychologiquement du mal que l’Homme causait à l’Homme. Au cours de ses déplacements dans certains pays d’Afrique ou du Moyen-Orient, la misère de la population coincée sous les pluies acides des bombardements l’avait bouleversé. La résilience de ces hommes et ces femmes était impressionnante et leur courage forçait l’admiration. Ils bravaient avec dignité un quotidien rythmé par la douleur, la peur et la mort. Dès lors, ils n’avaient plus d’autre choix que de se concentrer sur leurs besoins essentiels, tels que se nourrir, s’hydrater, s’abriter, se chauffer, se vêtir, protéger leur famille. Lorsqu’ils y parvenaient, ils s’estimaient heureux de leur sort.

  Heureux ?!

  Ce terme lui paraissait inconcevable, compte tenu de leur situation. Et pourtant... Sa propre prise de conscience était donc née de ce simple constat : ceux qui ne possédaient rien se révélaient souvent bien plus riches que d’autres, sur le plan humain.

  En dépit de ses excellents états de service, Franck avait démissionné de l’armée de l’air, redevenant un civil ordinaire. Ou presque…

  Tandis qu’il préparait une pizza pour le repas du soir, l'ancien militaire jeta un coup d’œil au colis qu’il avait déposé près de l'escalier menant au sous-sol. Il renfermait une nouvelle acquisition qu’il avait hâte d’essayer. Quand il eut fini, laissant reposer la pâte, il se dirigea en sifflotant vers l’objet qui occupait ses pensées. Au moment où il s’apprêtait à le ramasser, la sonnerie du portail retentit.

  Franck soupira et consulta sa montre-boussole. Après un énième regard vers la boite en carton, il se résolut à faire demi-tour. Il récupéra au passage une cagette de légumes posée sur un plan de travail et sortit de la maison. Lorsqu’il ouvrit l’accès qui donnait sur la rue silencieuse, il ne fut pas surpris de découvrir son voisin, Richard. Ce fringuant sexagénaire en tenue de golf recula quand l’ombre imposante de Franck glissa sur lui.

  Il semblait mal à l’aise, comme d’habitude. À sa décharge, le physique de Franck représentait bien souvent un frein aux interactions sociales spontanées. Ce solide gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix, aux cheveux bruns coupés courts et à la barbe épaisse, inspirait derechef la prudence.

  — J’ai sonné ce matin, annonça l’homme après qu’ils se furent salués, j’ai été étonné que vous ne répondiez pas. Vous n’êtes pas souvent absent…

  — En effet, acquiesça Franck, laconique.

  — Ma femme m’a demandé de passer pour…

  Franck lui tendit la lourde cagette pour toute réponse. Son voisin s’en saisit en le remerciant, visiblement ravi que la conversation ne s’éternise pas outre mesure.

  — Vous devriez venir au club un de ces jours, Franck. Doué de vos mains comme vous l’êtes, vous feriez un malheur sur le green, j’en suis sûr !

  Une manière élégante de la part de ce PDG d’une multinationale de lui signifier qu’il gâchait son potentiel ! Franck se força à sourire.

  — J’y réfléchirai, Richard. Passez le bonjour à Marianne. À bientôt !

  Il se souvenait des regards en biais que lui avaient jetés les gens du quartier dans les premiers temps. Et dire qu’aujourd’hui, ces mêmes personnes rivalisaient d’ingéniosité pour obtenir les légumes issus de sa serre, bien avant les autres ! À chaque récolte, Franck leur proposait les excédents de sa petite production agricole. En échange, ces voisins s’étaient mis à lui apporter de nouvelles graines ou des plants de fruits exotiques. L’air de rien, il avait initié ces bourgeois égocentriques à l’art du troc pour une consommation plus responsable.

  De retour dans la maison, Franck ramassa son carton et se rendit au sous-sol. Il traversa le double garage et pénétra dans le cagibi dédié aux appareils de bricolage et d’entretien du jardin.

  Au fond de la petite salle, un tiers du mur restait nu. Franck avait fixé une boite à outils dans l’angle d’une étagère. Rien ne laissait soupçonner que celle-ci était factice. En effet, elle ne servait qu’à dissimuler un petit boitier couvert de chiffres. Après qu’il eut composé le code secret, un mécanisme à peine perceptible s’actionna et le pan de mur coulissa sur sa gauche. Il entra alors dans un sas et l’accès se referma automatiquement derrière lui.

  Passé la seconde ouverture, il se retrouva enfin dans son antre. Ici, il se sentait libre et en totale harmonie avec ce qui l’entourait. Il s’agissait sans conteste — après la serre — de sa partie préférée de la maison. Son royaume.

  Le survivaliste avait fait construire un enchevêtrement de pièces, mises bout à bout par des ouvriers de trois entreprises différentes. Et ce, afin qu’aucune d’elles ne puisse connaitre l’intégralité des plans de son espace souterrain. Seule la société spécialisée qui avait bâti le studio antiatomique de trente-cinq mètres carrés avait eu accès à de plus amples informations, pour parer à toute malversation du bunker. Il détenait sans conteste l’endroit le plus sécurisé du quartier, voire de toute la ville.

  Franck se dirigea vers une salle à sa gauche, au centre d’un corridor, et s’y enferma. L’espace, rectiligne, suivait la parallèle du couloir. D’environ trois mètres de large, sur six mètres de long, son sol était revêtu d’une moquette épaisse. Quant aux murs et au plafond, ils étaient entièrement couverts de dalles de traitement acoustique. Au fond de la pièce s’alignaient plusieurs cibles qui chaque jour, ou presque, recevaient des tirs d’armes à feu, de traits ou de jets.

  Assis sur l’étroite banquette calée contre le mur opposé, il entreprit de sortir l’objet de son emballage. Il ne lui fallut que cinq minutes, montre en main, pour assembler chacune des pièces du magnifique puzzle mécanique. Puis, il se redressa et admira l’engin.

Tu as l’air chouette, ma mignonne, mais voyons si tu valais vraiment l’attente et ton prix.

  Franck testa l’arme pendant près d’une heure, sans relâche. Il multiplia les positions et les angles de tir et effectua quelques réglages supplémentaires. Quand il reposa enfin l’engin, un sourire comblé étirait ses lèvres charnues.

  Magnifique !

  C’était exactement ce qu’il lui fallait ! Bien plus légère que celle qu’il possédait déjà, plus moderne aussi. Comme tout ce qui avait trait au survivalisme, le design avant-gardiste de l’objet ne servait que ses intérêts pratiques. Une cadence de tirs rapide, une facilité de recharge déconcertante et une visée à précision optimale ; ce petit bijou fabriqué pour clouer au sol n’importe quel gibier se révèlerait particulièrement efficace contre un prédateur bien plus coriace : l’être humain.

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