J'en peux plus, sauvez-moi.

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Ma bouche s’assèche. Je baisse la tête, les sourcils froncés. Puis, dans les ténèbres qui nous entourent, quelques notes de luth résonnent. Je ferme brièvement les yeux avant de répondre :

— J’imagine que je suis drôle. À l’écoute aussi.

Kaïs me fixe. Il attend peut-être que je fasse une blague ou que j’étaye ma réponse. J’en suis incapable. On a déjà eu l’occasion de parler de ce genre de choses, lui et moi. Parfois, je prends la forme d’Eli, ce joueur de luth mélancolique, quand j’ai besoin de me confier à lui ou à quelques uns de ses camarades. Ça me fait du bien.

Le silence s’étire. Kaïs comprend que je n’ajouterai rien de plus. Son regard s’est adouci et, lorsqu’il me lit la prochaine question, je le sens se tendre :

— Quelles sont tes faiblesses ou tes points à améliorer ?

— J’essaye de m’améliorer tous les jours.

Une pirouette. Il accepte ma réponse mais je sais très bien qu’il viendra m’en parler à un moment. J’inspire profondément. Ce doit être Liam, cet inspecteur de génie, qui a posé ces deux questions. Cela lui ressemble bien. Une question concrète pour cerner au maximum ma personnalité. Je ne peux pas lui en vouloir, il ne me connaît pas depuis longtemps.

— Ta devise ou ta citation préférée ?

— “Le doute est une force. Veille toujours à ce qu’elle te pousse vers l’avant”

— Bottero, soupire-t-il en levant les yeux au ciel. J’espère qu’un jour tu auras assez d’ego pour te citer toi-même.

— Y a vraiment que toi qui soit aussi narcissique pour faire ça.

— J’y peux rien si j’suis parfait.

J’arque un sourcil dubitatif. Léana, Micah et moi possèdons moult exemples pouvant lui prouver le contraire. Mimi aurait sûrement voulu débarquer ici pour le lui faire remarquer d’ailleurs. Je me souviens à quel point je m’amusais à écrire leurs joutes verbales. Ces deux-là m’auraient rallongé Trois ou merde de deux cents pages si je n’avais pas coupé court à leurs stupidités. Le débat raclette vs tartiflette, je vous l’assure, n’était vraiment pas nécessaire à l’intrigue.

— Thé ou café ?

— Thé.

— Comment passes-tu tes week-ends ?

— Je suis assez facile à cerner. Soit j’suis en train de faire du sport, soit je suis en train de me battre avec une illustration. Ou alors j’ai envie de vous dégommer, tes petits camarades et toi.

— Tch. Toujours un plaisir de travailler avec toi, tronche de moule. Des talents cachés ?

— J’suis imprenable aux blind-tests.

Un sourire carnassier se dessine sur les lèvres de Kaïs. Il m’a déjà vu faire pleurer mes adversaires dans cette discipline. En même temps quand on écoute constamment de la musique, il faut bien en retirer quelques avantages.

— Qu’est-ce qui t’inspire dans la vie ?

— Le fait qu’elle m’habite.

Kaïs lève la tête de sa feuille, j’évite son regard. C’est la première chose qui s’est manifestée dans mon cerveau, je ne saurais pas quoi ajouter à cette déclaration.

— Ta saison préférée ?

— Le printemps… mais l’automne est si beau !

— J’ai dit “ta”. C’est singulier, trou de balle. T’aimes voyager ? Ta destination préférée ?

— J’aime bien voyager sur mon vélo quand je peux. Donc je ne pars pas trop trop loin. Mais j’avoue que dès que je peux, je vais dans les montagnes. D’un autre côté, je me sens pleinement moi quand je suis proche de l’océan.

— Ta chanson préférée ?

— Difficile vu que j’en ai quinze différentes tous les mois. Mais pioche dans Epic : The Musical et c’est certain que je danserai comme un beau poireau.

— Comparaison douteuse, face de tibias. Chien ou chat ? Bordel, encore une question débile ! C’est sûr que c’est Face de givre derrière ça !

— T’inquiètes pas mon Kaïs. Je préfère les chats, déclaré-je en lui faisant un clin d'œil.

Il grogne une grossièreté que je ne vous révèlerai pas. Je ne souhaite pas vous offenser.

— Quelle est la chose la plus précieuse pour toi ?

— Mon imagination.

— Montagne ou mer ?

— Montagne, j’te l’ai déjà dit !

— Plains-toi aux autres, j’m’en fous. Matin ou soir ?

— Matin. Soir. Aucune idée.

— Tch. T’es quelqu’un de précis, hein. Bordel. T’aimes cuisiner ?

— Nope.

— Pourquoi ça m’étonne pas. Lire ou regarder des films ?

— Lire.

— Des projets persos ou professionnels dont tu voudrais parler ?

— J’ai adoré travailler avec des auteurs pour illustrer leur personnages, je débute en dessin et qu’iels me fassent confiance est une énorme fierté.

— Tu débutes, tu débutes, te fous pas de ma gueule ! Tu m’as dessiné torse nu, bordel de merde.

— Et les lecteurs m’en remercient figure-toi !

Il lève les yeux au ciel tout en râlant que sa perfection physique est réservée à Léana et Micah. Je vous le traduis parce que c’est difficile de le comprendre entre tous les “putain” et “bordel”. Ah, que voulez-vous ! C’est pas donné à tout le monde de parler la langue de ce prédateur explosif. Cela dit, un mot de vous et je le dénude à nouveau.

— T’as des croyances ou des valeurs qui te sont chères ?

— Mmh. Difficile comme question. Je crois en l’amour multiple ; ton polycouple en est la preuve, Monsieur Bayram. Et j’essaye d’avoir de l’empathie, du respect pour les autres afin de les accepter tels qu’ils sont.

— Tu me diras quand t’appliqueras ces valeurs sur toi-même.

Outch. Ça fait mal. On dirait que lui aussi sait appuyer pour m’embêter. Bête sauvage à la noix, va. Je lui tire la langue mais il m’ignore en remontant sa fiche au niveau de ses yeux. J’ai dit que j’essayais de m’améliorer tous les jours, Monsieur je-suis-meilleur-que-tout-le-monde !

— Sport ou lecture ?

— Les deux.

— Sport ou lecture ?

— Les. Deux.

Il me lance un regard torve que je soutiens sans crainte. J’lui ai filé mon côté borné, aucun de nous deux ne lâchera l’affaire. Sauf que lui, il a hâte d’en finir avec cet interrogatoire. Il est obligé de me concéder la victoire s’il veut avancer. Il en est venu à la même conclusion que moi car ses lèvres se retroussent sur ses dents et il me feule dessus :

— Tu m’emmerdes. Comment tu te vois dans dix ans ?

— Avec dix ans dans les dents mais toujours cinq ans dans la tête.

— Tch. Trou de balle. Tes habitudes matinales ?

— Je mange du fromage blanc et des fruits avant d’aller travailler.

— Ta vie est d’un ennui.

— Te fous pas de ma tronche, tu fais pareil, Bayram.

— Faut bien que je maintienne tous ces muscles, tronche de fesses. Ville ou campagne ?

— Campagne.

— Ton parfum de glace préféré ? Me sors pas des trucs dégueu, bordel.

— Menthe-chocolat.

— Putain de merde, je vais t’assassiner. Comment tu définis le succès ?

— L’accomplissement d’un rêve.

— Super, Walt Disney. T’as des personnes qui t’inspirent ?

— Yep.

— Tu préfères rester avec des amis ou rester à la maison ?

— Ça dépendra de ma batterie sociale. Mais disons que je penche plus vers la maison.

Il retourne sa feuille de questions avec un soulagement non dissimulé. On doit être sur la dernière ligne droite. Je vois à quel point il en peut plus de ma tronche. C’est loin d’être réciproque. Il me manque depuis quelques temps. Avec Mathilde qui me le rappelle constamment, écrire Équilibristes sans penser à Trois ou merde est compliqué. J’aimerais me replonger dans ce dernier roman pour lui apporter mes ultimes corrections mais je ne peux pas m’éparpiller. Liam et Théo comptent sur moi pour ramener Mathilde à la raison.

— T’as des compétences particulières que peu de gens connaissent ? J’te préviens, m’emmerder moi, c’est pas considéré comme une compétence.

— Hm.. Tu fais bien de me le dire. Du coup, nope. Pas de compétences particulières inconnues.

Le souffle de son soupir balaye les boucles brunes qui couvrent mon front. Encore gagné.

— C’est quoi ta plus grande peur ?

Mes muscles se crispent. Je baisse la tête pendant que mon cerveau m’envoie des flashs de souvenirs dont je n’ai pas besoin. Mes yeux se ferment et je m’entends répondre :

— L’abandon.

Je sens le regard de Kaïs sur moi. Il me brûle, il me perce. Il aimerait sûrement me gueuler que jamais il ne me lâchera, que jamais il ne partira. Mais il reste silencieux. Derrière moi, les tenèbres se meuvent, se transforment. Deux mains se posent sur mes épaules. Je savais qu’ils viendraient, d’une façon ou d’une autre. Je me tourne vers la gauche. Dastan m’étudie de ses iris bleu marine. Il s’y connait en abandon avec tout ce que je lui ai fait traverser dans Les Pierres de Pouvoir. C’est peut-être pour cette raison que j’avais écrit son histoire à l’époque. Parce que j’avais besoin de croire qu’on peut trouver sa famille, qu’on n’est pas lié à celle du sang. Un jour, j’aurais le courage de réécrire son récit, de lui rendre ses amis. Je pivote sur la droite. Logan m’observe d’un air hautain. C’est peut-être lui qui me ressemble le plus dans tout ce que j’ai écrit. Cette colère permanente contre lui-même, cette détestation dont je ne savais pas quoi faire dans Le Souffle perdu, une autre histoire que j’ai abandonnée en cours de route.

Je prends une grande inspiration avant de reporter mon attention sur Kaïs. Je me demande s’il peut voir les deux garçons derrière moi. Ou s’ils font partie de l’obscurité perpétuelle qui m’entoure.

— Ta plus grande réussite jusqu’à présent ?

Un léger sourire se dessine sur mes lèvres tandis que le poids des mains de Logan et Dastan sur mes épaules s’évanouit sans jamais disparaître.

— Avoir quitté un endroit toxique malgré son confort.

L’air suffisant dont se pare Kaïs me fait rire. Il a l’air de penser que c’est lui qui a pris cette décision difficile. C’est peut-être sa façon de me montrer qu’il est fier de moi. J’envoie des ondes positives vers ses partenaires. Bon courage Léa, bon courage Mimi. Ça ne va vraiment pas être simple de le supporter, celui-ci.

— Qu’est-ce qui te comble ?

— De parcourir les pages à tes côtés, aux côtés de ceux qui t’ont nommé délégué pour venir me parler. D’illustrer vos aventures, que ce soit par ma plume ou mon pinceau.

Il me jette un regard amusé. Pas un mot, pas un rire. Mais de son silence naît une promesse que je chérirai pendant longtemps.

— Tu parles quelles langues ?

— Français, Anglais, Allemand.

— Tes attentes envers l’avenir ?

— Que mon futur moi se relève après chaque déception, chaque coup dur. Et que je continue d’avancer vers mon but, quoiqu’il arrive.

Encore une fois, il lève la tête de sa liste de questions. Puis il tend son poing vers moi. J’y cogne le mien. On est tous les deux sentimentaux, que voulez-vous. Mais on ne se l’avouera jamais. Pourquoi ? Parce qu’on est intensément stupides. Et croyez-moi, c’est une fierté. Oui, je ne me prends pas souvent au sérieux. À sa grande déception d’ailleurs. Pourtant, les choses semblent plus simples lorsqu’on les voit par ce prisme-là.

— Eté ou hiver ?

— Aucun des deux. C’est le pire de l’année.

— Chochotte. T’aimes rencontrer de nouvelles personnes ?

La question vient de Liam, c’est certain. Mon inspecteur socialement incompétent. On a la même appréhension quand il s’agit des gens. On essaye de décrypter s’ils sont bons ou mauvais, s’ils sont là pour nous faire du mal ou du bien. On a rarement tort vu que l’on passe notre temps à analyser leurs gestes, leurs mimiques, leurs répliques. Mais, dans de rares cas, on se trompe. Et c’est toujours chiant.

— Je dirais que oui mais… pas vraiment.

— La précision est de mise, bordel. T’as des habitudes ou des manies particulières ?

— Particulières… Je ne sais pas vraiment si on peut dire que faire du sport est particulier. Mais au cas où, voilà, je fais beaucoup de sport.

— Et après c’est moi qui frime.

— Gné.

Il me sourit d’un air prétentieux. Je vous ai dit que j’aimais pas sa tronche ? Il plaque brutalement sa feuille sur la table. BAM. Putain. J’suis sensible, prédateur à la con.

— Dernière putain de question, face de pet. C’est quoi la leçon la plus importante que tu aies apprise jusqu’à présent ?

— Le changement que tu souhaites pour toi doit venir de l’intérieur. Tu ne peux pas compter sur les autres pour te tirer vers l’avant. Ils seront d’une grande aide, c’est certain. Mais tu dois décider de te jeter dans le vide, d’affronter tes peurs, tes doutes. Je dois vivre pour moi, pas pour remplir les attentes de ceux qui m’entourent. M’accepter comme que je suis est, au final, mon plus grand défi.

Une larme s’échappe de mes yeux et roule sur ma joue. Je l’efface de la main. Je n’ai même pas remarqué que les liens qui retenaient mes poignets avaient disparu. Kaïs roule le questionnaire en boule puis le jette avec violence dans la noirceur nous entourant. Il a rempli sa mission, il est libre. Une réplique malicieuse me pique la langue. J’aimerais qu’il reste, j’aimerais que…

Soudain, Léana s’extirpe des ténèbres. Sa chevelure rousse brille sous la lumière blafarde de l’unique ampoule. À côté d’elle, vêtu d’un costume bleu royal, Micah lui tient la main. Un souffle de mélancolie s’enroule autour de ma gorge. Les ombres semblent s’écarter d'elles-mêmes lorsque Théo les traverse. Son sourire enfantin illumine la pièce et réchauffe mon coeur. Liam ne tarde pas à le rejoindre, ses iris inquiets cherchant sur mon visage un quelconque signe de maltraitance. Je le rassure d’un clin d'œil ; Kaïs feule beaucoup mais ne mord pas les personnes qu’il aime. Puis Mathilde se dégage de l’obscurité. La voir se tenir naturellement auprès de Kaïs couvre ma peau de frissons. Comme j’ai hâte qu’ils se rencontrent sur le papier. Mais ce n’est pas pour tout de suite, je dois m’armer de patience. Parce que j’ai du temps. J’ai du temps pour rire, pleurer, m’énerver pour eux, avec eux. C’est ensemble qu’on avancera.

Un à un, ils me prennent dans leurs bras. Comme un vieil ami, comme une camarade que l’on aurait pas vu depuis longtemps. Et ça me fait du bien. Ça me fait un bien fou. Chacun d’entre eux est un fragment de mon âme, une pièce manquante au puzzle de mon esprit, une brisure de mon cœur.

Parce qu’on connaît un auteur à travers ses personnages, vous me connaissez peut-être un peu mieux maintenant.

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