Pique-Nique

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Ce pique-nique ne m’inspire pas un enthousiasme forcené. Mon seul réconfort tient en deux bouteilles de vin, coincées entre six cannettes de Leffe. À propos de son Haut-Marbuzet, Ludo rabâchait, en déplaçant religieusement les flacons à chaque fois que nous recevions :

— Celles-là, il ne faudra pas les boire avec n’importe quoi !

T’inquiète, mon Lu, je ne les sortirai qu’au moment des chouquettes de Dame Céline de la Courtepointe vieux Rose.

Tout en marchant (le parc n’est qu’à cinq kilomètres, j’ai décidé de me secouer les puces dans le carcan imposé par la Loi, mais ont-ils vraiment valeur de Loi, ces Décrets pris dans le cadre d’un état d’urgence sanitaire, oui, je sais, je tourne en boucle, mais je me dis qu’il doit exister un recours constitutionnel pour faire sauter les murs de la prison avant d’en venir à la désobéissance civile ?), je marche donc et je me remets de la scène qu’ils viennent de m’infliger. Saletés de vieux !

Madame Fogelsong est rentrée hier de l’hôpital. Ah non ! Non... pas la COVID, une prothèse de hanche. Ce qui a laissé tout de même six semaines de répit à ses voisins, monsieur Roger et ma Madeline. Lesquels, compte tenu de la situation, auraient pu faire montre d’un peu de compassion, n'est-il pas vrai ? Que dalle, ouverture des hostilités direct. Alors que les ambulanciers extrayaient la pauvre femme de son fauteuil roulant, Roger a tenu à encourager le fils :

— Bel effort, petit, la prochaine fois pousse-la un peu plus.

Un round d’essai. Une escarmouche. Les deux champions rassemblaient leurs forces, attendant pour performer que je me pointe ce matin, la bouche en cœur. Depuis que les Fleury-Dubois sont vaccinés, ils sont autonomes, et même si je n’en pouvais plus d’aligner journée de boulot et corvée de courses, la semaine m’a paru longue sans les voir. Il me tardait de les retrouver, mes petits vieux, y compris Fogelsong.

Cette dernière déverrouille tous ses loquets en m’entendant arriver sur le palier. Courbée sur son déambulateur, elle progresse avec peine, en robe de chambre ouverte sur une chemise de nuit qui a abandonné son épaisseur au fil des décennies. Je me force à fixer les chaussons plutôt que les reliefs flasques, mais monsieur Roger n’en perd pas une miette :

— Aïe, tant qu’ils y étaient, ils auraient dû changer le reste aussi, pas seulement la hanche.

Non, on avait dit pas le physique.

— Rhabillez-vous, on vous voit toute la gorge dégouliner !

— Rhabillez-vous vous-même !

Jugez de la hauteur des dialogues. J’interviens :

— Vous n’êtes plus des enfants…

— Ah ben non, sinon, voilà ce que je lui aurais montré.

D’un coup sec, il tire sur sa ceinture pour en libérer la boucle. Chute de falzar. En onze lettres : déculottage. Réminiscence des mots fléchés que nous remplissions avec monsieur Roger, lors du premier confinement. Lui justement, pantalon aux genoux, apparition d’une lune blême. Glapissement :

— Vous n’avez pas d’honneur !

— Venez le chercher mon honneur, je viens de me le foutre au derch.

Survient le vrai sujet de la dispute, le hic initial, le point sur lequel la copropriété échoue à tomber d’accord depuis plus de dix ans : la réfection du hall. Tant que j’étais locataire, je zieutais cela de loin avec amusement. Mais maintenant :

— Ma petite ! (Fogelsong ne m’appelle qu’ainsi. Elle a résolu d’ignorer son voisin. Sage décision. Il rectifie sa tenue pendant ce temps) Vous vous y connaissez bien, vous, avec tous vos travaux ! Il faut vérifier qu’on ne va pas se faire avoir ! Maury et sa femme, ils sont bien gentils avec leurs rêves de grandeur, mais nous ne sommes pas à Versailles tout de même. Vous avez vu qu’ils veulent mettre du parquet sur les murs ?

— Ce n’est pas du parquet, c’est du lambris, vieille bique ! gueule Roger. Il faut vous le dire sur quel ton ? Vous êtes aux fraises, puisque vous ne sortez jamais de chez vous, mais je vous signale que dans une copropriété, il existe des parties communes. C’est notre capital, qu’on entretient, pour le léguer à nos enfants. Évidemment vous, question entretien, c’est raté, il n’y a qu’à vous regarder, et question enfant…

Il ne manque pas d’air, le Roger, il n’en a pas lui-même, d’enfant. Et question entretien, justement, il n’est pas le mieux placé non plus. L’hôpital qui se fout de la charité. Il ajoute :

— De toute façon, la petite, elle votera comme nous ! Elle peut pas vous sacquer !

Je suis contrainte de m’interposer physiquement. Coincée entre deux tas de chair vociférant des injures qui ne devraient jamais sortir de la bouche de personnes âgées ayant tout de même appris de la vie. Madeline, prudemment, a battu en retraite.

Qu’elle vienne récupérer son Roméo, la Juliette, il est temps de s’éveiller avant que le destin funeste ne s’accomplisse. J’appelle :

— Madeline !

En même temps, je recule pas à pas, repoussant dans mon dos le Sieur Roger vers son vestibule où, j’espère, Madeline le prendra en charge. Il tire une dernière salve :

— Ils ne vous ont pas donné de calmants en rab ? Allez en gober une dizaine, vous verrez les lapins roses de Pâques avec une semaine d'avance.

Je suis très fâchée. Non, en fait, je suis seulement consternée, mais je dois me montrer très fâchée, pour qu’on me respecte.

— En ce qui concerne les travaux, je vais réfléchir !

Pourquoi, maman, ne m’as-tu inculqué que la fuite comme système de défense ?

Je remâche et marche vite, la bandoulière me cisaille l’épaule, quelle idée de charger au moins cinq kilos dans une besace alors que j’ai un sac à dos ? Quand la journée part comme ça… On ne m’y reprendra plus aux visites de courtoisie. Je vais punir monsieur Roger par mon absence. Dire qu’ils me manquaient ! J’ai eu finalement autant besoin d’eux qu’eux de moi, pendant cette année que nous venons de traverser, et je me suis apparemment montrée trop faible.

C’est beau. Tapis de fleurettes, tendres bourgeons. Les sales gosses piétinent toute cette délicatesse en courant après un ballon. Maison/école/maison, pour eux aussi, c’est dur. Ils sont tellement contents de se retrouver libérés de leurs parents qu’ils vivent leur vie. Je ne pensais pas voir ici tant de gens de la résidence. Sofia Bédia, la fille de Khadija, et Raphaël, des Dublanc, se précipitent :

— Tu joues ?

Les adultes à côté de moi se moquent. C'est toujours moi que leurs gamins entreprennent. Le choix est cornélien... Pas deux minutes que je suis là et j’ai déjà subi : les Covid longs, les tests négatifs, la cousine Régine, le papy Henri et la marraine Germaine. Les entendre encore parler du virus, de ce qu’ils font tout bien et que les autres ne font pas ? Ou me défouler ? D’accord, je joue.

— Ouais ! Elle est avec nous !

— Non, avec nous ! C’est pas juste, sinon !

— C’est moi qui ai demandé d’abord !

Une voix dans mon dos :

— C’est vrai, c’est pas juste, je vais me mettre dans l’autre équipe.

— Ouais !!! Jo-seph ! Jo-seph !

— C’est pas juste, on a plus de filles !

Je tranche en récupérant le ballon des mains du petit Dublanc :

— Allez, on joue, on va voir c’est qui les filles.

Au bout de deux minutes, j’ai marqué deux buts, et Joseph quitte le maillot. Il se contente de faire l’essuie-glace d’un bout à l’autre du terrain dans l’espoir de délivrer une passe dèce, tandis que moi, ranafoot, je pilonne de loin la cage adverse à chaque fois que j’ai la balle. Frappe de bâtard à la Pavard. OK, j’avoue, je marche au challenge, et le pauvre môme qu’ils ont mis comme gardien est une passoire. Un de mes tirs termine évidemment dans le décor. Grand Seigneur, je me dévoue pour fouiller les buissons remplis de toiles d’araignées. À quatre pattes.

Je l'ai !

— Ouah, t’es trop forte ! s’extasie Émilienne, la fille de Charlotte et Sandrine.

J'éjecte le ballon vers l'arrière et pivote. Les mirettes de Joseph, en zoom sur mon cul offert à l'assistance. Il fait un arrêt sur image, la bouche ouverte. Ne m'avait-on pas affirmé qu'il donnait dans le callipyge ? Je ne suis pas la seule à remarquer l'incongruité de la situation : Cécile lève le pouce, de loin, avec une grimace rigolarde.

Assez rapidement, j’ai faim et mal partout. Ne fais pas ton asociale… En définitive, avec l’alcool, ça passe, la compagnie. Je n’ai plus contemplé autant de bouteilles tirées des sacs depuis mes randos en raquettes en Autriche, et encore dans les Alpes, il fait froid. Aujourd’hui, on ne réchauffe pas les corps mais les cœurs. Faut ce qu’il faut.

Soit que le sujet soit épuisé, soit que les supputations stériles les aient lassés, la conversation dévie enfin. C’est moi ou l'époque décomplexe incroyablement les gens ? Ils piétinent allégrement mes plates-bandes : marivaudage et allusions salaces. Très sympa, somme toute. Quand je les quitte, nous sommes contents de nous, de la journée, de nos amis. Je n’ai plus de poids dans mon sac, mais la distance reste la même à parcourir, l’équilibre branlant corrigé d’une légère euphorie. Je me sens requinquée. J’adresse un dernier signe à Céline depuis la grille du parc. Elle me répond, et… Joseph aussi, avec un clin d’œil.

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